Synthèse, analyse critique et scénarios d’avenirs sur fond du livre de Marc Dugain & Christophe Labbé, voilà ce qui vous attends lecteur·rice aguéri·e. Respirez bien, ce n’est pas si long, courage !
L’intrusion et l’omniprésence des technologies dans notre quotidien ne sauraient être plus marquées au fer rouge qu’aujourd’hui. Plus encore à la date de lecture du livre « L’homme nu, la dictature invisible du numérique » qu’à celle de parution du susmentionné. Les impressions percutantes et réflexions apportées en lisant m’ont sans nul doute davantage fait réfléchir maintenant qu’il n’aurait été le cas trois années auparavant, et cet écrit sera encore plus marquant dans les années à venir.
Pourquoi l’homme devient-il nu, ou habillé, malgré lui par la technologie ? C’est là, le fil d’Ariane que nous allons suivre pour trouver une explication sur le fait que l’on nous donne sans cesse aujourd’hui ce t-shirt taille unique, qui correspond à tout le monde, mais qui ne va à personne.
Marc Dugain et Christophe Labbé ont disposé ce livre comme un recueil de nouvelles où chapitre après chapitre, ils posent une histoire cousue sur l’entrée dans l’ère de la connexion permanente, ou dans une sorte de futur nouveau, dans lequel vous n’êtes jamais perdu. On joue ici sur la peur de la population, des êtres humains, de ne pas retrouver leur chemin dans le noir et d’être perdu dans les méandres d’un monde obscurci par les désirs d’autres Hommes.
Le fait d’être guidé rassure, sans voir, on marche à tâtons contre le mur froid sur lequel on s’appuie comme une béquille angélique. Sans le mur, on erre avec les mains cherchant le contact d’un objet réconfortant. Eh bien, ce quelque chose de réconfortant est ici représenté par l’illusion de liberté que procurent les technologies des GAFA ou des big Data: Apple, Amazon, Facebook, Google. Nous vivons dans l’évolution de notre environnement numérique : des smartphones qui nous indiquent les heures de sommeil optimal pour nous, des maisons connectées, des voitures qui deviennent de plus en plus autonomes, etc. Toutes ces choses, nous les percevons comme des améliorations dans notre vie quotidienne pour le meilleur et surtout pas pour le pire. Effectivement, les GPS simplifient nos trajets et nous permettent de retrouver la route des petits prés perdue derrière une ribambelle de maisons pavillonnaires, Icloud retrouve notre téléphone évadé entre les coussins du canapé, et cela est fichtrement pratique jusqu’à un point de dépendance de ces outils dans nos activités journalières. Je me suis surpris à demander à Siri plusieurs fois d’appeler ma maman plutôt que de faire le numéro par moi-même pour « gagner du temps ». C’est la sensation et la perception que j’ai des technologies aujourd’hui, que nous avons tous et toutes pour la plupart, mais le livre montre ce qu’il y a derrière cette utilisation quasi-automatique de ces outils simplificateurs comme un processus de mise à nu de l’individu. On met à nu notre propre personne de manière intime au profit de ceux qui pourront contempler les autres sans forcément besoin de rayons X, et cela, sans s’en rendre compte de manière totalement fconsciente.
Il est toujours difficile, et même mystérieux de se battre, de rechercher et de discuter de quelque chose que l’on ne voit pas et que l’on ne comprend probablement pas. Cette question de l’invisible est très présente, car c’est l’un des points clef du livre que Marc Dugain et Christophe Labbé veulent mettre en lumière. On accepte les conditions générales et l’utilisation de nos données à bon ou mauvais escient de manière consciente (on clique sur oui, on transmet nos données pour un traitement ultérieur, etc.) mais on ne se demande jamais : et après ? Tout ce que l’on souhaite, c’est une utilisation rapide et efficace. Une fois ce besoin assouvi, on passe au suivant. Entre les deux, il se passe quelque chose d’invisible qu’on oublie ou dont on ne se préoccupe pas : « chez qui vont nos données ? ». La photo que je viens d’envoyer, n’est plus vraiment à moi puisqu’elle est sur Facebook ? Et si je la supprime, existe-t-elle encore ? La réponse est bien évidemment oui ! Il y a énormément de chose qu’on ne voit pas, qu’on ne sait pas et que du coup, on accepte. Ainsi, sans le vouloir consciemment, on se dénude un peu, puis au partage d’un sentiment sur la cause animale, on se dénude encore un peu plus, ou quand on regarde le profil d’un damoiseau avant de trouver le courage de le contacter et que Facebook nous propose cette personne en « ami » 28’000 fois on se dénude bien davantage. Il y a dans L’homme nu, la dictature invisible du numérique une notion très forte de prise de conscience des rouages mécaniques, ou plutôt numériques qui composent le monde technologique dans lequel nous grandissons actuellement et surtout de l’étendue de ce réseau qui englobe toutes nos actions, qu’elles soient bancaires, émotionnelles, spirituelles. On comprend ainsi qu’à force de faire confiance, on se laisse machinalement guider par la technologie. On ne sait pas où on est sur une carte et ce n’est pas grave parce que Google lui, le sait. Est-ce une action de simplification ou un appauvrissement de notre autonomie ? Cela nous laisse le temps de penser à autre chose ou cela nous enlève-t-il le fait de se débrouiller par nous-même ? On se coupe une part de responsabilité et de mesure de notre environnement au profit d’une promesse d’être guidé et de se sentir davantage en sécurité.
Les cartes sont vouées à disparaître, la question encore une fois est : qui prendra le chemin dans la forêt si nous ne savons pas qu’il existe encore ? L’individu perd peu à peu son habit qui le rend unique pour ne porter que ce fameux T-shirt horriblement moche et vert, afin de se conformer à une sorte de modèle normalisé. On loupe ici la construction de notre individualité. Les besoins fondamentaux de Maslow sont ainsi repensés par les possesseurs de données d’aujourd’hui : les big data. La sécurité, le sentiment d’appartenance, l’estime de soi sont maintenant connectés les uns avec les autres et le reflet dans le miroir est celui d’une influenceuse d’Instragram au mur de brique toujours parfait et aux likes approbateurs qui fuit un puits de solitude pour porter un masque qui cache nos yeux, mais reflète nos envies. Il y a une dualité entre le sens émerveillé et l’utilisation des technologies. D’où cette illusion de liberté, parce que finalement, qui pose les limites ? Pourquoi en poser ? Poussez jusqu’à quel ordre? Jusqu’à quel niveau ? Ce sont des questions que l’on ne se pose pas quand on déballe un Iphone et qu’on s’enregistre dessus ou quand on remplit sciemment nos informations personnelles sur notre profil Facebook ou Tinder (que l’on fait valider sur l’application Facebook pour prouver que c’est bien nous, au passage.) Il y a beaucoup de choses qui se fond au détriment de l’individu et cette illusion de vivre se fait au travers des yeux d’un écran. Les Métadonnées, les données sur les données qui en découlent, sont déduites et générées par algorithme par rapport aux comportements des utilisateurs. On sait associer à un profil des goûts des couleurs, des types de photos que nous sommes susceptibles d’aimer ou pas au point qu’une transformation de nos comportements se passe encore une fois à notre insu, où l’on est guidé vers quelque chose, qui aux yeux, nous semble pertinent et agréable.
Plus nous lisons plus on se rend compte que l’ensemble des domaines qui composent les éléments de notre vie sont impliqués dans ces changements : l’administration, l’éducation avec les Moocs qui dématérialisent l’enseignement physique sauf chez les enfants de Steve Jobs qui n’ont malheureusement pas le droit au téléphone à table, le travail qui tend déjà vers des bureaux nomades sera grandement confié à des machines intelligentes au fur et à mesure des progrès de l’intelligence artificielle, la santé avec le Dr Watson qui détecte les cancers plus vite qu’un cancérologue, ou encore la sécurité, avec le logiciel PredPol qui assiste la police dans sa recherche, dans sa lutte de criminel et de personne fichée. Ces choses sont en principes bonnes pour notre évolution dans une optique plus efficace, plus seine pour nous et pour notre propre sécurité, etc. On réduit les risques en calculant les probabilités qu’ils adviennent ou non et les machines agissent en fonction. Moins de criminels, moins de violence, moins de maladie, c’est magnifique en soi, mais, parce que oui, il y a un « mais », un Doppelgänger très sombre se cache pourtant derrière ses beaux apports. On essaie de codifier les comportements des gens pour les pousser à agir de la bonne façon, on pourrait penser que c’est du « Nudge » mais dans la théorie du Nudge, on a toujours le choix, ici non. Quelqu’un qui court ou marche à contre-sens ou qui reste debout quand le tout le monde est assis sera rangé dans un écran comme anormal. On perd encore une fois des attributs fondamentaux de liberté et propre à l’homme, celui qui ne fait pas comme tout le monde vit pourtant de cela avec sourire. Révolution philosophique peut-être ? Plutôt un conditionnement de la société, incompatible avec ce concept de liberté en favorisant l’expansion de la pieuvre du big data. La Déclaration universelle des droits de l’homme fait pourtant mention que le fait d’être libre et égaux en dignité et en droit est inaliénable et ne peut être discuté.
Les entités qui possèdent et travaillent sur ces données ont les clefs d’une boite de Pandore dans les mains et la surveillance intrinsèque au mode de fonctionnement du réseau confirme cette illusion de liberté, qui n’est pas, un espace de liberté total. Paramétrer la vie humaine dans ses moindres détails enlève la composante humaine si belle à la vie. « Moins de liberté pour plus de confort » comme si nous étions incités au bonheur en permanence (méditation forcée vs conseillée) et cela se ressens de notre côté avec cette culpabilité de se déconnecter, de se débrancher le temps d’une journée.
En voulant créer un idéal commun, une vision de partage commune, on cherche à concevoir un homme augmenté à mettre en distinction avec l’humain réparé, on veut remplacer l’humain même s’il n’est pas abîmé par un double numérique grâce à la production de données et ces informations sont au-delà de notre contrôle ! On va se retrouver avec une puce implantée qui facilite les transactions de la vie sans crier gare, on en sera bien content d’ailleurs puisque cela sera là pour simplifier la vie, mais derrière, on ne sera plus jamais seul avec quelqu’un regardant au-dessus de notre épaule constamment. En somme, un homme augmenté surveillé, véritable hybride capable de vivre encore et encore après avoir changé ses pièces. Et si Ulysse refuse la jeunesse éternelle au profit de son humanité, c’est le même point évoqué ici, mais sous une autre forme que veulent mettre en amont Marc Dugain et Christophe Labbé.
Vouloir quantifier la douleur, quantifier la complexité du monde vivant peut être une erreur. On n’aime pas, ni l’incertain, ni l’inconnu et on veut ainsi piloter ce présent et paramétrer la vie humaine dans ses moindres recoins à coup de 0 et de 1. On s’ampute alors de penser le monde autrement, avec cette normalisation. Normaliser, c’est bien quand on parle d’ampoule, de vis ou d’écrou, pas de personne. Et les données de ces personnes sont pourtant stockées pour un usage ultérieur. Tout ce petit monde est stocké, mais le besoin n’est pas pour maintenant, sûrement plus tard, et les big data vont découvrir Midas à ce moment-là. Cette valorisation des données est davantage appuyée par le fait que de plus en plus, il y a plein de choses qu’on ne peut pas faire sans numérique aujourd’hui.
Saviez-vous que lorsqu’on regarde son reflet dans une fenêtre, on peut à l’aide d’un petit effort oculaire regarder à travers cette dernière. C’est l’essence même du livre, savoir regarder, comparer et analyser pour être conscient et pour ne pas être passif face aux géants vert, bleu, blanc et jaune. Le simple fait de se rendre conscient de tout cela diminue l’impact des technologies. Regardez donc votre webcam, je suis certains que vous avez une petit quelque chose qui cache cet œil qui n’est pas le vôtre.
Proposition de scénarios d’avenirs
Pour moi, il n’y a pas plusieurs scénarios d’avenir possible puisque je vois mal un retour en arrière choisi consciencieusement par rapport à la Technologie provenant de ceux qui se font de l’argent avec cette dernière. On ne pourra pas se passer de l’utilité procurée par ces outils qui pour nous, semblent nous aider à marcher plus droit et plus longtemps comme cette canne solide que l’on tient fermement pour monter des escaliers. En revanche, il y a plusieurs perceptions individuelles possibles de ce même futur et d’actions que nous avons envie d’engager. D’une part, il y a une vision dystopienne des choses, où on sent ce contrôle nocif pour nous et sur nous, avec une envie de rébellion, de combat et de retrouver une certaine individualité. L’autre est tout à fait utopique en sens que l’on est tout simplement heureux de l’utilisation et de l’apport des technologies dans notre vie de tous les jours.
Tout d’abord comment ce progrès peut se transformer en quelque chose de meilleur? La technologie agit comme un levier sur le développement de la société dans laquelle nous vivons. Beaucoup de points abordés précédemment convergent vers une meilleure qualité de vie, une médecine plus poussée, des risques écartés sur la santé, mais aussi dans le quotidien, les voitures autonomes promettent une mortalité de 0, des systèmes de surveillances déjouant un attentat ou une tuerie avant même qu’elle n’arrive ou encore des modèles de livraisons automatisés et rapides. En partant d’un principe utilitariste et individualiste, innocent et crédule cela sera génial, tout est plus rapide, plus sûr et tout cela se ferait en oubliant les rouages numériques qui se cachent derrière. On n’a pas besoin de comprendre comment ça marche, l’important, c’est que cela marche et l’on serait comblé ainsi, en y payant le prix adéquat évidemment. On peut pousser la chose en réfléchissant aux composantes de nos souvenirs, si on peut supprimer les mauvais souvenirs de notre esprit pour ne garder que les bons et vivre ainsi dans un bonheur généralisé est-ce qu’on ne serait pas plus heureux ? Un monde crée pour être lumineux même la nuit où on sait où aller et où on ne serait jamais seul. De ce point de vue-là, c’est alléchant. On prendrait vraiment le meilleur et le positif de ce que peut nous offrir cette future société sur les domaines qui nous entourent. Il y a aura alors un gain de temps phénoménal pour se concentrer sur des activités plus créatives, dans une sorte de recherche du bien-être avec soi-même, loin du stress et de l’étouffement urbain en progression. On peut imaginer des espaces de repos, de détente, dotés de VR pour voyager plus loin comme si nous y étions ou bien plonger à travers un tableau d’un peintre italien de la Renaissance. Les apports de la technologie pousseront l’humain à s’adapter à un nouveau mode de fonctionnement.Le petit hic à cette vision des choses est que cela se fait sans conflit, ou presque, et l’Homme fini souvent par réagir quand il regarde ce qu’il y a sous le tapis : « Ne leur dis jamais qu’ils ne sont pas libres ; ils se mettraient à tuer, à massacrer pour prouver qu’ils le sont. Ils vont te parler tout le temps de liberté individuelle. Mais, s’ils voient un individu libre, ils prennent peur. » (Easy Rider, film 1968). Une vision qui suivrait les idées du livre serait donc quant à elle sans grande surprise pour le pire, car l’Homme peut se rendre compte de la noirceur qui se cache derrière ce sourire robotique. Au fil du temps, ces pensées entraîneront un rejet du mode fonctionnement proposé et une marginalisation des gens qui refuseront de rentrer dans un écran. Jusqu’à une sortie peut-être violente, une manière de contester le pouvoir conféré aux entités qui se partagent un gâteau que l’on ne voit pas, qu’on imagine seulement. À un moment donné, il y aurait une prise de conscience et une réaction vive pour sortir de cela, mais il sera sûrement trop tard. Aujourd’hui, on prend déjà la décision la moins pire, pas la meilleure, mais la moins pire. La dictature invisible du numérique ne cessera de nous oppresser et de prendre de l’ampleur, car les dirigeants et dirigeantes qui auront en mains le sceptre des données pourront tout lire, tout voir, tout connaître dans une omniprésence quasi-religieuse. On leur donne des armes plus puissantes qu’un pistolet, puisqu’elles visent la conception même de notre individualité, donnant l’illusion, encore une fois de choisir par nous-même et d’être libre.
D’une part, nous avons discuté d’une sorte de contre-réaction de quelques résistants, mais il y aura surtout de l’autre côté ce contrôle total sur les individus qui écrasera la notion de liberté pour la relayer aux livres d’histoire ou aux contes pour enfants. Et pourquoi cela ? Tout simplement parce que les gens ne réagiront pas et se laisseront dévorer et remplacer. Expliquer à une dame âgée que la puce médicale qu’elle aura sous la peau est pour la maintenir vivante plus longtemps, pensons-nous vraiment qu’elle va se poser davantage de question outre que cela est « bien » pour moi ? Pour nous, «jeune femme ou jeune homme» de 2019, qui, recherchons de nous-même si ce don sans fin de données est nocif pour soi et pour quoi ? C’est une vie dans la peur, dans l’oubli et la nudité forcée qui se dessine alors sur la vitre ou l’écran de nos pensées. Cela arrivera très certainement si nous ne faisons pas ce travail sur nous-même pour prendre conscience du déséquilibre de la situation dans laquelle nous vivons.
– « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces quelques gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu!».
Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. »
Jean-Konrad Mignon