Alors que le monde a le regard braqué sur la crise liée au COVID-19, Justitia est tenue de garder les yeux clos. Icône de la justice impartiale et par conséquent de la démocratie, la statue de la Place de la Palud et de mille autres lieux sur Terre pleure derrière son bandeau. Si la femme de calcaire ne craint pas le COVID-19 pour sa santé, elle le craint pour la démocratie. Entre pandémie et démocratie, il faut faire un choix. C’est ce qu’a fait le Conseil fédéral le 16 mars dernier en proclamant l’état de nécessité, mieux connu sous le nom d’état d’urgence.
Terrorisme, pandémie ou catastrophe naturelle ?
Quel est le point commun entre une attaque terroriste, une pandémie incontrôlable et un raz-de-marée dévastateur ? Outre le fait d’être des événements particulièrement tristes et inquiétants pour qui y est confronté.e, ces malheurs amènent généralement la même solution : la proclamation d’un état d’urgence. L’état d’urgence consiste, pour l’autorité exécutive, à prendre davantage de pouvoir. Le gouvernement peut ainsi légiférer dans l’urgence pour faire face à une menace imminente. Il peut aller jusqu’à restreindre les libertés individuelles des citoyen·ne·s, s’il en va de la sécurité nationale. Nous avons souvent entendu parler de l’état d’urgence ces cinq dernières années chez nos voisins français par exemple, dont le président avait décrété l’état d’urgence à la suite des attentats du Bataclan en 2015. Comme un gouvernement ne peut pas légiférer avec des lois, il le fait avec des ordonnances, généralement de rang inférieur aux lois, sauf en état d’urgence. Ainsi, les ordonnances visant à lutter contre le terrorisme en France ont permis de restreindre des libertés telles que la liberté de mouvement pour les personnes suspectées d’entretenir des liens avec le terrorisme islamiste.
Bien sûr, il est facile pour la population d’accepter que l’on confine à leur domicile des personnes jugées dangereuses et qui, le plus souvent, sont représentées dans l’imaginaire collectif comme des monstres potentiels. Or, si l’autre peut être confiné sans que l’on ne s’en préoccupe, il n’en va pas de même des personnes auxquelles on arrive à s’identifier. Avec le COVID-19, c’est toute la population qui est confinée, à l’exception de certains corps de métiers comme les soins, l’alimentation, etc. Oui, nos libertés individuelles ont bien été atteintes par l’état d’urgence décrété par le Conseil fédéral. Notre liberté de mouvement bien sûr, mais aussi la liberté économique des commerces qui ont été contraints de fermer notamment, ou encore la liberté de réunion, pour ne citer que quelques-uns des articles de la Constitution qui reprennent nos droits fondamentaux. Si cette décision est compréhensible et, souvent, jugée encore insuffisante, il faut profiter de cette occasion unique pour s’interroger sur les risques que présente l’état d’urgence pour la démocratie.
État d’urgence : état de danger ?
Lorsque Macron dit solennellement que la France est en guerre, il faut comprendre là une légitimation de l’état d’urgence, comme lorsque l’on déclare la guerre au terrorisme. En effet, il s’agit de faire accepter au peuple une longue série de restrictions de liberté, sur une période encore indéfinie. Heureusement, pour la majorité d’entre nous, il est tout à fait acceptable qu’un gouvernement prenne des mesures pour protéger les plus fragiles, c’est d’ailleurs ce qui est attendu de l’État. Toutefois, déclarer l’état d’urgence c’est demander au peuple d’accorder une confiance aveugle au gouvernement.
Comme nous l’avons vu en introduction, le Conseil fédéral dirige désormais le pays et, ce faisant, il outrepasse le Parlement censé être le législateur suprême. La séparation des pouvoirs est mise en pause par l’état d’urgence car l’organe chargé de faire exécuter la législation a maintenant le droit de faire aussi sa propre législation. Or, si le Parlement est écarté, ce sont indirectement le peuple et les cantons qui perdent momentanément leur souveraineté. Eux qui sont représentés par les deux chambres de l’Assemblée fédérale ne peuvent plus s’exprimer, les sessions parlementaires étant suspendues conformément à l’interdiction de se rassembler en nombre. Bien que les services du Parlement réfléchissent à une solution qui permettrait de maintenir l’activité parlementaire urgente, il n’y a encore jamais eu pareille situation qui empêche l’Assemblée fédérale de se retrouver en plénum. Même pendant l’occupation allemande durant la Seconde Guerre mondiale, les parlementaires belges se réunissaient hors de Belgique, alors qu’il s’agissait d’un état d’urgence incontestable.
Toutefois, même si le Conseil fédéral domine actuellement le pays, ce n’est pas pour autant interdit. Les journaux n’ont cessé de rappeler que les mesures prises s’appuyaient sur l’art. 7 de la Loi sur les épidémies (LEP)[1]. Chaque loi ayant été approuvée par le peuple, directement par référendum ou indirectement par non-dépôt de référendum, les mesures du Conseil fédéral sont considérées comme légitimes car elles se basent sur cette loi antérieure à la situation de crise. Le problème auquel est exposé notre démocratie selon Antoine Chollet, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne, réside dans le fait que le Conseil fédéral n’a pas pris la peine de demander au Parlement, symboliquement au moins, de lui accorder ce pouvoir accru. « Il est absolument central que l’organe qui prononce l’état d’exception ne soit pas l’organe qui gère la situation d’urgence », déclarait-il pour Swissinfo[2] il y a quelques jours. Il y a donc bien un problème de confusion des pouvoirs et de mise à l’écart du Parlement dans ces actions du Conseil fédéral.
Relativiser en attendant de réinventer
Dès lors que l’on parle de manquement au principe de la séparation des pouvoirs, les exemples historiques abondent dans l’esprit de tout un chacun. Par définition, celui qui possède tous les pouvoirs est le chef suprême d’un régime autoritaire, si ce n’est totalitaire. Lorsque l’on observe comment Viktor Orbán a saisi l’occasion de cette crise sanitaire majeure pour se voir octroyer les pleins pouvoirs[3], on peut ressentir une peur, légitime, pour nos instances démocratiques. Alors, quand la Confédération annonce recourir aux données de géolocalisation de nos smartphones grâce à Swisscom pour traquer les rassemblements illicites[4], un frisson peut nous parcourir l’échine. Mais il faut aussi relativiser et faire confiance à notre gouvernement, élu indirectement par le peuple, pour ne prendre que les décisions qui s’imposent, pour une durée aussi courte que possible.
Faisant preuve de sa bonne foi, le Conseil fédéral, par le biais du Conseiller fédéral en charge des affaires étrangères Ignazio Cassis, a symboliquement offert deux respirateurs à un hôpital tessinois[5]. Le message politique derrière ce geste presque dérisoire actuellement était adressé aux cantons : le Conseil fédéral est toujours présent pour aider les cantons selon leurs spécificités individuelles et n’a pas perdu cet objectif de vue.
Si l’heure est plutôt à la confiance et au respect des mesures exceptionnelles dictées par le Conseil fédéral, il s’agira, une fois la crise derrière nous, de palier démocratiquement les manquements que l’on aura constatés. Nos institutions démocratiques étant rarement confrontées à pareille urgence, il serait bon de réfléchir à perfectionner le système pour que, lors de la prochaine crise, les risques de dérive autoritaire soient encore amoindris. Si l’on ne peut pas lutter contre une pandémie sans sacrifier un peu de démocratie, assurons-nous de récupérer la démocratie aussitôt que la maladie sera éradiquée.