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La révolution européenne, Partie 2 : Un ordre nouveau

Cet article est le dernier d’une série de deux articles sur l’économie de l’entre-deux-guerres. Les deux articles, bien que traitant de sujets connexes, peuvent être lus indépendamment l’un de l’autre. Le premier volet est disponible sur ici.

« …l’organisation et les méthodes de l’art moderne du financement… n’ont guère été le fruit d’un plan longuement médité, mais sont, le plus souvent, la conséquence d’une intuition soudaine, quand ce n’est pas la suite imprévue d’une action pratique, dont le sens profond n’est découvert que plus tard. » Dr. Ernst Wagemann, Président de l’Institut Allemand de Recherches Économiques

L’entre-deux-guerres a été parcouru par deux évènements majeurs : le traité de Versailles et la crise de 1929. Nous avons abordé, dans la première partie, la crise financière et ses causes aux États-Unis. Celle-ci eut bien évidemment des répercussions en Europe. Mais n’oublions pas le traité de Versailles qui eut un impact considérable dans la diplomatie entre les États européens à cette époque. L’Allemagne, en particulier, fut fortement affectée par les clauses de ce traité. Les exigences économiques exorbitantes pressuraient l’Allemagne et conditionnaient sa politique économique.

Nous ne nous attarderons pas sur la question de la république de Weimar. Cet épisode de l’histoire Allemande est souvent discuté notamment sous son aspect économique. Nous avons tous en tête l’image de ces billets d’une valeur de 10 milliards de Mark ainsi que ces images d’individus promenant des brouettes remplies de billets pour aller acheter leurs moyens de subsistance les plus élémentaires. Dans un premier temps, au début des années 20, la politique des banquiers centraux allemands fut une politique d’inflation, inflation comprise dans son sens premier en économie, c’est-à-dire l’augmentation de la masse monétaire. Les banquiers se mirent à imprimer massivement des Mark en vue de rembourser les exigences de guerre. Ceci conduisit à une dépréciation jamais vue auparavant du Mark. L’hyperinflation connut son pic à la toute fin de l’année 1922.

Hjalmar Schacht, le « magicien »

Cet évènement plongea le peuple allemand dans une grande détresse. À cette misère se couplait l’humiliation du traité de Versailles, des affrontements politiques violents et incessants dans les rues entre corps-francs et spartakistes et la déprédation économique d’individus étrangers profitant d’un Mark extrêmement faible. C’est alors qu’en novembre 1923 un économiste ingénieux prit les rênes de la Reichsbank (la banque centrale allemande). Il s’agit de Hjalmar Schacht, qui jouera un rôle de premier plan les quinze années à venir. Nous lui devons déjà d’avoir contribué à stopper l’hyperinflation en imaginant le Rentenmark. Il s’agissait d’une toute nouvelle monnaie adossée sur un petit pourcentage de la plus-value générée par les détenteurs de capitaux (propriétaire d’industrie ou de biens immobiliers par exemple) et qui devait être reversé à l’État. Petit à petit, la population allemande commença à prendre confiance en cette nouvelle monnaie. Cette politique économique eut notamment l’effet de remettre en circulation des richesses thésaurisées par le peuple allemand depuis la guerre. L’hyperinflation se résorba avec l’arrivée de Hjalmar Schacht.

Schacht fût également un grand défenseur de l’Allemagne et un opposant farouche aux traités de Versailles et ses clauses jugées injustes à l’égard de l’Allemagne. Nous en apprenons davantage en nous plongeant dans l’autobiographie de cet économiste mais aussi diplomate remarquable. Effectivement, il ne cessa jamais de faire preuve d’un savoir-faire diplomatique qui lui permit d’obtenir des allégements sur les exigences du traité. Schacht nous apprend d’ailleurs que les Britanniques et les Américains furent les plus coopératifs alors que les Français farouchement anti-Allemands lui exprimaient beaucoup plus d’animosité. Alors que la France occupait la Ruhr pour y capter la production de charbon allemand en représailles d’une Allemagne incapable de payer les dettes de guerre démesurées réclamées, le plan Dawes était négocié avec les Anglo-saxons en 1924. Ce plan permettait de réévaluer la dette de guerre allemande uniquement en fonction des performances de l’économie allemande. Ainsi la république de Weimar n’était plus pressurée par une dette hors de portée.

La nécessité d’un renouveau

Qui plus est avec la disparition de l’hyperinflation, les investisseurs étrangers reprenait confiance et envisageait à nouveau de placer leurs capitaux en Allemagne. Ce fut le cas des Américains qui, comme nous l’avons vu dans la première partie, investirent de manière importante en Europe après-guerre en vue de sa reconstruction. À partir de 1925, une masse considérable de capitaux américains se déversèrent en Allemagne avec les conséquences que cela aura quand la crise de 1929 éclatera et que tous les investisseurs américains tenteront de retirer leurs capitaux. Cette crise qui fut d’abord, comme nous l’avons vu en première partie, une crise financière se transforma rapidement en crise monétaire. Les monnaies adossées à l’étalon-or s’effondraient l’une après l’autre. Cette crise remit en cause la justification de l’étalon-or. De fait, le 21 septembre 1931, l’Angleterre abandonne l’étalon-or, suivie plus tard par des dizaines d’États. La conférence de Londres qui aura lieu en 1933 avec pour but de réconcilier les nations autour d’un nouveau consensus n’arrangera rien. Il en ressortira une division encore plus grande entre défenseurs de l’étalon-or, du dollar ou encore de la livre sterling. Les Allemands pendant ce temps-là proposaient une nouvelle alternative à cet étalon-or considéré comme périmé. C’était la naissance de l’étalon-travail. Mais intéressons-nous d’abord, dans les grandes lignes, à l’économie allemande.

Une entreprise à l’échelle nationale

Encore une fois, c’est Francis Delaisi, contemporain des évènements qui nous explique ce que fut l’expérience économique allemande de 1933 à 1939. Il y a tellement de points à développer qu’il faudra se référer directement au travail de Delaisi. Ces points sont ici évoqués sans rentrer trop dans le détail et en évitant de noyer le lecteur sous les chiffres.

L’économie était véritablement en perte de repères au début des années 30. Comme nous l’avons vu, aucun consensus ne se dégageait malgré les discussions internationales sur la monnaie. C’est à ce moment que les économistes allemands se démarquèrent en proposant d’évaluer la monnaie par « l’étalon-travail ». L’idée initiale est d’établir une mesure des valeurs sur le panier de provision de la ménagère. Si par exemple, en allant faire ses commissions, la ménagère constate d’une semaine à l’autre que, pour un même montant d’argent, elle obtient deux fois moins de quantité des mêmes denrées qu’elle avait obtenues la fois précédente, elle pourra conclure que l’argent qu’elle utilise a réellement vu sa valeur divisée par deux. La comparaison d’une période à l’autre est rendue possible par l’utilisation d’index économique. L’idée était d’établir un étalon de mesure « directe », le panier de commission, plutôt qu’un étalon indirect comme l’or. Ceci est un des aspects du concept d’étalon-travail. Nous reviendrons sur l’étalon-travail plus loin.

L’économie allemande, dès 1933, prit une direction résolument planificatrice et socialiste. L’étalon or mettait en concurrence déloyale les travailleurs européens avec les bas salaires de pays comme l’Inde ou le Japon. Il fallait couper contact avec la concurrence internationale. L’Allemagne ne pouvait évidemment pas se passer de toute importation étrangère mais c’est l’État qui devait planifier ses importations et les prix de vente intérieurs des importations. Pour tenter de résorber les 6 millions de chômeurs que connaissait le pays en 1933, il fut entrepris, comme dans beaucoup de pays, une politique de grands travaux. À la différence que l’État allemand suivait une logique de plans quadriennaux (planification sur quatre ans) et qu’elle visait deux objectifs précis par ses grands travaux : faciliter la consommation et occuper le plus de monde possible. L’accent fut mis dans un premier temps sur la construction d’édifices publics et de maisons ouvrières mais aussi de routes et de canaux de transports pour faciliter le commerce et l’activité des petites et moyennes entreprises.

Ces grands travaux, couplés à la remise en marche de l’industrie de l’armement allemande, permirent de rehausser l’index de production jusqu’à dépasser l’index de 1929 de 6 points en 1936. Ceci permit de réduire le nombre de chômeur à 1,5 millions la même année. Quand le nombre de salariés augmente dans une économie, logiquement la masse globale des salaires augmente aussi. Et qui dit davantage de salariés, dit davantage de consommateurs. En parallèle de cette augmentation des salaires globaux, on constata également une augmentation des salaires individuels rendus possible par l’augmentation du temps de travail journalier d’une heure. Les économistes allemands s’inspiraient peut-être de l’approche fordiste. On l’a vu dans la première partie, Henry Ford (qui exprima à de multiple reprises une vive sympathie pour le 3ème Reich d’ailleurs) avait compris que le capitalisme avait besoin de muter pour survivre et qu’il était nécessaire de passer d’une société de production à une société de consommation de masse. C’est ce que firent les Allemands en appliquant ces mesures de hausse des salaires. Ces mesures étaient très modernes pour l’époque. Ils comprirent que nous ne vivions plus au sein d’un modèle où ce sont les industriels qui font vivre les pauvres mais au contraire ce sont les petits consommateurs qui font le revenu grandissant des industriels. Paradoxalement, en augmentant les charges salariales, les revenus des entreprises augmentaient.

Le salaire réel de l’ouvrier allemand augmenta de 20% en l’espace de 4 ans. Par une politique d’importation avec les pays pratiquant l’étalon-or, strictement contrôlée par l’État, le prix des biens arrivait à se stabiliser et rester bas. Une politique commerciale, que nous ne développerons pas ici, basée sur le troc fut même appliquée dans les échanges avec certains pays qui, comme l’Allemagne, avaient abandonné l’étalon-or. L’étalon-or avait été identifié comme une source d’instabilité des prix. Ces progrès sociaux furent rendus possibles, en contrepartie, par une perte dans la diversité des biens disponibles. Le café ou les bananes étaient devenus introuvables en Allemagne et l’on mangeait davantage de margarine que de beurre, nous raconte Francis Delaisi. La mise en place de tickets de rationnement fut rendue nécessaire du fait de l’autarcie allemande provoquée par l’embargo économique dont elle était la cible ainsi que par l’incapacité de ses sols à produire tous les moyens de subsistance en quantité abondante. Cela dit, cette hausse des salaires permettait de financer les caisses d’assurances sociales et chômage ainsi que d’accroitre l’accès aux loisirs par des œuvres sociales comme « La force par la joie ».

Le travail comme commune mesure

Revenons sur l’étalon-travail. Dans une économie libérale, le prix de revient est calculé en fonction du prix de vente. N’oublions pas que le prix de revient inclut le salaire des employés. L’audace révolutionnaire des Allemands fut de faire exactement l’inverse. C’est le prix de vente qui dépendait du prix de revient et donc notamment du salaire qui était par conséquent incompressible. Le salaire compté dans le prix de revient était le salaire complet. C’est-à-dire que dans le salaire était compté les cotisations d’assurance et de retraite vieillesse mais aussi le montant nécessaire pour sa nourriture et son propre entretien. Cela permettait au marché intérieur de conserver son même pouvoir d’achat. Les prix n’augmentèrent que de 1% par année entre 1933 et 1939. Cependant, selon cette logique, le prix de revient étant incompressible dans une certaine mesure, le prix des biens allemands sur le marché était forcément plus élevé que la concurrence voisine. Pour éviter les prix bas des biens étrangers, l’Allemagne devait augmentait ses taxes de douanes mais cela aurait inévitablement un effet à la hausse sur le coût de la vie. Le seul moyen pour préserver et renforcer cet équilibre qui n’existait qu’en Allemagne pour l’instant nécessitait de convaincre les pays européens à rejoindre ce modèle. Francis Delaisi nous parle de la nécessité d’un « espace vital économique » européen basé une monnaie commune.

Pour terminer cette série d’articles, nous allons présenter un exemple concret du fonctionnement du système de traite de travail, basé sur l’étalon-travail, qui permit à l’Allemagne de financer son succès économique et également son armement malgré une faible quantité de capitaux disponibles initialement.

Une ville décide de construire de nouveaux logements pour un montant de 100 millions. Selon la méthode prônée par une économie capitaliste et libérale, la ville devrait émettre un emprunt pour 100 millions et commencer les travaux uniquement après l’obtention de cette somme. Le problème est que la ville, tout comme l’État, sont en déficit et l’épargne est à sec. Dans cette situation, le Dr. Schacht décida de la création d’une nouvelle banque, la « Banque du travail allemand » dont le capital initial était minime.

La ville a établi les plans de construction de ces nouveaux bâtiments et ceux-ci ont été validés. La banque s’engage donc à escompter les traites de travaux des entrepreneurs à hauteur de 100 millions. La ville donne son feu vert et les entrepreneurs peuvent donc commencer à embaucher pour démarrer les travaux. Dès qu’un des entrepreneurs impliqués termine la partie de son travail prévu par le contrat, celui-ci peut tirer une traite de travail à la ville qui aura vérifié la conformité des travaux réalisés et apposera sa signature sur la traite que l’entrepreneur pourra faire valoir auprès de la banque du travail. Mais comme on l’a vu, cette banque est dénuée de capitaux suffisants et ne peut donc pas verser la somme inscrite sur la traite. La banque du travail se contente alors d’ajouter sa signature à celles de la ville et de l’entrepreneur sur la traite. C’est à la Reichsbank, la banque d’émission, que cette traite de travail à 3 signatures devra être déposée finalement et c’est cette dernière qui escomptera, c’est-à-dire qui versera à l’entrepreneur la somme précisée sur la traite déduite de l’escompte normal avec lequel la banque se rémunère. L’entrepreneur a la garantie que le montant lui sera bien versé puisque la Reichsbank a toujours de quoi payer, étant donné que ses statuts lui permettent d’émettre des billets.

Un problème se pose tout de même. Imaginons qu’un grand nombre d’entrepreneurs viennent en même temps réclamer leur traite de travail. La Reichsbank devra émettre une grande quantité d’argent, ce qui risquerait à nouveau de provoquer une inflation et donc une hausse des prix. Pour contourner ce risque, la loi stipule que les traites de travaux pourront être renouvelées quatre fois. Ce qui veut dire que la Reichsbank n’escomptera la traite que dans 12 mois et n’en demandera le remboursement à la ville que dans 15 mois. La Reichsbank appose également sa signature sur la traite. Cependant, l’entrepreneur ne peut pas attendre douze mois pour recevoir l’argent s’il veut pouvoir payer ses employés et poursuivre son activité. En réalité, la traite de travail toujours en sa possession s’est immédiatement transformée en une sorte de billet de banque une fois la signature de la Reichsbank apposée. L’entrepreneur peut donc sans plus tarder voir le montant inscrit sur la traite être versé sur son compte une fois la traite cédée à une banque de crédit. Cet argent qui permettra de payer les salaires est constitué essentiellement de vieux billets déjà en circulation et très peu en nouveaux billets. La banque en question n’aura aucune raison de refuser la traite étant donné que, même si la banque du travail fait faillite, la Reichsbank apporte toujours sa garantie. Au fur et à mesure de l’avancement des travaux, les traites acceptées par la Reichsbank augmentent l’avoir de l’entrepreneur. Il peut donc continuer à passer commande et à régler ses fournisseurs.

Au bout de quinze mois, la Reichsbank va demander à la ville de lui rembourser les 100 millions des traites de travail dont les banques privées ont fait l’avance sur sa garantie. La ville n’a sans doute toujours pas les liquidités nécessaires pour rembourser une telle somme, mais la construction est maintenant terminée et les logements peuvent être loués. La ville en tire maintenant un rendement régulier. Ceux qui, il y a deux ans, lui aurait refusé tout crédit sont dorénavant enclins soit à lui acheter les logements construits, soit à lui prêter de l’argent en gage contre prélèvement sur une partie des loyers.

Voilà dans les grandes lignes, la recette de la réussite économique allemande.

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Schéma illustrant le modèle de financement par traite de travail

 

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Sadjan Oehler
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