Information Warfare II : Psychographic profiling

Le scandale Cambridge Analytica révélait la collecte illégale de millions de données aux yeux effarés du monde. Dans cet article, nous examinerons, à l’aide d’une petite loupe, ce que sont la segmentation psychographique ainsi que les moyens pour collecter des données !

Il va sans dire que le marketing évolue avec son temps. Des spots publicitaires sur les chaînes télévisées noires et blanches de l’époque, aux messages personnalisés reçus sur nos tablettes à l’écran lisse et brillant ; les marques, les entreprises redoublent de créativité afin d’attraper des potentiels petits poissons affamés (les clients donc) dans leurs filets.

Bien que Bernays[1] déplorait le manque de créativité, d’ingéniosité, de communication dont faisait preuve la politique à l’époque, il va sans dire que celle-ci s’est gentiment rattrapée (petite référence à Cambridge Analytica). Le marketing, la communication, la propagande ou les relations publiques sont ainsi utilisées dans (presque) chaque sphère de la vie professionnelle. Pourquoi ? Afin de vendre une idée, un objet, un service, ou encore, en politique, convaincre le plus grand nombre que sa vision du monde est particulièrement attirante.

En marketing, vous êtes familier avec le terme de segmentation. Segmentation socio-démographique, par exemple. Vous allez classer la population dans différents groupes : selon les lieux où ils habitent, leur âge ou leur profession (critères socio-démographiques). L’idée étant d’identifier les groupes qui achètent votre produit, de les satisfaire au mieux, et, in fine, d’adapter votre campagne de communication (marketing, c’est la même chose) afin de maximiser votre nombre de ventes. N’oublions pas que le marketing a un coût : identifier les potentiels clients de façon efficace et leur adresser un message convaincant est essentiel pour la survie de l’entreprise.

Avec l’émergence du big data, les entreprises ont désormais d’autres possibilités pour apprendre à connaître leurs clients (idem pour un groupe politique et sa base électorale). Plutôt que de se baser uniquement sur l’âge ou la localisation d’un.e client.e, ne serait-il pas pertinent de savoir ce qu’il.elle fait de son temps libre, de comprendre comment il.elle utilise votre produit, pourquoi il.elle achète votre produit, quelles sont ses valeurs, ses opinions, ses activités, ses hobbies ? Savoir s’il.elle aime s’entourer, rigoler, s’il est calme, anxieux, s’il a un esprit analytique, en d’autre termes, connaître sa personnalité ?

Peut-être parviendrez-vous ainsi à construire des profils-types (“profils psychographiques) de personnes qui s’intéressent à vos produits, ainsi que leur adresser des messages qui leur plaisent et qui fonctionnent ?

Les critères psychographiques peuvent différer, mais vous y retrouverez en général :

– Votre lifestyle

  • Vos intérêts
  • Vos opinions
  • Vos activités et vos hobbys

– Votre classe sociale (afin de déterminer votre pouvoir d’achat)

– Vos modèles comportementaux

– Votre perception de la marque

À vous d’identifier les activités, traits de caractère et autre critères psychographiques qui peuvent vous aider dans votre campagne de communication. Ceux-ci peuvent venir compléter les critères démographiques que vous connaissez déjà, et que votre entreprise a peut-être déjà mis en place. Cette étape franchie, vous pouvez constituer, à l’aide des données collectées, les profils psychographiques (psychographic profiles). Il s’agit, comme son nom l’indique, de profils de clients-types qui diffèrent non pas uniquement pas leur âge ou leur profession (critères socio-démographiques), mais pas leur personnalité, leurs valeurs et leurs activités. Ces profils vous aident à comprendre les différentes que les clients ont pour acheter votre produit. A vous de les identifier, de les comprendre. Grâce à vos profils psychographiques, vous pouvez comprendre quels sont les messages les plus susceptibles de fonctionner, selon le type de clients. Vous l’aurez donc compris, vous pouvez adapter votre communication à chaque client !

Votre stratégie marketing peut ainsi devenir redoutablement efficace, et vos ventes, prendre l’ascenseur. Bien évidemment, vous lirez que la segmentation psychographique est destiné à améliorer l’expérience du client, à satisfaire ses besoins et ses désirs au mieux. Ce n’est pas totalement faux, mais n’oublions pas que c’est une technique qui sert, avant tout, à vous fidéliser et à vous extirper plus de sous (business is business, as they say).

Illustrons cela maintenant d’un grand coup de pinceau:

Vous essayez de vendre une barre protéinée vegan. Vous pouvez décider d’injecter une publicité sur Facebook, qui va cibler les athlètes et les fans de fitness. Ou alors, vous pouvez créer deux différentes campagnes marketing, l’une destiné à des vegans, dont le traitement des animaux leur tient particulièrement à cœur, l’autre à des gens prêtant particulièrement attention à leur santé, en leur adressant un message qui joue sur la culpabilité à l’idée de manger une barre de céréales sucrée. Vous pouvez donc créer deux messages spécifiques qui font appel à des valeurs, à des émotions différentes pour le même produit.

Un autre exemple ? Allez !

Plongeons-nous dans un exemple plus concret. Pénétrons dans le monde des voitures de luxe, plus particulièrement, rendons nous dans les quartiers de Porsche.

Observons la façon dont ils ont segmenté leurs clients :

  • Le top gun (qui se traduit péniblement en français par haut gradé): il est ambitieux, déterminé. Il désire tout contrôler et se faire remarquer.
  • L’élitiste: inclut probablement les gens de descendance noble. Pense que le véhicule est juste un véhicule, et non une extension de la personnalité.
  • Les fiers patrons: voit la Porsche comme un trophée, une récompense bien méritée pour un travail acharné.
  • Les bons vivants: sont des jet setters et des accros de l’adrénaline. Ils voient la Porsche comme un moyen de satisfaire leur besoin d’émotions.
  • Le fantaisiste: voit la Porsche comme une façon de s’échapper, de fuir le monde, et s’en fiche d’impressionner les autres. [2]

Ce modèle peut vous paraître très simpliste, mais je doute également de l’envie des marques à exposer leur stratégie marketing en long, en large et en travers. Selon certaines sources, une segmentation psychographique réussie est synonyme d’un réel avantage compétitif. Néanmoins, à l’aide de cette petite illustration, vous obtenez un aperçu des différentes ambitions des gens pour l’achat d’un véhicule.

Un dernier exemple, parce que jamais deux sans trois :

Plongeons dans l’imagination, et prenons un exemple plus proche de l’université. Les associations universitaires désirent également recruter des profils intéressants pour que celle-ci continue à vivre et à prendre leur envol. Les motivations des étudiant.e.s, votre motivation, peut être radicalement différente de celle de votre voisin.e. Quelles seraient les motivations à rejoindre HEConomist ? Peut-être désirez vous faire partie d’une seconde petite famille, peut-être désirez-vous obtenir une plateforme pour partager vos écrits, l’écriture étant une passion depuis tout petit, peut-être voulez vous “brillez” car être dans une association est généralement bien vu, peut-être désirez vous un petit plus sur votre CV… Si j’avais les données adéquates, je pourrais, en tant que membre de l’association qui souhaite maximiser le nombre de candidatures reçues, segmenter les étudiant.e.s de l’université en différents groupes, et leur adresser des messages, par mails typiquement, très différents.

Je pourrais donc créer trois messages différents :

Un message destiné aux étudiants qui aiment s’entourer, qui vivent à travers leur vie sociale, qui sont passionnés de nouvelles rencontres:

“Rejoignez la grande famille HEConomist ! Partagez des réunions, des moments conviviaux autour d’une bière à discuter de vos articles et d’idées passionnantes avec des étudiant.e.s d’horizons différents. Une diversité qui saura vous enrichir et rendre votre vie sur le campus plus riche.”

Un autre message destiné aux jeunes ambitieux, qui cherchent à peaufiner leur CV, à se différencier des autres étudiants et à acquérir des compétences utiles pour le marché du travail :

“Vous désirez acquérir une (première) expérience professionnelle ? Le monde associatif est fait pour vous! Rejoindre HEConomist vous permettra de développer vos outils de communication et d’écriture, entouré de 15 experts pour vous coacher. Cette riche expérience vous permettra de vous distinguer aux yeux des recruteurs, lors de votre entrée sur le marché du travail. ..”

Et finalement, un dernier message destiné aux passionnés d’écriture, qui n’ont qu’une envie, partager leur passion aux yeux du monde:

“Passionné d’écriture depuis votre plus tendre âge, cette passion vibre à travers votre coeur et votre corps: le temps est venu de partager vos écrits ? Saisissez cette occasion de partager votre vision du monde unique aux autres !”

Bref, les possibilités sont infinies !

En vous adressant le message le plus susceptible de vous plaire, je vous rends service: d’une part, vous risquez d’être moins embêté par cet énième “spam” non-voulu, et d’une autre part je vous offre l’opportunité de rejoindre un monde qui est susceptible de vous plaire. De mon côté, je me lèche également les babines. Le nombre de candidatures est en train d’exploser, et mes acolytes et moi pourrons choisir les “candidats” qui nous plaisent le plus.

Quel est le risque ?

Le risque, c’est que mes trois différents messages ne correspondent plus vraiment à la réalité. Chaque entreprise, chaque association, chaque humain a des valeurs prioritaires, qui lui sont chers, et qui devraient être exhibées de façon transparente (et fièrement!). Reprenons l’exemple de l’association. Nous avons, suite à nos trois différents messages, recrutés 10 nouveaux membres, hétérogènes, avec des valeurs et des motivations différentes. Très bien. Que se passe-t-il désormais ?

Ceux qui ont rejoint la “famille HEConomist” sont déroutés : les gens qui les entourent n’ont pas l’air de vouloir partager, communiquer et passer du temps ensemble, comme ce qui avait été promis. Les ambitieux, carriéristes, présents avant tout pour une marque sur leur CV sont embêtés qu’on leur demande de consacrer autant de temps dans une association. Les discussions stratégiques, liés au monde du travail manquent elles aussi à l’appel. Les passionnés d’écriture sentent leur amour pour la plume se flétrir. Alors qu’ils voulaient rédiger des articles leur venant droit du coeur, ils se retrouvent entourés de personnes qui ne valorisent pas leur travail. Attention, bien évidemment, la culture d’une association va se diffuser notamment grâce au leadership, et aux anciens. Mais en adressant des messages si différents à notre lectorat, nous prenons le risque qu’il y ait un gap immense entre leurs attentes et la réalité. Qu’il y ait un immense fossé entre les valeurs des uns, et des autres. La diversité est une richesse (et nous en sommes d’ailleurs très fiers chez nous), mais il est important qu’une cohésion de groupe existe, et que les membres de l’association partagent les mêmes valeurs. Nous avons donc tout intérêt à nous “vendre” de façon honnête et transparente. Nul besoin de se déguiser devant chaque nouveau lecteur. Ceux qui se reconnaissent en nous viendrons, et il y a de fortes chances qu’ils se sentent bien dans l’équipe, tandis que les autres ne seront pas attirés par cette association. Ce qui n’est pas grave. Ils en trouveront une autre, et s’y épanouiront probablement mieux.

En politique, la réalité n’est pas fondamentalement différente. Un politicien essayera de gagner la plus grande base électorale possible. Il peut tout à fait communiquer de façon honnête sur ces idées, sa vision du pays, comme il peut tricher et essayer de gagner le coeur, des hésitant.e.s notamment (les fameux swing voters) en leur adressant des messages qui jouent sur leurs peurs, leurs émotions, leurs opinions et leurs valeurs.

Ainsi, la segmentation psychographique est un outil formidable (et dangereux), qui vient compléter la segmentation socio-démographique. Cependant, pour pouvoir l’utiliser, il faut du savoir. Il vous faut des données !

Comment récolte-t-on ces données ?

Dans le cas de Cambridge Analytica, via Facebook. Nous y mettons (avec panache) tant d’informations! Notre réseau, nos “likes”, les pages et groupes que l’on suit, nos messages privés… de quoi constituer de jolis groupes basés sur les préférences et la personnalité des gens! Selon Alexander Nix (CEO de Cambridge Analytica), l’entreprise avait recueilli entre 4000 et 5000 données sur chaque citoyen américain. Cambridge Analytica avait conçu des profils psychométriques basés sur la personnalité, en utilisant les critères des BIG 5 (OCEAN)[3]. Comment ça fonctionne, en pratique ? Typiquement, l’usage du mot “apparemment” et “actuellement” (je vous l’accorde, ça ne veut pas dire grand chose, il faut considérer la langue anglaise “actually” et “apparently”) seraient fortement corrélés avec le névrotisme. A l’aide de données, il est donc facile de déterminer si ce trait de caractère est présent chez vous, ou pas.

Le software conçu par l’entreprise parvenait ensuite à cibler les gens à l’aide de messages personnalisés, destinés à influencer leurs choix de votes.

“We exploited Facebook to harvest millions of people’s profiles. And built models to exploit what we knew about them and target their inner demons.[4] “ Christopher Wylie, The Guardian

Dans de nombreux cas, les entreprises voulant exploiter ce type de données vont utiliser:

  • Des interviews
  • Des questionnaires et des quizz
  • Les réseaux sociaux (facebook, instagram, twitter,…)
  • Outils d’analyse de site web (comme Google Analytics)
  • Des dictionnaires psycholinguistiques: votre façon de vous exprimer en dit long sur votre personnalité. On peut donc reconstruire vos traits de caractère en analysant les mots que vous utilisez.
  • Les services d’entreprise tiers

Vous comprenez désormais l’intérêt de la segmentation psychographique, pourquoi il faut la nourrir de données pour qu’elle puisse être efficace, ainsi que les différentes façons de s’en procurer.

Il manque encore une pièce au puzzle. Comment est-ce que les entreprises peuvent injecter les bons messages aux bons endroits ? Autrement dit, comment peuvent elles atteindre le groupe cible voulu ?

Souvenez-vous que dans le cas de Cambridge Analytica, c’est de centaines, voir de milliers de messages, de spots, de slogans dont nous parlions, qui venaient frapper le votant en lieu et au moment adéquat. Mais comment est-ce possible ?

Yasmine Starein
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