Amour

Comment construit-on l’amour ?

Février est le mois de l’amour. Votre cœur vibre peut-être encore au souvenir de cette soirée romantique avec votre Valentine ou votre Valentin. Dîners aux chandelles, chocolats en tous genres et bouquets de roses sont l’expression moderne (et commerciale) de la célébration de l’amour. Côté littérature, les romans inondés d’eau de rose semblent fleurir partout depuis la nuit des temps, car l’humain cherche perpétuellement l’être qui saura le comprendre, le compléter, le faire vibrer, en bref, l’aimer. Mais une autre littérature, scientifique cette fois-ci, invite à repenser les relations amoureuses. Moins sexy qu’un roman d’amour, plus déprimantes qu’une Saint-Valentin en célibataire, les sciences sociales ont su enquêter sur l’Amour avec un grand A. Leur conclusion pourrait se résumer en une phrase que l’on imagine sortir tout droit de la bouche d’une personne seule et frustrée : l’amour est une construction sociale. Pourtant, ce n’est pas une blague mais bien une réalité complexe qui s’est modifiée au fil du temps, au point d’en oublier l’essence même de l’amour.

Aux origines du mariage

L’amour se concrétise institutionnellement dans la célébration du mariage. Le mariage d’amour tel que nous le connaissons aujourd’hui ne s’est réellement imposé dans les mœurs qu’après la Seconde Guerre mondiale. De l’Antiquité jusqu’à la chute de l’Empire romain, le mariage était un contrat conclu entre deux pères qui souhaitent unir leurs enfants. On mariait son fils avec la fille du voisin afin d’obtenir de nouvelles terres cultivables pour la famille. Il s’agissait donc davantage d’un investissement, incarné par la dot, que d’une relation bienveillante entre deux adolescents épris l’un de l’autre. À la chute de l’empire romain, l’Église reprend le flambeau en tant qu’autorité en charge de la protection de la population et sacralise le mariage, qui constitue selon elle un bon moyen de contrôler la société et surtout les naissances.

Que ce soit durant l’Antiquité ou la Renaissance, le mariage d’utilité est la norme. Critiqué maintes fois par Molière, entre autres, l’ancien mariage ne doit rien au hasard. Il se caractérise, chez les petites gens, par une homogamie sociale et une endogamie spatiale. Cela signifie qu’on se marie avec une personne de la même classe sociale, dans un rayon géographique très restreint. En effet, voyager était impossible pour les pauvres et inutile pour qui voulait agrandir son terrain. En ce qui concerne la royauté, on parle d’homogamie sociale mais d’exogamie spatiale. Le sang bleu étant rare, on devait épouser une personne issue d’une famille royale éloignée géographiquement, afin d’éviter d’épouser un membre de sa famille proche. Dans un cas comme dans l’autre, les classes sociales ne se mélangent pas.

L’avènement de l’amour courtois

Ce qu’on appelle l’amour courtois, ou la fin’amor, marque une rupture avec l’amour d’utilité, mais uniquement dans les arts et en particulier dans la littérature européenne. C’est une façon d’aimer qui introduit la séduction, la galanterie et une forme de respect de la femme qui est toujours mise en position de supériorité. L’amour courtois se retrouve dans les récits médiévaux d’amours chevaleresques de Chrétien de Troyes, grand auteur du genre, et se diffuse grâce aux troubadours. La fin’amor est une forme d’amour respectueux qui vise à atteindre le bonheur commun. Cette nouvelle définition de l’amour donne un rôle spécifique aux amants, qui ne sont plus passifs face aux contrats conclus par leurs pères respectifs. Si les nombreuses règles encadrant la pratique de l’amour courtois ne peuvent être détaillées ici, elles ont permis d’implanter le sentiment amoureux dans l’imaginaire collectif, ce qui perdure encore aujourd’hui.

L’illusion du choix

La sociologie a cette caractéristique particulière de toujours questionner ce qui est le plus évident à nos yeux. Une des découvertes les plus déroutantes de cette discipline est peut-être d’avoir compris que l’on ne choisit pas qui on aime et encore moins qui on épouse. En effet, il s’avère que les lieux de rencontre déterminent les couples. On distingue pour ceci les lieux dits ouverts ou publics, comme les stades de football ou les fêtes villageoises, des lieux fermés symboliquement ou matériellement car ils nécessitent d’avoir une certaine fortune pour y accéder, comme c’est le cas pour les terrains de golf ou les cercles littéraires. Un couple qui se forme lors d’une fête de jeunesse est probablement issu d’une classe populaire, tandis qu’un couple qui se forme à l’opéra ou même à l’université appartient déjà à une classe supérieure.

Si cette vision peut paraître bien trop stéréotypée, imaginons qu’elle soit erronée. Que se passe-t-il lorsqu’un couple se forme, par exemple, entre un jeune homme de bonne famille et une jeune fille issue d’un quartier populaire ? Même si les deux amants ressentent de l’affection mutuelle, les obstacles sur leur route s’avèrent souvent fatals pour le couple. La pression sociale agira fortement sur la jeune fille qui ne se sentira peut-être pas assez cultivée ou distinguée, pas à sa place dans sa belle-famille dont elle ne connaît et ne comprend pas les codes. De même, le jeune homme fera face aux réticences de sa propre famille, sans pour autant être à l’aise avec une belle-famille souvent gênée de sa présence. De quoi nous rappeler les réticences des familles royales à épouser des roturières ou roturiers.

C’est vrai, l’amour existe en tant que réaction chimique qui se produit dans notre cerveau. Toutefois, le corps est aveuglé non pas par l’amour véritable, mais bien par le besoin de toute espèce de se reproduire pour perdurer. Sans même se regarder, deux corps inconnus partagent une quantité importante d’informations grâce aux phéromones. Ainsi, des expériences ont montré que les femmes étaient capables d’identifier un éventuel partenaire en bonne santé uniquement en sentant son t-shirt. Outre le fait que nous soyons encore tributaires de notre instinct animal, la réaction qui se produit dans notre cerveau lorsque nous nous sentons amoureux n’a rien de particulièrement romantique. En effet, le corps sécrète une amphétamine, la phényléthylamine, ce qui amène le cerveau à libérer des neurotransmetteurs parmi lesquels la célèbre dopamine, hormone du bonheur, et l’ocytocine, hormone de l’attachement émotionnel. Sans ocytocine, la production de dopamine s’estompe après environ 3 ans de vie de couple à cause de l’accoutumance, lorsque la routine s’installe. Passé le cap de l’accoutumance, le cerveau masculin en particulier recherchera une nouvelle source de dopamine, notamment avec une nouvelle partenaire, comme l’ont démontré de nombreuses études sur les animaux. Si l’être humain est capable d’entretenir la flamme, ou plutôt la production d’ocytocine, cela demande du travail car il s’agit d’aller à l’encontre d’un instinct naturel poussant à la reproduction de l’espèce.

Nous l’avons vu, l’amour ou du moins l’attirance, est dicté par notre instinct animal d’une part, et par une certaine reproduction des classes sociales d’autre part. Bien qu’il soit difficile de lutter contre notre nature, il est envisageable de rompre avec les codes sociétaux nous poussant à nous reproduire toujours au sein de la même classe. Pour cela, rappelons-nous que les lieux de rencontre sont déterminants pour la mise en couple. Il faudrait donc envisager de rencontrer son ou sa partenaire hors des lieux habituels mais, comme nous l’avons vu, certains lieux sont fermés matériellement ou symboliquement à certaines catégories de personnes.

Et Tinder dans tout ça ?

Avec l’émergence des sites et apps de rencontre, la rencontre amoureuse se fait de manière délocalisée. On pourrait donc imaginer que cela nous permettrait de rencontrer d’autres personnes, de sortir de l’endogamie spatiale, mais surtout de trouver des personnes au profil bien plus diversifié, sans préoccupation de leur classe sociale. Malheureusement, qui dit amour virtuel ne dit pas amour aveugle. Sur la base de trois photos et quatre phrases de description, nous sommes déjà en mesure de juger de l’appartenance à une classe sociale selon des critères particuliers. La maîtrise de l’orthographe, les loisirs mis en avant ou les vêtements portés sur les photos suffisent à se faire une idée assez précise de l’éventuel partenaire, avant même d’échanger quelques messages. Notre propre sélection tend donc à reproduire notre classe sociale.

Judith Duportail, journaliste française, a publié en mars 2019 un livre intitulé L’amour sous algorithme. Reposant sur une enquête autour du fonctionnement de Tinder et appuyé notamment par les recherches d’une doctorante de l’EPFL, ce livre a permis de mettre en lumière les agissements douteux de Tinder. En effet, l’algorithme de l’application permet de sélectionner les profils qui seront montrés aux différentes personnes inscrites. Jusqu’en 2019, Tinder calculait un Elo Score, qui est une note de désirabilité attribuée à chaque profil et qui détermine le nombre et la qualité des profils présentés à chaque utilisateur. En se connectant sur l’application grâce à son compte Facebook, l’utilisateur de Tinder consent à partager toutes sortes de données à partir desquelles sera calculé l’Elo Score. Parmi ces informations, on retrouve les loisirs, les diplômes, le niveau de revenu et bien plus encore. Et quand bien même le profil Facebook de l’utilisateur serait presque vide, Tinder se permet de calculer le QI de tout un chacun en lisant les messages échangés, ce qui lui permet de compter le nombre de mots compliqués employés ou de vérifier la maîtrise de l’orthographe.

Conçu pour reproduire un modèle patriarcal, l’algorithme visait à mettre en relation les profils d’hommes éduqués ayant un bon salaire avec des femmes plus jeunes et moins éduquées. Les critères de désirabilité sont donc différents selon si on est un homme ou une femme. Une femme diplômée et capable de subvenir seule à ses besoins sera donc fortement désavantagée sur Tinder, tout comme elle ne correspond pas aux attentes d’une société encore très patriarcale qui aimerait la voir dépendre de son mari. Les nouvelles technologies en matière de rencontres amoureuses ne reposent donc pas forcément sur de nouvelles visions de la société, mais sont un instrument de plus de la reproduction des classes et de la préservation du modèle patriarcal dominant.

Arrêtons d’aimer ?

Finalement, l’amour est construit par la société qui nous entoure. Doit-on pour autant s’interdire d’aimer ? Non, d’après les scientifiques. Comme de nombreuses autres constructions sociales, l’amour n’est pas quelque chose d’absolument mauvais qu’il faut fuir. Il s’agit plutôt de prendre conscience des facteurs sociétaux qui influencent l’amour que nous pouvons porter à l’autre. Cet autre étant sélectionné en grande partie par la société, notre libre-arbitre et notre conscience nous permettent tout de même de choisir notre partenaire parmi tous les profils que la société est prête à tolérer pour nous. Ce qui compte réellement n’est pas tant l’amour au sens sociologique, mais plutôt le sentiment qu’on peut appeler bien-être, bonheur ou même amour, et que l’on peut éprouver au sein d’un couple heureux. En conclusion, il ne faut pas oublier, comme peut le faire cette vision sociologique, que l’amour est aussi une question de complémentarité. Ce qui fait le couple est aussi et surtout le partage, ce qu’une personne peut apporter à l’autre, afin de rendre les partenaires meilleurs et plus heureux. La société nous dictera toujours nos actions, mais rien ne nous empêche d’y trouver le bonheur.

Amour
Deborah Intelisano
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