Parvenue au coin de la rue, à l’intersection entre l’avenue Marquis et la rue des Anémones, Elena tourna à droite et trébucha sur une dalle. Elle senti le bout de son orteil se tordre contre le cuir de sa chaussure. Elle continua son chemin, entra dans la pharmacie, manqua d’écraser la queue d’un chat qui se prélassait au rayon vitamines et, sortant impatiemment un billet froissé de son porte-monnaie, pensa que les pansements étaient devenus hors de prix. Elle reprit son chemin, non sans avoir oublié son parapluie sur le comptoir. C’était le troisième qu’elle perdait depuis le début de l’année, pour le plus grand bonheur de Sam, propriétaire de Kaos. Il faut dire qu’Elena, de nature distraite, perdait beaucoup de choses et représentait à elle seule le quart du chiffre d’affaires de sa boutique.
Ian, assoupi, la tête collée contre la fenêtre, sursauta soudainement. Herald avait la main appuyée sur le centre du volant et vociférait des insultes à l’encontre d’un jeune homme qui traversait la route tranquillement, un casque audio sur les oreilles. Ian se redressa et ouvrit son ordinateur. Il devait terminer son rapport avant d’arriver au restaurant. Il avait déjà passé tout le vol reliant Loïs à la Verveine, à répondre à des courriers électroniques et à lire des directives. Ses yeux commençaient à fatiguer. Plus jeune, il avait des rêves plein la tête. Il avait prévu de voyager et de découvrir le monde derrière l’objectif de son appareil photo. Lui qui aimait se considérer comme une âme libre, s’était rapidement retrouvé de l’autre côté du monde à travailler six jours sur sept, incapable de se souvenir de ses dernières vacances.
Alors qu’elle attendait de pouvoir traverser la route, Elena se dit qu’elle ferait mieux de rebrousser chemin et que cette entrevue ne présageait rien de bon. Son pied lui faisait mal, son nouveau manteau la grattait au niveau des coudes et le vent avait fait de ses cheveux, un petit nid qui n’avait, selon elle, rien de douillet. Quand le bonhomme vert se mit à clignoter, elle avança malgré tout et entra dans le petit restaurant à volets bleus. Quatre tables, une dans chaque coin, quatre chaises par table, des bougies, quelques fleurs, une musique douce et des lampes produisant une lumière jaune constituaient toute la décoration de ce simple mais confortable établissement. Elena se dirigea vers la table tout au fond à gauche, déposa ses sacs et son manteau sur une des chaises, s’installa sur une autre, commanda un cappuccino et commença à tapoter nerveusement sur la table du bout des doigts.
Ian resta vingt bonnes minutes dans la voiture une fois arrivé devant le Bleuet. Il avait frénétiquement tapé sur son clavier jusqu’à ce qu’Herald coupe le moteur. Il s’était alors rendu compte qu’il n’avait pas du tout réfléchi à ce qui l’attendait. Il s’était contenté de sauter dans un avion quand il avait reçu son message et avait ensuite, inconsciemment peut-être, fait tout son possible pour s’occuper l’esprit. Il regarda à travers la vitre et la vit. Elle était là, assise au fond de la pièce, reconnaissable entre mille, avec sa longue chevelure cuivrée et son regard fatigué. Il se rappela alors tous les moments passés à ses côtés, le son de sa voix, leur premier baiser et ce qu’il avait ressenti à chacun de ses sourires. Il se rappela aussi cette douloureuse nouvelle, toute cette tristesse, arrivée bien trop vite dans leurs vies, son départ et la dernière fois qu’il l’avait prise dans ses bras. Envahi par tous ces souvenirs, il senti son souffle coupé comme s’il venait de prendre une trop grande bouffée de cigarette.
L’image d’Elena commença alors à devenir de plus en plus petite et finit par disparaître quand la voiture s’engagea sur le Prius boulevard, direction l’aéroport.