La Dette publique, amie ou ennemie ?

Les Explications du Pr. Philippe Bacchetta

Introduction

Pas un jour ne se passe sans qu’un média ne remette la dette publique sur le tapis. Durant les trois dernières décennies, le ratio dette/PIB des principales économies européennes ainsi qu’aux États-Unis a drastiquement augmenté, et ce, plus particulièrement depuis la crise financière de 2008.

La forte période de croissance, le mauvais timing des politiques fiscales ainsi que la libération de la dette sur les marchés financiers internationaux du début des années 90 sont des éléments clés pour comprendre les niveaux atteints aujourd’hui. De plus, les intérêts sur ces titres coûtent cher aux États. En France par exemple, ils se sont élevés à plus de 46,1 Md€ (frais compris) en 2016.

Du côté académique, un bon nombre d’économistes se sont intéressés à la hausse des dettes publiques et à leur stabilisation en particulier. Par exemple, Lizzeri (1999) illustre cette question à travers un jeu de Blotto à deux périodes et ne trouve pas d’autre équilibre qu’un niveau d’endettement maximal. La compétition entre politiciens (modèle avec incertitude) a conduit Tabellini et Alesina (1990) aux mêmes conclusions que Lizzeri. Finalement, Alesina & Drazen (1989) expliquent pourquoi les politiciens retardent la stabilisation de la dette publique avec un modèle de la théorie des jeux « War of attrition ».

Nous abordons dans cette interview les risques et inquiétudes provoqués par la dette publique en Europe et la politique de la dette en Suisse. Nous remercions le Pr. Philippe Bacchetta qui a accepté de répondre à nos questions sur le sujet. Cette interview est structurée en quatre parties :

1) La dette en général

2) Les risques

3) Les solutions

Nous terminons l’interview avec un sujet de commerce international des plus préoccupants :

4) La dette dans les pays africains au 21ème siècle

L’interview

1. La Dette en général

Pourquoi une économie s’endette-t-elle systématiquement ?

Le Pr. Bacchetta répond logiquement à la question en soulignant que la dette publique permet d’une part une charge fiscale plus petite et d’autre part de plus grandes dépenses publiques.

A qui profite la dette publique sachant par exemple que les dépenses publiques sont stables en France depuis 30 ans ?

Le Pr. Bacchetta aborde la question de la façon suivante : « De manière générale, difficile à dire car il faudrait imaginer ce qu’il se passerait s’il n’y avait pas d’augmentation de la dette publique, est-ce qu’on augmenterait les impôts des riches, des classes moyennes ou des pauvres […] ou bien est-ce qu’on devrait couper sur les prestations sociales ».

Nous lui demandons ensuite si l’augmentation récente de la dette publique ne profitait pas davantage aux riches qu’au grand public à travers divers allègements fiscaux. Pour illustrer la question, il répond à l’aide d’un exemple : « Aux États-Unis c’est typiquement le cas, Trump fait baisser les impôts sur les riches, cela fait augmenter la dette, donc dans ce cas-là, l’augmentation de la dette est clairement un avantage pour les riches qui paient moins d’impôts ».

Il affirme par ailleurs que cela dépend aussi de ce qui est financé par la dette et évoque l’achat d’avions militaires qui peut être considéré comme une dépense publique. Il ajoute qu’il reste à savoir qui en bénéficie dans ce genre de cas et qui aurait dû payer sans émission de dette.

Comment expliquer une telle augmentation dans les pays européens ?

Le Pr. Bacchetta déclare : « L’augmentation est surtout après 2008 avec la crise financière et la récession, moins de revenu et plus de dépenses sociales. […] typiquement après les crises financières, on a toujours une augmentation de la dette ».

Est-ce que les dettes publiques européennes continueront d’augmenter à l’avenir ?

« Cela dépend de la situation économique. […] Si c’est un simple ralentissement de l’activité économique, on peut penser que les dettes publiques vont se stabiliser. Si l’on entre dans une récession, on peut imaginer que les dettes ne vont pas diminuer et pourraient même augmenter ». Par ailleurs, il ajoute : « Il y a une volonté de soit stabiliser soit diminuer. Si l’on a de la croissance cela va être possible.»

Cependant, il ajoute que de vouloir réduire la dette dans tous les cas de figures est erroné comme pour la Suisse par exemple.

Qui détient la dette ? Et est-ce que la souveraineté d’un État est potentiellement mise en jeu ?

Le Pr. Bacchetta signale que la dette publique est détenue en partie par des intermédiaires financiers et des banques mais que cela dépend du type de dette en question. « Il y a la dette plus sûre et la dette moins sûre. Tout le monde veut détenir de la dette allemande et personne la dette grecque ». Cela dépend donc aussi des risques liés à l’économie du pays en question.

Il explique ensuite que certains types de dette sont achetés par les banques centrales mais pas les plus risqués. Il résume en affirmant que c’est un mélange diversifié de détenteurs des secteurs privés et publiques, incluant fonds de pension et d’investissement.

Concernant la souveraineté, il répond « Si la dette est faible, il y a peu d’impact des investisseurs, si la dette est élevée, les investisseurs sont peut-être plus nerveux par rapport à la situation du pays. Les investisseurs arrivent à avoir une influence à travers la prime de risque et donc sur le taux d’intérêt que paie le pays. Dans ce sens, cela peut affecter –pas forcément la souveraineté– mais le fonctionnement du pays. Cela peut mettre la pression pour avoir des politiques peut-être plus restrictives si les investisseurs internationaux se préoccupent de la santé du pays ».

La Suisse est-elle en train de réaliser une belle performance en comparaison avec l’international ? Le frein à l’endettement est-il ”la solution” ?

« La dette faible des dix dernières années est due en grande partie au frein à l’endettement. Maintenant est-ce que c’est exemplaire ou pas, on peut le voir de deux manières, à savoir est-ce que le verre est à moitié vide ou à moitié plein. Une manière est que la dette ne soit pas trop élevée, moins élevée que l’Italie ou le Japon, dans ce sens c’est positif. […] Par contre, diminuer la dette après une récession avec une faible activité économique, cela montre un zèle excessif qui n’est pas du tout optimal ni exemplaire. C’est une erreur et une mauvaise politique fiscale ».

A notre question « pourquoi un niveau de dette plus élevé serait plus serviable ». Le Pr. Bacchetta répond : « Dans la réaction par rapport à la crise de 2008, les revenus baissent, les dépenses augmentent et dans tous les cas de figures la dette a tendance a augmenter de manière naturelle s’il n’y a pas de politique spéciale. Dans le cas de la Suisse, le frein à l’endettement implique de l’austérité fiscale. […] C’est donc cette austérité fiscale qui n’est pas désirable lorsque l’on a une croissance très faible […] ou qu’on ne peut pas utiliser la politique monétaire car les taux d’intérêt sont déjà à leur minimum ».

2. Les Risques

Quel sont les coûts et les risques d’une dette publique élevée ?

Pour commencer, le Pr. Bacchetta avance : « S’il y a énormément de dette, cela risque d’attirer l’épargne créant un effet de « crowding out » donc l’épargne est attirée vers la dette du gouvernement au lieu d’investissement productif, ce qui peut avoir un effet négatif sur l’investissement. Mais comme vous l’avez appris dans les cours, si le gouvernement peut placer sa dette sur les marchés internationaux cet effet est faible parce que s’il y a de la demande pour la dette, cela ne va pas forcément affecter l’investissement. Donc tant que les investisseurs sont prêts à acheter la dette à un taux d’intérêt raisonnable, il n’y a pas de problème ». Cependant il évoque les complications suivantes : « Quand la dette devient risquée ou qu’elle devient tellement grande qu’il y a des problèmes à la rembourser ou simplement payer des taux d’intérêt, cela implique une possibilité de défaut, d’augmentation des taux d’intérêt et des charges et bien sur des pertes pour les investisseurs en cas de restructuration ».

Cependant, il souligne par ailleurs qu’il faut atteindre des niveaux de dette publique très élevés couplés avec des problèmes structurels pour rencontrer de tels cas de figure. Par ailleurs, il ajoute qu’en Europe, la plupart des pays n’en sont pas encore à ce stade.

Nous questionnons ensuite le Pr. Bacchetta sur le cas de la France et l’Italie. Il déclare : « Pour la France je pense que l’on en n’est pas encore là, il y a encore de la marge […] Il y a encore la confiance que le secteur public puisse payer les taux d’intérêt et stabiliser la dette, voire la diminuer ». Concernant l’Italie, le constat semble plus pessimiste : « En Italie c’est différent car la dette est déjà plus élevée et l’économie italienne ne va pas bien. Il y a donc un risque pour l’Italie. […] Si on a de la croissance ce n’est pas si grave, mais en Italie cela fait 10 ans qu’il n’y pas vraiment de croissance avec une dette énorme. Avec l’Italie on est à la limite du dangereux ».

Il confirme par ailleurs qu’un nouveau choc financier tel que 2008 augmenterait à nouveau les dettes publiques mettant la pression sur le marché de la dette et que l’issue des dettes publiques dépendrait notamment de la confiance des investisseurs dans chaque pays et pourrait potentiellement pousser certains pays dans des « zones de crise » du même genre que la Grèce en 2008. Cependant, il faudrait un très gros choc (probabilité faible) pour que des économies telles que la France et les États-Unis soient face à un tel scénario.

Est-ce que la population des pays très endettés a des raisons de s’inquiéter ?

Il assure directement que « oui, on a vu l’exemple de la Grèce. Si l’Italie a un problème avec sa dette publique, ils vont devoir augmenter les impôts ou couper les dépenses ». Par ailleurs, il mentionne qu’un ratio de dette publique de moins de 100% du PIB est raisonnable pour une économie développée et qu’il est important de tenir compte de la dette nette (dette du gouvernement moins les actifs) et non de la dette brute. C’est pourquoi un chiffre absolu de la dette brut n’est peut-être pas toujours une bonne référence.

La dette est-elle un fardeau pour les générations futures ?

« Non, tant qu’il y a une demande pour les obligations de l’Etat, il est possible de refinancer la dette. Par conséquent, ce n’est pas un fardeau pour le futur du moment qu’il n’y a pas besoin de la repayer. Donc un pays qui a une dette raisonnable, disons 50% du PIB, n’aura jamais besoin de la repayer ». Il ajoute que les générations futures seront plus riches. Par exemple. 100 milliards de dette publique aujourd’hui sera beaucoup plus facile à repayer par les générations futures. La dette publique est donc, en quelque sorte, une redistribution naturelle des plus riches aux plus pauvres au cours du temps, ce qui est « normal » car les infrastructures ou les routes que nous utilisons aujourd’hui profiteront aussi aux générations futures.

Les dettes publiques sont-elles donc moins inquiétantes que ce qui est relaté par la presse ?

« On ne peut pas généraliser mais le fait de vouloir réduire la dette publique dans tous les cas de figure est erroné. En Italie on veut diminuer la dette car on s’approche de la limite mais en Suisse c’est le contraire. […] Il est coûteux de diminuer la dette et on l’ignore souvent. Dans certains cas, cela vaut la peine mais dans la plupart des pays ce n’est pas le cas. Par exemple, aux États-Unis il y a beaucoup de soucis quant au niveau de la dette mais davantage pour des raisons politiques plutôt qu’économiques ou alors c’est qu’ils ne comprennent pas bien les mécanismes économiques ». Au vu des déclarations précédentes, le Pr. Bacchetta ne diabolise pas les dettes publiques comme le fait souvent la presse et estime qu’en dessous de 100% du ratio dette/PIB il est raisonnable de ne pas trop s’inquiéter.

La Suisse, la dette et la trappe à liquidité

Dans son article « La Dette publique suisse est-elle trop faible ? », le Pr. Bacchetta analyse le rôle de la dette publique dans une situation où la Suisse se retrouve dans une trappe de liquidité. Sur cet aspect il répond : « La trappe à liquidité n’est pas forcément causée par la politique de dette mais effectivement, la dette publique Suisse est très demandée car c’est un actif sûr et liquide qui permet d’épargner à court terme. En plus, il y a une forte demande au niveau international pour ce genre d’actif. Et donc en diminuant cet actif, on réduit ce service pour les gens en Suisse et pour les investisseurs internationaux. De plus, dans une situation de trappe à liquidité, en diminuant la dette, on rend les choses pires. La Suisse en augmentant la dette pourrait plus facilement sortir de la trappe à liquidité. Au contraire, en la diminuant, cela met une pression à la baisse sur les taux d’intérêt et avec une dette plus élevée ce serait plus facile de sortir des taux d’intérêt négatifs ».

3. Les Solutions

Faut-il résorber la dette dans les pays endettés ?

Le Pr. Bacchetta avait déjà précisé lors des questions précédentes que cela dépend en grande partie du pays et de son contexte économique et politique. Il ajoute « il y a des pays très pauvres pour lesquels c’était optimal de résorber la dette et ils l’ont fait. Il y a certains pays qui clairement avaient une dette tellement élevée qu’ils n’auraient jamais pu la repayer et donc là c’est optimal de pardonner une partie de la dette ». Il cite aussi l’exemple de la dette grecque : « Le FMI ne rachète pas la dette publique grecque, il prête à la Grèce pour qu’elle puisse repayer une partie de sa dette en attendant qu’elle prenne d’autres mesures ou qu’elle trouve d’autres solutions. Le FMI est là pour aider dans la transition mais effectivement ce n’est pas une solution car les prêts sont purement provisoires. Il faut donc que soit la Grèce arrive à se restructurer et à rembourser sa dette, soit que les investisseurs soient prêts à prendre des pertes ».

Quelle politique en matière de dette publique la Suisse devrait-elle adopter ?

Nous posons cette question en faisant le parallèle à l’article du Pr. Bacchetta mentionné auparavant qui propose par ailleurs de créer un fonds souverain financé par de la dette publique. Il en explique l’intérêt ainsi : « L’idée est basée sur le fait que la dette publique Suisse puisse émettre à un taux d’intérêt négatif, la Suisse pourrait bénéficier de ce taux et l’investir à taux positif en utilisant la marge comme revenu fiscal. Simplement pour profiter des taux d’intérêts, ce serait une manière d’augmenter la dette Suisse sans forcément augmenter les dépenses publiques, ce qui serait une manière plus saine d’augmenter la dette et d’en tirer une marge et un revenu pour l’État ».

Cependant, il souligne que cela ne doit pas être fait excessivement pour ne pas augmenter les taux d’intérêt trop rapidement. Par conséquent, il ajoute que « l’idée de pouvoir augmenter les taux est aussi bénéfique pour la Suisse car cela permettrait aussi d’utiliser la politique monétaire ». Cependant, s’il confirme que la mise en place doit être faite de façon très minutieuse, il confie aussi que son idée n’a pas reçu de support politique.

4. La Dette dans les pays africains au 21ème siècle

La nouvelle route de la soie développée et entreprise par l’empire du Milieu de l’Asie à l’Afrique en passant par l’Europe questionne fortement l’Occident. Certains exemples, comme le Port de Hambantota au Sri Lanka qui, faute de remboursement est loué à la Chine pendant 99 ans, ont provoqué une vague d’indignation. Les pays en voie de développement sont, pour certains extrémistes, en train de subir « une nouvelle forme de colonisation ». Cependant, les capitaux étrangers ont grandement manqué en Afrique lors des dernières décennies, l’Occident n’a-t-elle pas elle non plus sa part de responsabilité ?

Le point de vue du Pr. Bacchetta : « Le rôle croissant de la Chine est dangereux et cela vient en partie du fait d’un rôle trop passif des organisations multinationales et inclut aussi le rôle des États-Unis. Les investisseurs Chinois sont malins et agressifs et profitent de la situation en prêtant à certains pays Africains qui voient uniquement les intérêts à court terme. À moyen terme, la Chine va arriver à mettre des conditions fortes et à s’implanter dans certains pays.

Donc ce ne sont pas uniquement des prêts financiers mais c’est relié à toute une politique stratégique en Afrique et je pense que les organisations multinationales créent des conditions qui facilitent cet aspect ».

Les dirigeants africains défendent les investisseurs chinois car ils apportent des flux de capitaux importants mais aussi parce qu’ils en comprennent les enjeux

Le Pr. Bacchetta affirme premièrement que ces investissements chinois ne viennent certainement pas sans conditions ni implications « à moyen terme ce n’est pas clair, ils vont peut-être devenir dépendant de la Chine ou bien la Chine va peut-être à un moment donné décider de se retirer, ce qui peut créer des crises dans ces pays. […] Je comprends tout à fait que les dirigeants africains se réjouissent de ces investissements mais si cela se faisait à un niveau plus contrôlé au niveau multinational ce serait mieux. Cependant, ceci est un problème de gouvernance internationale ».

Une dernière chose à ajouter ?

Il recommande en extra un petit article de Blanchard sur le niveau de la dette qui signale que, dans l’état actuel des choses, les taux d’intérêt sont plus bas que les taux de croissance. Dans ces conditions, la dette peut augmenter de manière indéfinie et il n’y a, par conséquent, aucune raison de vouloir diminuer la dette. Cela rejoint en partie les explications du Pr. Bacchetta données au cours de l’interview.

Nous remercions cordialement le Pr. Philippe Bacchetta, chargé des cours « international money and finance » (Bachelor) et « international macroeconomics » (Master) à la HEC de Lausanne, pour cet entretien.

Lorain Fornerod