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Facebook, ou le coup d’état du contenu en ligne

L’Internet sur lequel nous naviguons quotidiennement est un univers en évolution constante, un paysage digital où naissent, s’épanouissent et s’effondrent des empires à un rythme effréné. Chaque nouveau projet tente tant bien que mal de capturer une audience d’internautes fidèles, pour tailler sa place parmi les géants, avant de tomber dans l’oubli – vous souvenez-vous de MySpace ?

Beaucoup respectent toutefois une idée fondamentale, celle d’une toile en libre-accès, où chacun.e est libre d’accéder au contenu publié en ligne. C’est donc une toute nouvelle économie qui régit ce monde : celle de ce que les anglophones appellent les Internet analytics. Ce terme désigne les données relatives à votre utilisation du site, souvent récoltées à votre insu. Lorsque vous naviguez sur un site, celui-ci vend aux publicitaires l’attention que vous portez à l’écran et garde une trace d’une panoplie de variables, telles que le temps que vous avez passé à naviguer, le contenu qui vous a plu, ou même la localisation de votre appareil. Plus ces données sont importantes, mieux le site peut personnaliser son contenu pour vous plaire, mais aussi vendre plus cher votre profil d’information aux parties intéressées par son analyse. L’attention des internautes est donc l’arbitre absolu de la survie et de la rentabilité d’un service en ligne.

Les statistiques des utilisateurs.trices dictent le type de contenu à produire par les sites qui cherchent une croissance soutenue. Toutefois, les géants de l’attention tels que Facebook ou Google détiennent le monopole de la récolte des données, et ont donc une influence incontestable sur la production de contenu en ligne. Peut-être avez-vous remarqué, dans les 5 ou 6 dernières années, une nouvelle tendance concernant les publications de médias à titre informatif, ou dits insolites. En défilant à travers votre fil d’actualité Facebook, vous tombez sur une vidéo au format carré, d’entre 2 et 5 minutes, comprise d’images fixes qui glissent lentement et de segments de vidéos, décorée de texte surligné par une couleur vive. Parmi les producteurs.trices de ce type de contenu, on trouve NowThis, un média d’actualités ; Food Insider, qui fait des vidéos sur la restauration ; ou encore The Dodo, dont le contenu est axé sur les vidéos d’animaux. Le format de ces vidéos, tant au niveau de ses proportions visuelles que de sa durée et de son rythme, est le fruit d’une recherche à tâtons visant à maximiser l’attention des utilisateurs.trices. Beaucoup de ces publications peuvent sembler avoir été produites machinalement, par une petite équipe vouée à les produire sans arrêt. Cette création continue est motivée par les chiffres distribués par Facebook, dont la part de marché de la publicité digitale américaine s’élevait à 25,2% en 2020[1]. Leurs données indiquent que les vidéos sont un des meilleurs moyens de conserver l’attention, et donc de générer du revenu à travers les publicités.

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Capture d’écran d’une vidéo de NowThis, postée sur Twitter

Saviez-vous qu’en 2015, les utilisateurs.trices de Facebook regardaient 8 milliards de vidéos par jour, représentant 760 années de visionnage[2] ? Ces chiffres faramineux sont une véritable promesse de succès pour celleux qui voudraient promouvoir leur propre contenu avant ou après une vidéo. Mais tout ce qui brille n’est pas or : d’après une plainte déposée en 2018, les estimations de Facebook auraient été exagérées pendant plus de deux ans, avant d’être corrigées en 2016[3]. En effet, le site aurait notamment exclu de ses calculs les vues d’une durée de moins de 3 secondes, ce qui aurait allongé le temps de visionnage moyen reporté. Officiellement, la divergence avait été immédiatement communiquée et corrigée après sa découverte, et l’exagération ne dépassait pas les 80%. Or, selon la plainte, l’inflation des chiffres se situait plutôt entre 150 et 900%, et Facebook s’était bien gardé de la communiquer. L’entreprise s’est évidemment déresponsabilisée des conséquences d’une telle fraude, en déclarant qu’elle ne vendait pas des placements de publicités en fonction du temps de visionnage. Elle a fini par régler l’affaire en payant 40 millions de dollars, destinés en majeure partie aux publicitaires[4].

Malheureusement, leurs chiffres avaient déjà causé des dégâts irréversibles au paysage médiatique en ligne : beaucoup d’entreprises, attirées par le succès invraisemblable du format vidéo, avaient déjà amorcé un brutal changement de cap. Le média Mic, par exemple, a licencié entre 20 et 30 rédacteurs.trices pour se réorienter vers la production de vidéos[5]. Les statistiques calculées par les médias ont cependant rapidement révélé la supercherie. Buzzfeed, qui avait misé sur le succès des vidéos, n’a pas pu accomplir ses objectifs en 2017 et s’est vu obligé de licencier 8% de ses employé.e.s[6]. En 2018, Vox Media a supprimé 50 postes, principalement dans sa division de production vidéo, en expliquant que « Facebook ne permet pas une monétisation viable de [leur] travail en vidéo »[7]. Cette convulsion se fait encore ressentir aujourd’hui, à travers les équipes de production qui ont su adapter leur contenu pour qu’il soit réellement rentable, mais aussi à travers la réorientation de plusieurs entreprises médiatiques, qui délaissent le format écrit en faveur de formats plus courts et engageants.

L’exemple de manipulation des vues par Facebook souligne la cupidité d’une plateforme qui cherche le contrôle du marché de la publicité digitale, mais il lève aussi le voile sur les dangers de cette économie de données et de statistiques. Survivre sur Internet signifie savoir s’adapter aux attentes des internautes, mais lorsque ces attentes sont communiquées par des chiffres, ceux-ci sont toujours biaisés par les intérêts de celleux qui les produisent. Si Facebook est capable d’asséner un tel coup aux médias émergents pour affirmer son influence dans un marché digital, qu’en sera-t-il des médias du futur, dont le succès pourrait dépendre entièrement de la plateforme ? À quoi ressemblera la communication médiatique de demain, si elle doit délaisser la qualité du contenu en faveur de sa popularité ?

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Kepler Warrington-Arroyo
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Sources:

Image source :  Biden Vows to Cut U.S. Emissions in Half by 2030 https://twitter.com/nowthisnews/status/1385912150418509831?s=21https://www.wsj.com/articles/amazon-surpasses-10-of-u-s-digital-ad-market-share-11617703200 https://techcrunch.com/2015/11/04/facebook-video-views/ https://www.theverge.com/2018/10/17/17989712/facebook-inaccurate-video-metrics-inflation-lawsuit https://fortune.com/2019/10/07/facebook-lawsuit-settlement-inflated-video-data-advertisers/ https://www.fastcompany.com/40455151/layoffs-hit-mic-as-digital-medias-great-video-pivot-of-2017-continues https://www.fastcompany.com/40501711/buzzfeed-layoffs-could-be-a-huge-bellwether-for-digital-media https://www.wsj.com/articles/vox-media-fires-about-50-employees-scales-back-on-social-video-1519229513