La technologie serait-elle la plus grande féministe ?

“If you wonder like why is your drain board on the left and your rinse hose on the right that’s because Christine Frederick figured out that it was the most efficient way to design the sink”. J. Greenwood

Le sujet

Au cours des dernières décennies, nous avons vécu les changements technologiques les plus révolutionnaires de l’histoire de l’humanité. Des téléviseurs à tubes cathodiques jusqu’à l’avènement d’internet, notre génération sera probablement la dernière à reconnaître un walkman, un bottin téléphonique ainsi qu’une cassette VHS. Les conséquences sociales et économiques de ces découvertes sont énormes. Elles ont non seulement forgé notre train de vie de tous les jours comme nous le verrons dans cet article, mais se répercutent aussi sur le fonctionnement même de notre société. Il est évidemment impossible de s’intéresser à tous les effets qu’eurent ces inventions sur le monde que nous connaissons aujourd’hui. Par conséquent, cet article se focalise sur un facteur global qui résulte des avancées technologiques du XXe siècle : l’émancipation des femmes mariées sur le marché du travail.

Pour ce faire, cet article présente la recherche du professeur Jeremy Greenwood en résumant une conférence qu’il a tenu aux Etats-Unis à l’université de Pennsylvanie ainsi qu’un papier de recherches écrit en collaboration avec A. Seshadri, M. Yorukoglu intitulé « Engines of Liberation ». Selon l’avis du Pr. Greenwood, on a souvent tendance à majoritairement attribuer l’augmentation du taux de participation des femmes mariées américaines sur le marché du travail aux mouvements féministes des 60’s & 70’s et notamment aux icônes qui l’ont porté telle que Gloria Steinem. Cependant, il propose un autre angle de vue plus économique et purement mécanique que les auteurs appellent « consumer goods or household revolution ». À souligner que les auteurs ne remettent nullement en question la contribution certaine à l’émancipation des femmes, des mouvements féministes, du changement des normes sociales ainsi que la réduction des inégalités homme-femme. Ils qualifient ces avancées sociales comme étant « l’essence » de l’émancipation. Par ailleurs, ils suggèrent simplement que l’élément déclencheur est étroitement lié à des facteurs économiques plutôt que sociales et notamment la seconde révolution industrielle.

Le constat de départ

En 1900 aux États-Unis, seul 5% des femmes mariées actives participaient au marché du travail américain. Ce ratio a fortement augmenté et se situe à près 68% en 2017 tout secteur confondu (Bureau of Labor Statistics). Jeremy Greenwood affirme par ailleurs que la moitié de l’augmentation totale fut observée avant 1970 et par conséquent, avant les mouvements féministes modernes (ne commentant pas la première vague de féminisme et notamment le droit de vote des femmes de 1920 aux USA). La question de recherche se présente ainsi : quel est donc le facteur à l’origine de la libération des femmes sur le marché du travail ?

L’hypothèse

L’hypothèse de départ adressée par les auteurs est très simple : Et si l’émancipation des femmes mariées sur le marché du travail était causée par une réduction, due aux progrès technologiques du XXe siècle, du temps consacré aux tâches ménagères ?

L’entrée en masse sur le marché des appareils ménagers, couplée à une rapide diminution de leurs prix ainsi que l’accès à l’eau courante et l’électricité, a permis aux femmes de cette époque d’économiser un temps considérable de « travail à la maison » (Figure 1).

Plus en détail, en 1947, on prêta à une femme une machine à laver, un séchoir ainsi qu’un fer à repasser électrique. Comparé à la méthode manuelle, elle est passée de 8h de travail ménager pour un processus de lavage complet à moins de 2h30.

De plus, équipée d’un podomètre, les chercheurs ont constaté que son nombre de pas étaient passés de 3122 à 333 grâce aux nouveaux outils. Greenwood ne s’attribue pas cette découverte car cette hypothèse fut déjà adressée par Christine Frederick qui a grandement optimisé les processus des tâches ménagères et Thomas Alva Edison qui affirma en 1912 :

“The housewife of the future will be neither a slave to servants nor herself a drudge. She will give less attention to the home, because the home will need less; she will be rather a domestic engineer than a domestic labourer, with the greatest of all handmaidens, electricity, at her service. This and other mechanical forces will so revolutionize the woman’s world that a large portion of the aggregate of woman’s energy will be conserved for use in broader, more constructive fields”.

Globalement, le temps consacré aux tâches ménagères est donc passé de 58h au tout début du XXe à 18h en 1975 (Figure 3).

Par conséquent, ce gain de temps immense à potentiellement boosté la libération des femmes de l’époque et augmenté leur taux de participation sur le marché du travail.

Résultat

L’article de Greenwood et al avance, à l’aide d’un « Beckerian » modèle, que, ceteris paribus, sans la seconde révolution industrielle, à l’état stationnaire, seul 20% des femmes travailleraient en 1980 si le processus des tâches ménagères n’avait pas connu une telle évolution. Par ailleurs, dans le modèle le plus complet de l’étude, en intégrant les nouveaux appareils, 51% des femmes seraient sur le marché du travail à l’état stationnaire. Ce dernier chiffre se rapproche donc de la réalité. Par conséquent, ils démontrent que l’introduction des nouvelles technologies ménagères représentent plus de la moitié de l’augmentation observée dans le taux de participation, le reste étant dû à la réduction de l’écart des inégalités entre hommes et femmes. Il est impossible de savoir quand aurait eu lieu l’émancipation logique des femmes sur le marché du travail sans ces progrès technologiques, mais ce qui est sûr, c’est que ces derniers furent l’élément déclencheur majeur. L’auteur conclut sa brève conférence par :

“So when you go home tonight and put your coffee cup into your sink, remember that Christine Frederick has probably influenced your daily life maybe more than any other woman even though she is virtually an unknown name for most people”.

Lorain Fornerod

En savoir plus

Vidéo de J. Greenwood sur la libération des femmes : “60-Second Lecture: Women’s Liberation: An Economic Perspective”, https://vimeo.com/139497667

Greenwood, J., Seshadri, A., & Yorukoglu, M. (2005), « Engines of liberation », The Review of Economic Studies, 72(1), 109-133.