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L’ANATOMIE DE L’INTÉRESSANT

Qu’est-ce que ça veut dire d’être intéressé par quelque chose ? Quand on est intéressé, on a notre attention qui est captée par la chose qui nous intéresse. On est « là » dans le présent plutôt « qu’ailleurs » perdu dans nos pensées à imaginer le futur, ou à se rappeler du passé. On est confronté à un millier de choses lors de notre journée, ce qui est intéressant est ce qui ressort. Si nous vivons dans une région d’une beauté naturelle majestueuse, avec le temps cette beauté se normalise. Il faut s’absenter longtemps pour que ce paysage nous émerveille à nouveau de la même façon. De manière analogue, ce qui est intéressant sort du paysage habituel de ce que l’on voit, de ce que l’on lit ou de ce que l’on entend.

Alors une idée intéressante est une idée qui sort du lot. Mais comment une idée peut-elle sortir du lot ? Si comme pour un paysage les idées auxquelles nous sommes confrontés se normalisent, pour être intéressante, une idée doit nécessairement aller dans un sens contraire au reste. En d’autres mots, nous vivons nos vies en prenant pour acquis certaines présuppositions, par exemple on paye trop d’impôt ou au contraire pas assez. Ce que nous trouvons intéressant est donc ce qui nie une de nos présuppositions (proverbe, platitude, maxime, adage, dicton). Ce sont des idées qui ne nous brossent pas totalement dans le sens du poil. Ces présuppositions sont propres à chacun, c’est pour cela que chacun trouve des choses différentes intéressantes.

Prenons comme exemple la lecture d’un article. La structure de ce que nous lisons confirme que l’intéressant nie nos présuppositions. En effet, d’abord l’auteur de l’article décrit la situation tel que l’audience la comprend habituellement. Ensuite, elle décrit en quoi certaines de ces présuppositions sont fausses. Puis, elle argumente en faveur de la nouvelle vision (ce qui prend la majorité du texte). Finalement, l’auteur décrit comment ces nouvelles présuppositions devraient changer notre manière de voir et d’agir dans le monde.

Cela ne veut pas nécessairement dire que nous acceptons pour vraies toutes les idées intéressantes. Cela veut simplement dire que nous les trouvons intéressantes. D’ailleurs souvent nous rejetons la valeur d’une idée non-intéressante tout en acceptant pour vraie sa proposition : « pas besoin de me le répéter, je le sais déjà ! »

Toutes les propositions intéressantes ont cet élément en commun : elles rejettent une de nos présuppositions. Elles créent une distinction entre la phénoménologie et l’ontologie du monde. C’est-à-dire qu’elles créent une distinction entre la manière dont le monde est perçu (la phénoménologie) et entre la manière dont le monde est en réalité (l’ontologie). Ainsi, une idée intéressante prend généralement la forme suivante : elle commence par articuler une préconception phénoménologique. Ensuite, elle rejette cette préconception et explique en quoi elle est fausse au nom de la « vérité du monde ». C’est-à-dire que la préconception et rejetée au nom d’une évaluation ontologique du phénomène, d’une réalité plus profonde et plus vraie du phénomène.

Dit autrement, l’auteur de l’idée explique en quoi ce que nous acceptions comme vrai, comme étant la réalité d’un phénomène, n’est en fait qu’une perception biaisée de la réalité en faveur de la « réelle réalité », une vision non-biaisée du phénomène : ce que nous pensions être X, est en fait « non-X », est en fait Y.

La dialectique des idées intéressantes, c’est-à-dire cette relation entre le phénoménologique et l’ontologique, entre la perception du monde et la réalité du monde, semblerait être la même quelle que soit l’idée. Cependant, la logique derrière la construction des arguments varie. D’après Davis (1971), il existerait douze manières de créer des idées intéressantes. Dans ce qui suit, je vais de décrire trois de ces façons et donner des exemples.

1. Concernant le niveau de généralisation d’un phénomène

– Ce qui semblerait être un phénomène local est en fait un phénomène généralisé et global.

– Ce qui semblerait être un phénomène global est en fait un phénomène local et idiosyncratique

Exemple : Tomkins & McCarter (1964) furent les premiers à apporter des preuves que certaines expressions faciales étaient universelles. Auparavant, la croyance était que les expressions variaient entre cultures.

2. Concernant la fonction d’un phénomène

– Ce qui semblerait être un phénomène qui fonctionne inefficacement pour atteindre un but, est en fait un phénomène qui fonctionne efficacement

– Ce qui semblerait être un phénomène qui fonctionne efficacement pour atteindre un but, est en fait un phénomène qui fonctionne inefficacement

Exemple : La criminalisation des drogues était pensée être une manière efficace de limiter la consommation de drogues. En réalité, cette solution est inefficace et peut même exacerber la consommation car nous pouvons voir que les pays les plus répressifs ont une consommation plus élevée (eg : France et Pays-Bas).

3. Concernant la causalité entre des phénomènes

– Alors qu’il semblerait que le phénomène A soit indépendant, il est en réalité causé par un autre phénomène B.

– Alors qu’il semblerait que le phénomène A soit causé par un autre phénomène B, le phénomène A est en réalité indépendant.

Exemple : Stephen Levitt et John Donohue ont démontré que le taux de criminalité à diminué environ 20 ans après la légalisation de l’avortement aux Etats-Unis et que c’est la légalisation de l’avortement qui a causé cette diminution. La criminalité était jusqu’alors considérée comme indépendante du statut légal de l’avortement.

Il faut cependant faire attention avec la manière dont on présente nos idées. En effet, l’attachement aux préconceptions sur le monde varie en intensité. Si l’attachement à la préconception est faible, alors il est possible que l’idée fasse du chemin. Cependant, si l’attachement à la préconception est fort, il est possible que l’audience rejette l’idée comme folle et l’auteur comme cinglé !

Peut-être est-ce pour ça que les génies sont souvent pris pour des fous ?

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Tyler Kleinbauer
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Inspiration :

Ce texte est inspiré de Davis, M. S. (1971). That’s interesting! Towards a phenomenology of sociology and a sociology of phenomenology. Philosophy of the social sciences, 1(2), 309-344.