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Les rivières et l’océan : Petite introduction aux contes et fables de l’Inde

“Even in the most urbane and Westernized Indian households there exists, behind the prim exterior, another India. It lives in tales of passion and trouble, told to children by their grandmothers and servants as the dusk descends. Related in languages from Tamil to Kannada, the stories turn the diurnal hierarchy on its head: their heroes are beggars who are really gods and princesses forced to labor as servants. Consciousness gives way; the unconscious surfaces. The disciplines of the father tongues – the classical Sanskrit, the official and universal English – are imposed later in childhood, but Indian psyche is first swathed in the mother languages’ secret folds.”

A. K. Ramanujan

Les contes, les nouvelles, les histoires fantastiques et les fables font partie intégrante des nombreuses cultures du sous-continent indien. Toute langue et tout dialecte sont traversés par les innombrables fables et contes qui, de tout temps, ont foisonné en Inde. Toutes ces fables, ces histoires, ont un jour été orales, c’est pourquoi retracer la genèse de ces dernières est tâche impossible ; on se perdrait alors dans le temps, dans l’histoire d’une région comme d’une autre, à essayer de prêter oreille à ce qui se raconte au sein d’un foyer, de grand-mère à petits-enfants, dans une langue qui n’existe peut-être même plus.

Cependant, bien que cette nébuleuse orale ne nous laisse pas l’occasion de s’accrocher à quelque origine que ce soit, les fables et les contes ont toutes et tous été repris, à un moment ou à un autre, par la littérature. Et c’est peut-être bien là la véritable nature des fables et des contes, dont le propre est de s’étoffer, de se répandre ! Ces derniers contiennent quelque chose d’ancien, d’intemporel, tout en posant un regard sur le futur. Leur développement à travers l’histoire peut être comparé à celui du rhizome ; à chaque traduction, avec chaque auteur, à chaque nouvelle version et variante, la fable voyage dans le temps, jamais la même mais toujours fidèle à ce qu’elle fut, et continue son chemin, encore et toujours.

Encore aujourd’hui, certains fantômes ou créatures fantastiques, certains yogis farceurs, des princes vaillants, charmants ou… peureux et stupides, des princesses dont la beauté n’a d’égale que celle des Apsara – les danseuses célestes qui font rougir tant les mortels que les dieux – des guerriers courageux et des religieux malintentionnés parcourent toujours l’imaginaire indien, que ce soit au travers des comics de la seconde moitié du siècle dernier, des émissions télévisées pour petits et grands ou, avant tout, au travers du géant qu’est le cinéma indien, le Bollywood ! Nombreux films de Bollywood, d’aujourd’hui ou d’hier, mettent très souvent en scène des personnages et des histoires qui remontent à une histoire vieille comme l’Inde.

On l’aura compris, l’univers des fables et des contes indiens est un véritable océan. S’écoulant depuis la nuit des temps et se divisant – au fur et à mesure des itérations et des traductions, des versions et des goûts de chacune et chacun – en fleuves puis en rivières arrivant, encore aujourd’hui, jusqu’à nous et dont les lits ne sont pas près de s’assécher.

En parlant d’océans et de rivières, il est un océan en particulier, le Kathāsaritsāgara, qui contient deux histoires qui vont nous intéresser plus loin…

Le Kathāsaritsāgara où la volonté de faire somme

Derrière ce nom, que l’on pourrait traduire par l’Océan des Rivières de Contes, se cache une immense collection de légendes, d’histoires, de fables et de contes rédigés en sanskrit au 11ème siècle de notre ère par le compilateur et écrivain du Kashmir : Somadeva.

Pour faire simple, il s’agit d’une compilation de toutes les fables, tous les contes connus à cette époque au Kashmir. En se penchant sur la généalogie du texte, on est très vite confronté à un problème : Somadeva nous annonce qu’il n’en est pas l’auteur. L’auteur originel serait un certain Guṇāḍhya, dont l’œuvre s’appelait la Bṛhatkathā – la Grande Histoire – et qui aurait vécu entre le 2ème siècle avant notre ère et le 5ème siècle de notre ère. Aujourd’hui perdu, la Bṛhatkathā aurait été écrite dans une langue mystérieuse, la Paiśācī, quasiment inattestée et parlée par des démons, des goules : les piśācas ! La Grande Histoire, selon la légende, remonterait même au dieu Śiva, menant alors sa vie de sage sur le mont Kailash avec sa femme, la déesse Pārvatī ; ce dernier lui racontait alors des histoires à dormir debout, sûrement pour passer l’ennui d’une vie de couple divin…

Cette Grande Histoire, légendaire et aujourd’hui perdue, s’est retrouvée, au fur et à mesure que les siècles passaient – et au travers d’autres récensions, elles aussi perdues –, dans les mains de Somadeva qui entreprit alors d’écrire en sanskrit, la langue des lettrés, son Océan des Rivières de Contes. On est dès lors confronté à la réalité et à la nature des histoires et fables du sous-continent indien : des cours d’eaux dont on ne peut retracer l’origine, ni empêcher l’écoulement, un véritable foisonnement de versions, de traductions et de récensions qui se perdent dans l’histoire et finalement, une très longue histoire orale qui précède, et ce depuis la nuit des temps, les premières mises par écrit.

Au sein de cet Océan se trouvent deux Rivières qui vont nous intéresser ici : des histoires d’animaux et de politique, et un vampire plus que farceur.

Le Pañcatantra et l’éducation des princes

Un jour, un grand roi de l’Inde, accablé par la stupidité de ses trois fils, fit venir à sa cour un Brahmane, un homme de religion et lettré, afin qu’il enseigne à ses fils l’art de gouverner, mais pas seulement.

Ce précepteur s’appelle Viṣṇuśarman ; il est également l’auteur présumé du Pañcatantra, même s’il est probablement certain que ce dernier soit un personnage fictif.

Le livre – le traité, tantra, pour être exact – se décline en cinq livres de longueur inégale – le chiffre cinq se dit pañca. Le premier, le plus long, se présente comme la discorde entre les amis, la perte des amis ou le fait de causer la discorde entre des alliés ; le deuxième est celui de l’acquisition des amis, l’obtention d’alliés ; le troisième tourne autour du thème de la guerre et de la paix, notamment la guerre du corbeau et du hibou ; le quatrième est celui de la perte des gains acquis ; le dernier traite des actions inconsidérées, non réfléchies.

Le traité entier fonctionne selon la technique de l’emboîtement ou des tiroirs ; une histoire cadre, celle du précepteur et des idiots de princes, va contenir différentes sous-histoires – les différents livres vu ci-dessus – qui vont elles-mêmes contenir de nombreuses petites fables. Certaines de ces fables vont même jusqu’à contenir de nouvelles sous-histoires que les protagonistes vont se raconter entre eux !

En somme, le premier livre commence avec le Brahmane qui annonce aux princes le thème du premier livre ; le fait de causer la discorde entre des amis, des alliés. Le verset d’ouverture fait état d’une forêt dans laquelle vivaient un lion et un taureau qui s’adoraient plus que tout. Cependant, un chacal consumé par sa cupidité, réussit à causer la discorde entre les deux amis ! Les princes demandèrent alors comment cela avait bien pu se passer… Viṣṇuśarman commence alors la lecture du premier livre. Au fur et à mesure de l’histoire, les animaux protagonistes vont, eux aussi, narrer des fables à d’autres congénères – fables qui peuvent en contenir d’autres, vous l’aurez compris – créant un emboîtement d’histoires qui viennent chacune résoudre la précédente… et ainsi de suite.

Les protagonistes, quant à eux, sont tous des animaux. Chacun d’entre eux est alors anthropomorphisé, non pas dans l’apparence mais plutôt par ses sentiments, ses vertus, mais avant tout ses vices ! Au bénéfice de nos trois princes ignorants, le Pañcatantra n’est autre qu’un traité de politique. Derrière les histoires délicieuses, dont la finesse et l’humour sont un véritable régal pour les lecteurs et lectrices, et les proverbes dont la sagesse semble immémoriale, cette œuvre est complexe et ne cherche pas à réduire les complexités de la vie humaine, des stratégies politiques et des dilemmes éthiques à de trop simples solutions ; le Pañcatantra parlera aux différents lecteurs de différentes manières ! En effet, les recherches académiques au sujet de ce joyau de la littérature indienne débattent toujours au sujet des visées de ce dernier ; politique machiavélienne sans scrupules ou plaidoyer pour une conduite éthique et juste de ceux qui règnent ? La riche ambiguïté de ce texte fait que la question est toujours ouverte.

C’est peut-être bien là le secret du succès de cette œuvre qui fut traduite dans un nombre incalculable de langues, qui voyagea en Perse par le biais de traductions indo-persanes avant d’arriver en Europe. Jean de la Fontaine n’a-t-il pas lui-même exprimé sa dette envers la sagesse des fables de l’Inde ?

Le Vetālapañcaviṃśati ou les vingt-cinq contes du vampire

Drôle de nom qui veut simplement dire : les vingt-cinq contes du Vetāla, créature fantastique et terrible de l’univers indien que l’on a – mal – traduit par vampire !

Sans atteindre l’extrême popularité du Pañcatantra, les contes du vampire ne sont pas moins l’un des recueils de fables et de contes les plus fameux – et délicieux – de l’Inde ancienne. Toutes les versions, comme le Pañcatantra, présupposent un matériau originel aussi ancien que l’Inde elle-même mais on en retrouve la trace par écrit aux alentours du 11ème siècle. Il sera, comme le Pañcatantra, intégré dans l’Océan des Rivières de Contes.

Un jour, un moine mendiant – il s’agit plutôt d’un yogi – aux dons magiques se rend à la cour du roi Trivikramasena. Jour après jour, il lui apporte des fruits que l’on mettra simplement de côté ; un jour, on découvre la véritable nature des fruits : chacun d’entre eux contient une perle dont la valeur est inestimable ! Interrogé sur la nature d’une telle générosité, le yogi répondra qu’il cherche un service en retour ; le roi devra l’aider à mettre sur pied un rituel magique qui permettra à ce dernier d’acquérir des pouvoirs surnaturels. Cependant, pour ce faire, il faudra se frotter à un « vampire », un Vetāla qui loge dans le cadavre d’un homme pendu à un arbre au cœur d’un cimetière rempli d’ossements, de chacals et de bûchers funèbres…

Penchons-nous sur cette figure mystérieuse qu’est celle du Vetāla. Est-ce un suceur de sang à la Bram Stocker ou un séducteur, à la manière du conte Dracula de Francis Ford Coppola ? Le Vetāla indien est, selon le Monier-Williams – le dictionnaire sanskrit-anglais le plus utilisé – une sorte de démon, un fantôme, un esprit, un goblin ou un vampire qui occupe un corps humain. Il peut également s’agir d’un intendant du dieu Śiva. Bien, mais cela ne nous aide pas énormément. La Brill’s Encyclopedia of Hinduism nous apprend que ce sont des esprits enchanteurs, dangereux, qui habitent près des cimetières ; ils possèdent les corps, les réanimant pour les utiliser comme véhicules. Nous nous trouvons alors bien loin des suceurs de sang de Transylvanie ; les Vetālas sont une sorte de fantôme qui loge dans les cadavres, sans être forcément cruel. Le Vetāla est malicieux, souvent trompeur, mais peut également être serviable, comme dans nos vingt-cinq contes du vampire !

Mais qui est l’énonciateur des contes ? Il s’agit du Vetāla lui-même ! En effet, en essayant de ramener le cadavre possédé par ce dernier au yogi, le roi va se voir raconter une histoire par le fantôme logeant dans le corps qu’il porte sur l’épaule ! C’est le premier conte du recueil ; ce dernier se termine par une énigme à laquelle le roi est sommé de répondre sous peine de voir sa tête exploser ! Le roi ne peut s’empêcher de répondre et, en un claquement de doigts, le Vetāla et le cadavre dans lequel il a élu domicile s’enfuit et retourne dans son arbre ! Le roi doit alors s’en retourner le chercher et ainsi de suite… une nouvelle histoire passionnante du Vetāla pousse le roi à répondre à l’énigme de fin, faisant repartir la créature fantastique dans son cimetière. C’est ainsi que les différents contes sont agencés, il s’agit à chaque fois d’une histoire racontée par le cadavre sur l’épaule du roi.

Sans en dire plus, sous peine de révéler une fin dont le retournement de situation est particulièrement délicieux, notons que les contes du vampire sont une œuvre dont la popularité est immense ; largement traduite en de nombreuses langues vernaculaires ou européennes, cette œuvre qui a énormément voyagé nous frappe par sa beauté, sa finesse, mais également par son humour, son aspect fortement décalé, son ironie comme sa sensualité toute indienne et, parfois, sa tristesse. À cet égard, citons Louis Renou qui, dans son introduction à sa traduction française de l’œuvre, nous dit qu’en lisant cette dernière :

« L’indianiste y savoure un condensé de tout ce que l’Inde classique atteste en fait de mœurs, ou plutôt encore, de comportements humains résultants de mœurs et croyances. Mais le lecteur moins au courant des choses de l’Inde y prendra le plaisir, non moins vif, d’une narration bien menée, suffisamment piquante pour entraîner une curiosité qui ne fléchit pas. » (RENOU Louis, Contes du Vampire, Gallimard / Unesco, Connaissance de l’Orient, Paris, 1963)

En espérant avoir attisé une curiosité pour ces deux œuvres classiques de l’Inde, dont la richesse n’a d’égale que leur popularité en Asie ou dans le monde entier, n’oublions pas qu’il en existe des milliers d’autres qui sauront forcément parler à tout un chacun ! En revenant à cette métaphore du conte ou de la fable comme cours d’eau, on comprend mieux pourquoi des récits qui sont aussi vieux que l’Inde elle-même, se perdant dans une histoire orale insaisissable, sont encore aujourd’hui présents dans la bouche des grands-mères, sur le petit comme le grand écran, dans d’innombrables éditions pour petits et grands et, surtout, dans le monde entier !

Benjamin Meier
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