Je suis Spinoziste partie III Frédéric Lordon : Capitalisme, Désir et Servitude : Marx et Spinoza

Baruch Spinoza est certainement un des philosophes les plus influents de l’histoire de la pensée moderne. Voici une initiation à la pensée de Spinoza, qui, je l’espère, vous fera découvrir une pensée unique en son genre et, qui, peut-être, vous fera clamer avec ardeur : Je suis Spinoziste !

Attention ! Pour une bonne compréhension de l’article suivant il est nécessaire d’avoir lu la première et la deuxième partie de « Je suis Spinoziste » !

Dans cette troisième et dernière partie, nous allons tenter d’étudier l’œuvre de Frédéric Lordon « Capitalisme, Désir et Servitude. Marx et Spinoza. » qui reprend les thèses spinozistes pour les appliquer au monde de l’économie. Je vous recommande fortement de lire cet ouvrage, complexe et complet dont je ne traiterai ici que les grandes lignes.

L’économie : une science sociale

Frédéric Lordon, économiste et philosophe, est directeur de recherche au CNRS. Formé, entre autres, à HEC Paris et l’EHESS (École de Hautes Études en Sciences Sociales), il fait partie du collectif « les Économistes Atterrés », association regroupant des chercheurs, universitaires et experts en économie qui « souhaitent vivement voir l’économie se libérer du néolibéralisme. ».

Bien qu’économiste de formation, Lordon se positionne à la limite entre l’économie et la philosophie. C’est d’ailleurs dans cette démarche qu’il affirme que l’économie aurait impérativement besoin de philosophie, car elle croit trop en un idéal de science dure et ne veut pas être mélangée avec les autres sciences sociales. Cette « ambition épistémologique démesurée » lui fait oublier qu’elle fait pourtant partie des sciences sociales notamment par son usage de concepts, présent aussi en sciences sociales.

Mais pourquoi, alors, mélanger économie et philosophie ? Pour Lordon c’est parce que la philosophie se place en productrice en chef des concepts, utilisés par les sciences sociales et donc par l’économie.

Pour Frédéric Lordon, les sciences sociales, dont fait donc partie l’économie, sont forcément issues d’une réflexion politique. Il ne faut pas croire qu’elles sont une science neutre, parfaitement objective. Même ceux qui se réclament neutre sont biaisés, et même parmi les plus biaisés.

De plus, selon Lordon, la pensée économique dominante se veut essentiellement rationnelle, elle n’a jamais voulu prendre en compte l’humain que sous cette forme rationnelle et optimisatrice, comme si nous vivions dans un monde vide de passions et d’émotions.

Un monde d’affects

C’est justement dans cette optique-là que Frédéric Lordon dans son ouvrage, « Capitalisme, désir et servitude » utilise la philosophie de Spinoza, mais aussi l’œuvre de Marx, pour tenter d’expliquer les rapports d’affects présents dans le capitalisme.

Pour ce faire, il utilise, entre autres, trois concepts clés chez Spinoza que nous avons vu précédemment : le conatus, le désir, et les affects.

Pour Lordon, nous vivons dans un monde d’affects. L’économie ne fait pas exception, il suffit de voir les engouements de la mode, la folie des grandeurs entrepreneuriale, une salle de marché avec des traders hystériques et bien d’autres exemples, pour s’apercevoir que notre société est une société d’affects et de passions.

Le conatus de Spinoza, c’est-à-dire cet effort pour persévérer dans son être, est pour Lordon la dominante universelle de ce monde.

« Car le conatus est la force d’exister. Il est pour ainsi dire l’énergie fondamentale qui habite les corps et les mets en mouvement. Le conatus est le principe de la mobilisation des corps. Exister, c’est agir, c’est-à-dire déployer cette énergie. »

(Capitalisme, Désir et Servitude, p.17)

Ce conatus prend sa source dans le désir. « Exister, c’est désirer, et par conséquent s’activer-s’activer à la poursuite de ses objets de désir. » rajoute plus loin Frédéric Lordon.

Dans l’entreprise productive-capitaliste, certains acteurs, en en impliquant d’autres, vont chercher à réaliser, à développer leurs entreprises via des structures et des codifications juridiques.

Le désir-maître, c’est-à-dire le désir du patron, de l’entrepreneur, c’est ce qui caractérise l’entreprise, son but. Pour se faire, il est nécessaire d’embaucher d’autres individus, d’autres puissances d’agir. Ce rapport salarial, car c’est bien de cela qu’il s’agit, est donc basé sur l’enrôlement des désirs, puissances d’agir : les salariés, par le patronat qui va tenter de les faire tendre vers son désir-maitre : l’objectif de l’entreprise.

Cette capture, cet enrôlement du désir d’agir du salarié par le patronat pour le faire travailler dans le sens du désir-maitre est bien entendu un mécanisme inconscient, qui ne s’opère pas que dans le monde de l’entreprise.

Cependant il existe forcément toujours un écart entre le désir du travailleur et celui du patronat, un écart entre le désir de chacun et le désir-maitre.

Cet écart, Frédéric Lordon le représente sous une forme trigonométrique, un peu à la manière dont Spinoza organisait l’ouvrage majeur de sa vie : l’Éthique.

(Capitalisme, désir et servitude, p.55)

Le vecteur D signifie ici le désir-maître du patronat. Le vecteur d quant à lui symbolise le conatus enrôlé de l’employé.

Lorsque D et d sont orthogonaux, c’est-à-dire qu’ils forment un angle droit, « le conatus est maximalement rétif et ne laisse aucune possibilité de capture au désir-maitre » (Capitalisme, Désir et Servitude p.55).

Lorsqu’au contraire, l’angle alpha entre D et d est nul, « la colinéarité est parfaite et l’alignement intégral : le désir enrôlé vit entièrement pour le désir-maitre ».

Ainsi plus l’angle alpha est grand, moins notre désir d’agir se fait capturer par le désir-maitre. Moins il est grand, plus nous épousons le désir-maitre de notre entreprise.

Pour Lordon, l’objectif du patronat, c’est d’atteindre l’équation alpha = 0, et ceci qu’elle que soit la nature de son entreprise. Il rajoute « l’entreprise néolibérale a jugé que alpha était toujours trop grand, elle veut maintenant qu’alpha soit égal à zéro. Alpha = 0 correspond très exactement à ce qu’un nombre croissant de travaux de sociologie des organisations mettent au jours sous la forme d’un projet de mobilisation totale des individus au service de l’entreprise. » (Capitalisme, Désir et Servitude p.58)

À contrario, être dissident avec le capitalisme, c’est d’essayer d’ouvrir un maximum cet angle alpha. La révolution, c’est de devenir orthogonale, c’est ce désalignement total avec le désir-maitre.

Des affects joyeux et l’amour du maitre

La captation du notre conatus par le désir-maitre est un processus d’imaginaire collectif dont nul n’a conscience. On veut donc rebâtir, remodeler les désirs et donc les affects du salarié à l’intérieur de l’entreprise.

Si, comme le dit Spinoza, le désir des individus est dirigé et déterminé par leurs affects, quels sont les affects qui les poussent à s’enrôler salarialemment ?

La réponse principale a cette question c’est l’amour du maitre. C’est-à-dire le désir du subordonné de rejoindre le désir du supérieur et de le réjouir et s’en faire aimer. « C’est d’être identifié par lui comme cause de sa joie. » (Capitalisme, Désir et Servitude p.97) Cet élément n’est que le premier de la servitude dans lequel nous entraine nos passions.

Pour se faire aimer, le maitre doit enrichir ses sujets, non pas avec de l’argent, mais avec des affects de joie. Parmi ses affects de Joie, se trouve la consommation de masse, qui nous offre l’espoir d’être réjouis par des biens matériels. Cependant comme le dit si bien Spinoza, certains affects, qui nous paraissent être des affects de Joie, ne sont qu’éphémères et extrinsèques et se transforme au bout d’un temps en affects de tristesse et donc en passions. La consommation de masse en fait bien évidemment partie.

L’un des autres moyens pour faire que le maitre soit aimé de ses sujets, et que leurs désirs soient alignés avec le sien est apparu beaucoup plus récemment dans le système capitaliste. Ce dernier a enfin compris le problème principal de la « Joie » consumériste : elle est extrinsèque. La grande stratégie du capitalisme va donc être de produire des affects de joie intrinsèques. « C’est-à-dire intransitifs et non pas rendus à des objets extérieurs à l’activité du travail salarié (comme les biens de consommation). C’est donc l’activité elle-même qu’il faut reconstruire objectivement et imaginairement comme source de joie immédiate. » (Capitalisme, Désir et Servitude, p.76)

Le système va donc mettre en avant « l’épanouissement et la réalisation de soi dans et par le travail ». C’est ainsi que l’on observe le développement dans des entreprises de Happiness Chief Officer ou encore de Chief fun Officer, où l’on met en avant le « bien-être » du salarié, son épanouissement dans le travail mais aussi l’esprit, l’âme de l’entreprise. Le salarié est un homme heureux qui se contente de son salariat. En préambule de son ouvrage, Frédéric Lordon cite une phrase particulièrement pertinente de Gilles Deleuze, philosophe français, « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. »

Aliénation et servitude passionnelle

Lordon reprend à nouveau Spinoza pour ajouter que cette servitude passionnelle, auxquelles l’humanité est en proie, a pour cause une méconnaissance des causes extérieurs, de nos passions, de nos affects. Ce qui fait que la flèche du conatus ne vise pas la bonne cible. En atteignant le désir-maitre, nous nous éloignons fortement de ce que nous désirons vraiment et de ce qui est vraiment bon pour nous. « Nous appelons bon ce que nous désirons. » disait Spinoza.

Comme nous venons de le voir, la vision de l’aliénation de Frédéric Lordon est fort différente de celle de Marx, pour qui le travail capitaliste crée une forme d’étrangeté envers soi-même. Pour Frédéric Lordon, le désir du subordonné de suivre le désir-maitre reste son désir, bien que celui-ci réduise sa puissance d’être, « la seule aliénation est celle de la servitude passionnelle, mais celle-ci est universelle et ne fait objectivement aucune différence entre les hommes. » (Capitalisme, Désir et Servitude p.101)

Il y aura-t-il une lutte ? Et faut-il lutter ?

Il est compliqué de lutter contre quelque chose qui génère quand même beaucoup d’affects de joie. L’idée serait déjà peut-être de déterminer si on est dans la classe des « joyeux » ou des moins, voire pas du tout « joyeux ». Lordon reprend et modifie ici un concept marxien : la lutte des classes. Contrairement à l’économiste allemand, Frédéric Lordon estime qu’il n’existe pas une lutte des classes mais une lutte des classes d’affects. La question étant de savoir si oui ou non le système nous offre des affects éphémères de joie, peu ou beaucoup etc. Certes nous avons été déterminés dans tout ce que nous faisons, mais il y a une grande différence entre un engagement joyeux et un engagement triste. Cependant il est important de préciser qu’il n’existe pas de dualité entre possession d’affects de Joie ou pas, c’est un continuum d’affects, du très triste au très joyeux voir presque pur.

Tous les humains sans exception subissent la servitude passionnelle. La grande différence reste les affects, sommes-nous joyeux ou sommes-nous tristes ?

Il n’existe pas non plus de différence entre les patrons et les employés, tous sont assujettis aux passions. La seule différence est que le cadre est matériellement du côté du salariat, et symboliquement du côté du capital. Ce qui crée un complexe d’affects d’adhésion joyeuses au capital. Tandis que du côté du salarié, ce dernier peut plus facilement ressentir cette tentative d’alignement, de captation de son désir par le désir maitre. Il va donc beaucoup ressentir des affects de Joie liés à l’entreprise. Ce qui peut le pousser à se révolter, à s’indigner. À nouveau, tout va dépendre de la structure dans lequel ce salarié évolue, plus l’entreprise sera axée sur une motivation extrinsèque, plus le salarié risque de ressentir des affects de tristesse, et vice et versa. La motivation intrinsèque, quant à elle, concerne le désir de chacun et mène donc vers des affects de joie, certes éphémères mais bien présents.

Le problème du système d’affects capitaliste, c’est que même si nous éprouvons des affects de Joie, notre désir sera toujours fixé par le désir-maître et notre puissance d’agir sera donc réduite.

La véritable question qu’il faudrait poser est la suivante : quelqu’un fait quelque chose qui nécessite d’être plusieurs, comment fait-il ?

Les solutions apportées par l’histoire sont hiérarchiques. Est-il possible de dépasser ce modèle et ainsi éviter de prendre des décisions collectivement sans passer par la violence hiérarchique de captation du désir ? Est-il possible d’accéder à une forme d’organisation démocratique, de collectifs d’action ?

Certains organismes le font déjà, comme par exemple une troupe de théâtre, qui souvent n’a pas d’organisation hiérarchique.

Cependant, est-ce que l’autogestion est le meilleur des mondes assuré, Lordon ne le croit pas. Spinoza nous dit que nous ne sommes pas égaux en désir et en puissance d’agir. Un désir premier fort risque toujours d’enrôler d’autres désirs dans le sien, quel que soit le système économique ou d’organisation de l’entreprise. Mais ce n’est pas parce que c’est le cas que nous ne pouvons pas faire en sorte qu’il y ait une forme d’égalité. L’égalité réside dans l’égale participation à la chose qui intéresse vraiment les travailleurs, même si cette chose n’est pas issue de leur désir mais d’un désir-maitre.

De plus, si le désir est la puissance de l’homme, alors il n’existera pas de société sans violence de captation de désirs, Frédéric Lordon va plus loin en disant que l’utopie d’une société sans violence est le passeport pour la société la plus violente qui soit. Cette violence peut prendre différentes formes, comme par exemple la violence symbolique mise en lumière par Pierre Bourdieu.

Pour lutter, il faudrait trouver un moyen d’effectuer et d’ouvrir nos puissances d’agir et ne pas les fixer dans un seul désir monomaniaque. Le progrès étant pour Frédéric Lordon de n’aller qu’en direction d’affects joyeux, « Si l’idée de progrès a un sens, il ne peut être que l’enrichissement de la vie en affects joyeux, et puis parmi eux, en ceux qui élargissent le champ des possibilités offertes à nos effectuations de puissance et les conduisant à s’orienter vers « le vrai bien » : « j’entends par là une vie humaine » ». (Capitalisme, Désir et Servitude p.203)

Jean Loye
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Sources :

Interview de Frédéric Lordon dans le cadre de l’émission « dans le texte » par Judith Bernard.

Partie 1 : https://youtu.be/yDsR0j4JLdM

Partie 2 : https://www.youtube.com/watch?v=u_CgyMe6Qd4

http://www.atterres.org/page/presentation

Capitalisme, Désir et Servitude. Marx et Spinoza ; Frédéric Lordon ; La Fabrique 2010