Aujourd’hui tout est théâtre. Voilà une affirmation simple et simplificatrice à laquelle nous pourrions aisément acquiescer en songeant à nos environnements politiques, économiques et à nos comportements en tant qu’individus sociaux. Le théâtre est l’art de la représentation d’un drame ou d’une comédie. Il permet la mise en scène de rôles à destins variables, savamment construits par des auteurs et prêts à être incarnés par des acteurs émérites. On se souviendra de l’ascension sociale de Georges Duroy dans Bel-Ami, qui misant sur son apparence et feignant d’être cultivé, parvient à plaire et séduire. De nombreux codes sociaux, des situations dites fortes invitant à la conformité ou encore des comportements que l’on répète par simple mimétisme pourraient nous donner à nous aussi l’impression de jouer un rôle dans la vie de tous les jours. Sans entrer dans des théories conspirationnistes, il est tout de même intéressant d’étudier la question, de qui pourraient être les metteurs en scène et grands élaborateurs de ces jeux ? d’où pourrait nous venir ce sentiment de théâtralité dans la vie quotidienne ?
Dans la Société du spectacle, (1967) Debord adresse les théories conspirationnistes et la crainte grandissante de la prise de pouvoir des médias et de la désinformation faisant paraître le monde comme manipulé et mis au secret du grand public. Il propose une analyse de nos démocraties qu’il caractérise de spectaculaires. Pour lui, reprenant les idées de Marx et du fétichisme de la marchandise, le spectacle de nos sociétés réside dans le fait que par une fétichisation de la marchandise, les individus se sont mis à croire en une réalité matérielle, ce qui les a séparés d’avec eux-mêmes et d’avec les autres. Cet objet marchand, désincarné, devient alors capteur de nos attentions et est propulsé sur le devant de la scène, jusqu’à ce que les liens humains eux-mêmes soient médiatisés et donc mis en spectacle également. Debord ne pointe pas du doigt un chef d’orchestre ou un metteur en scène, mais d’après lui, ces derniers sont incarnés par ce qu’il appelle les vedettes, mot à prendre dans le sens que nous lui donnons encore aujourd’hui. A la différence qu’aujourd’hui, tout le monde a le pouvoir de se faire vedette, à travers les réseaux sociaux notamment. Ce sont ces liens sociaux et ces images que nous exposons sur nos réseaux qui incarnent aujourd’hui, dans une nouvelle forme cette théâtralisation de nos sociétés. Savoir se présenter, mettre en avant une belle image de soi, paraître et soigner ses interactions n’est certainement pas une nouveauté et n’est pas non plus un mal en soi, ce qui est intéressant c’est de rendre compte de l’évolution de ces tendances et de conscientiser ces pratiques. A la fois tous acteurs au sein de la même pièce, nous pouvons réfléchir à comment nous pourrions mettre en scène le mieux possible ces rôles que nous nous donnons.
Travailler son image de soi et apprendre à se présenter, c’est en un sens apprendre à séduire. « La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première. » Dans son essai, Plaire ou toucher (2017), Gilles Lipovetsky reprend cette citation de Racine qui voulait dégager la loi du théâtre, en affirmant que cette dernière s’est aujourd’hui généralisée au monde. Que ce soit la vie politique, la vie économique ou même l’éducation, l’ensemble de notre culture obéit à la loi du plaire et du toucher (à prendre dans le sens de toucher par un sentiment). Selon la même idée que dans le paragraphe précédent, nos interactions sociales se retrouvent régies par les lois du spectacle. Aujourd’hui, nous sommes dans une démarche de séduction omniprésente, les stimulations marchandes sont partout et nous ne produisons plus seulement des produits utilitaires, mais des produits qui nous séduisent et nous touchent par leur apparence. La séduction est alors utilisée comme un outil visant à stimuler le désir par le biais notamment de la publicité et donc qui stimule par extension le désir de consommation. Depuis le milieu du 19ème siècle, avec l’apparition des grands magasins, nous sommes passés d’un capitalisme de la production à un capitalisme de la consommation, l’enjeu est alors d’attirer les consommateurs vers un produit et de capter leur attention le plus longtemps possible. Ce changement a eu deux principaux effets, celui de transformer complètement nos modes de vie, allant jusqu’à être dénoncé comme un système diabolique de manipulation créant de faux besoins et de faux désirs et celui de participer à une grande individualisation de nos modes de vie, nous rendant tout un chacun plus attentif à notre confort personnel et immédiat. Mais Lipovetsky revient sur ces deux aspects en soulignant qu’il ne faut pas les voir que dans une forme négative et qu’au contraire, il faut voir que le capitalisme de la séduction a également permis de faire tomber les idées extrêmement dangereuses, révolutionnaires et nationalistes du 20ème siècle, en ruinant les logiques sacrificielles sur lesquelles s’appuyaient les grandes idéologies et qu’elle a également permis une certaine libération des êtres, en les rendant plus autonomes et attentifs à leurs propres besoins.
Pendant longtemps, nous avons eu peur des séducteurs. Si nous revenons à Platon, ce dernier voyait en les séducteurs (comme en les poètes et les sophistes) des menteurs et des manipulateurs. Mais suivant la même logique que celle de l’acceptation de l’art de la rhétorique, nous pouvons également affirmer que la séduction n’est pas une pure manipulation (tant qu’elle n’est pas mensonge) dans la mesure où celle-ci est faite de manière transparente. Lorsque nous nous trouvons face à une publicité vendant les mérites d’un nouveau parfum par exemple, nous savons que le but de cette publicité est de mettre en avant ce produit et qu’elle va donc exacerber toutes ses qualités (tant qu’elle n’est pas mensongère), c’est à nous en tant que consommateur d’être prudents face aux informations auxquelles nous nous voyons exposés. Il faut voir la séduction dans les deux sens, séduire c’est aussi pouvoir être séduit et se laisser séduire c’est se laisser inspirer, ce qui peut avoir une fonction créatrice essentielle aujourd’hui, dans un monde dans lequel nous sommes plutôt portés à consommer passivement. Attention, le séducteur n’est ici évidemment pas l’harceleur et c’est seulement dans la transparence que cette conception de la séduction peut fonctionner. Les principaux problèmes de notre ère : l’écologie, le chômage, le terrorisme et la multiplication des techniques de surveillance ne pourront très certainement pas tous être résolus par cette idée de la séduction, mais comme le déclare Lipovetsky, il faut enrichir cette logique de la séduction, dépasser sa conception purement marchande afin d’éviter que sa seule finalité soit le désir d’acheter des marques et des nouveautés. La séduction est instigatrice de désir, elle est au cœur de nos vies et peut donc avoir une portée créatrice très forte.
Entre une spectacularisation de nos sociétés par la marchandisation de nos rapports sociaux allant jusqu’à une marchandisation de nous-même et celle initiée par nos comportements innés de séducteurs exploités par des instances telles que le marketing, la politique et l’économie, il peut paraître difficile de porter la réflexion plus loin. Par son essai et ses prises de position, Lipovetsky nous rappelle qu’aujourd’hui en sortie de crise le plus grand défi est peut-être de reconnaître ces traits de nos sociétés et de nos comportements, de ne pas essayer de les abolir, ni de les diaboliser en voulant à tout prix revenir en arrière, mais de les agencer afin qu’ils nous servent à tous le mieux possible. Inventer une nouvelle culture, en passant par l’éducation pourrait nous permettre, tout en conservant ces traits de la théâtralité si chers à nos sociétés contemporaines, de faire face aux enjeux de demain.