Le courant antipsychiatrique n’est pas un mouvement organisé, avec une idéologie claire. C’est plutôt un courant de pensée diffusé assez récent, puisqu’il a émergé il y a environ 50 ans. Rares sont les personnes à se réclamer de cette mouvance, cependant beaucoup de psychiatres, psychothérapeutes et psychologues en ont été influencés dans leurs pratiques.
Dans le terme « antipsychiatrique » n’est pas compris uniquement la psychiatrie, mais l’ensemble de l’institution psychiatrique qui comprend la pratique de certains psychiatres, psychothérapeutes et psychologues dans un cadre particulier à savoir celui de psychopathologies.
Nous verrons dans cet article les quelques études et éléments qui servent de bases théoriques au courant antipsychiatrique, ou du moins qui l’ont fortement inspiré.
Bien que Michel Foucault, un des philosophes et sociologues français les plus influents du 20ème siècle, ne se soit jamais ouvertement considéré comme un « antipsychiatre », son travail a eu une influence importante sur le courant antipsychiatrique.
Son ouvrage, Histoire de la folie à l’âge classique (1972), retrace l’évolution de la perception de la folie ainsi que sa place dans la société depuis l’âge grec jusqu’à nos jours.
Il observe que le « fou » à la Renaissance se situe entre deux mondes : le monde sacré et le monde profane. La folie est rattachée à un caractère sacré, dont le « fou » est le passager. Tout homme étant pécheur, la folie fait donc partie de la vie humaine, elle est donc l’œuvre de Dieu. En conséquence les « fous » sont craints par la société, mais ils y sont tout de même présents et relativement libres.
À l’âge classique (XVII-XVIIIème) on observe un changement de situation, la folie n’est plus considérée comme étant à caractère sacré mais comme l’inverse de la raison : la déraison. Les « fous », qui sont pour la plupart plutôt des déviants, sont alors enfermés pour être corrigés car ils menacent l’ordre social.
À l’époque moderne (XIXème), avec l’action du psychiatre française Philippe Pinel, les « fous » sont « libérés » et placés dans des asiles où l’on va les soumettre à des traitements. La folie passe donc de la déraison à la maladie, la pathologie. Le « fou » est donc à nouveau enfermé non plus pour être corrigé mais pour être « soigné ».
Michel Foucault en tire la conclusion que notre savoir s’est construit de manière négative : pour connaitre la psychologie humaine, on a dû s’intéresser à la folie, en l’excluant, en l’isolant de la société : en enfermant les fous. Selon Foucault, cette construction négative du savoir n’est pas une particularité de la psychologie et de la psychiatrie, mais celle de toutes les sciences de l’homme. Par exemple, le travail « fondateur » de la sociologie réalisé par Émile Durkheim sur le suicide est également tiré d’une expérience négative : on étudie un événement négatif particulier, le suicide, en l’isolant et celui-ci va devenir la référence des travaux sociologiques.
Les éléments que met en avant Foucault sont donc plutôt des critiques concernant la scientificité de la psychiatrie dû à ce caractère finalement assez subjectif de l’évolution de la conception de la maladie mentale, ainsi que les conséquences éthiques : du rapport entre savoir et pouvoir.
Le deuxième moment important dans l’histoire du mouvement antipsychiatrique intervient lors de la publication d’Asile (1961), l’ouvrage du sociologue américain Erving Goffman.
La sociologie de Goffman fait partie de l’école de sociologie dite « interactionniste ». Cette école se base, entre autres, sur les travaux du sociologue allemand Norbert Elias, qui met en avant les interdépendances humaines entre eux. En effet selon Elias, nous jouons tous un rôle social selon la situation dans laquelle nous nous trouvons avec d’autres personnes. Par exemple, en cours à l’université, nous, étudiants, jouons notre rôle d’élève et notre professeur son rôle d’enseignant. Le rôle permet de nous intégrer dans une situation sociale, avec d’autres individus, et de collaborer avec eux. Le rôle permet donc d’évoluer dans le monde social en rendant nos comportements explicites.
Selon Goffman, les « fous », en se comportant de manière « étrange », sont incapables de jouer leur rôle social, et par conséquent leur comportement est illisible pour les autres membres de la société.
La conception sociologique de la folie chez Goffman consiste donc à considérer la folie comme un dysfonctionnement social plutôt qu’un dysfonctionnement pathologique au sens médical du terme.
Goffman va exemplifier sa théorie dans un ouvrage, intitulé Asile, qui retrace les quelques mois d’observation que le sociologue a passés dans un hôpital psychiatrique de Washington.
Goffman conclut en attribuant aux hôpitaux psychiatriques le terme « d’institution totale », qui s’applique aussi aux prisons et aux internats par exemple. L’institution totale est un lieu où ses résidents vont être dépersonnalisés (en devant porter un uniforme, des blouses etc.) ; où ils vont perdre une certaine autonomie dans la vie ainsi que sur leur moi, sur leur identité. En d’autres termes l’institution totale va renier et détruire l’identité de ses résidents. En éradiquant leur identité, elle éradique aussi leur « mauvais rôle social ».
Un autre moment très important dans le développement du mouvement antipsychiatrique intervient en 1973 avec l’expérience de David Rosenhan « On being sane on insane places »
Professeur de psychologie à l’université de Stanford, David Rosenhan décide de mener une expérience avec ces étudiants sur le diagnostic psychiatrique. Il envoie huit étudiants se présenter à la réception de différents hôpitaux psychiatriques américains. Les volontaires ont tous un scripte bien détaillé à suivre : ils s’inventent un nom, une profession, mais gardent leur histoire de vie personnelle et simulent des hallucinations auditives où trois mots reviennent perpétuellement (vide, vain et bruit sourd). Ces mots avaient été choisis en fonction de leur absence dans des référencements de symptômes.
Les étudiants simulent donc ces voix, avant de cesser et de répondre de manière polie et calme aux questions du psychiatre en faisant bien attention de jeter leur traitement dans les toilettes. Résultat : sept des huit étudiants sont diagnostiqués schizophrènes et internés durant une période de 7 à 52 jours, avec une moyenne de 19 jours par étudiant. Les 7 étudiants sortiront des hôpitaux psychiatriques avec tout le même diagnostic, à savoir « schizophrène en rémission ».
De plus, pendant leur internement, les étudiants arrêtent toute simulation et se comportent parfaitement normalement. Les médecins ne se rendent cependant pas compte que leur comportement est redevenu normal ; ce sont uniquement les autres patients qui se montrent suspicieux. Les médecins ne parlent pas aux étudiants et vont constamment interpréter leurs symptômes comme étant pathologiques.
Tout se passe comme si c’était le lieu et la situation qui rendaient les patients « fous », bien plus qu’une réelle pathologie.
Cette première étude fait évidemment beaucoup de bruit. La réponse des hôpitaux concernés ne se fait pas attendre : ils reprochent à Rosenhan de ne pas les avoir prévenus qu’il allait les tester. Rosenhan décide donc de refaire l’étude en les avertissant cette fois qu’il allait envoyer des faux patients pendant trois mois.
À la fin de ce délai, les hôpitaux préviennent Rosenhan qu’ils ont réussi à « démasquer » 43 personnes. Le problème : c’est que Rosenhan n’a envoyé personne…
Les deux phases de cette expérience soulèvent donc une grande question sur le diagnostic psychiatrique : les psychiatres savent-ils distinguer le normal du pathologique ?
Cependant les critiques concernant cette expérience furent nombreuses. À commencer par le psychiatre Robert Spitzer qui souligne un point non-négligeable de l’étude : les psychiatres ne sont pas formés à détecter de faux patients. La deuxième critique majeure provient de Susannah Cahalan, et son livre The Great Pretender (2019). Elle souligne de nombreux problèmes méthodologiques de l’étude : Rosenhan aurait volontairement modifié certaines données de l’expérience pour aller dans son sens. Il aurait par exemple rajouté des éléments de pensées suicidaires dans les symptômes des pseudo-patients, qui est un facteur non-négligeable lors d’un diagnostic et surtout lors d’une hospitalisation. En effet, dans le cas de pensées suicidaires, l’hospitalisation peut permettre d’empêcher la personne de commettre l’irréparable, en attendant de poser un diagnostic et de proposer un traitement psychothérapeutique et/ou médicamenteux adéquat. Dans ces cas-là les hospitalisations sont monnaies courantes et peuvent même faire partie d’un protocole dans certains hôpitaux.
Comme nous l’avons vu pour Foucault et Goffman la folie est plutôt due à un problème d’ordre social et sociétal plutôt qu’à un réel dysfonctionnement pathologique. Foucault insiste aussi sur la pseudo-scientificité de la psychologie et de la psychiatrie. En effet, actuellement il n’existe toujours aucun marqueur biomédical en psychopathologie. C’est-à-dire que l’on ne peut pas diagnostiquer directement, à l’aide d’une prise de sang ou d’une IRM par exemple, une psychopathologie (comme la dépression ou la schizophrénie par exemple). Il existe cependant des modifications physiologiques et neurologiques chez les personnes atteintes de psychopathologies mais l’avancée de la recherche ne permet pas encore de dire avec certitude que tel dysfonctionnement biomédical crée de manière causale telle maladie psychique.
Ainsi le diagnostic de psychopathologie se fait uniquement sur la base de tests et d’entretiens. La validité et l’usage de ces tests sont toujours très délicats dans l’univers psychologique et psychiatrique. Le courant antipsychiatrique affirme que la subjectivité est omniprésente dans la psychiatrie. Leur principal reproche ne concerne pas la subjectivité en tant que telle, mais la croyance erronée en une discipline objective et scientifique. Cette critique se porte notamment sur l’usage abusif et erroné de manuels diagnostics et de tests, en oubliant que ceux-ci ne sont que des outils et que chaque individu est singulier, même dans les manifestations d’une psychopathologie.
Enfin le dernier aspect central de la critique portée à la psychiatrie traite de l’utilisation excessive de médicaments dans le traitement de psychopathologies. En effet les psychiatres, contrairement aux psychologues et psychothérapeutes, sont autorisés à prescrire des médicaments (comme des anxiolytiques, antidépresseurs, par exemple) à des personnes atteintes de troubles mentaux. Le reproche que l’on fait à cette utilisation de médicaments se compose de deux arguments principaux. Le premier consiste à affirmer que le médicament va faire cesser un symptôme (comme de l’anxiété ou des hallucinations, par exemple) sans pour autant soigner la personne, exactement comme un antidouleur qui vous soulagerait vos maux de tête mais ne guérirait pas votre tumeur au cerveau. Les médicaments devraient être donc administrés avec prudence et en combinaison avec une psychothérapie. Certains courants (notamment le courant psychodynamique) affirment même que retirer un symptôme sans soigner le problème de fond aggraverait la psychopathologie, le symptôme étant présent pour « cacher » quelque chose. Le deuxième argument concerne cette fois l’influence importante des industries pharmaceutiques sur les organisations psychiatriques et psychologiques comme par exemple l’APA (l’American Psychological Association) en charge notamment du développement du DSM, l’un des manuels de diagnostic de pathologies mentales les plus répandus.
Le courant antipsychiatrique est donc un courant complexe qui ne prône bien évidemment pas l’arrêt de toute activité psychiatrique et psychothérapeutique, mais qui avertit sur de nombreux aspects problématiques de ces pratiques. En voici ses principaux éléments résumés :
- Relativiser la scientificité de la psychologie et de la psychiatrie. Bien qu’elles fassent tout pour obtenir un véritable statut scientifique, la part de subjectif y est importante et non négligeable.
- Ne pas réduire des individus à leur pathologie mais prendre en compte leur singularité et comprendre l’univers social dans lequel ils évoluent.
- Être conscient que ce qu’on appelle la folie est essentiellement une construction sociale. Il y a certaines cultures par exemple où entendre des voix n’est pas l’expression de la folie mais plutôt une capacité mystique.
- Être conscient des rapports entre savoir et pouvoir, et des aspects éthiques de la construction du savoir psychologique.
- Modérer l’usage de médicaments (qui dans certains cas sont nécessaires pour le bien-être du patient) et privilégier le soin thérapeutique.
- Utiliser les tests d’évaluation et les manuels diagnostics comme des outils d’aide et non comme une fin en soi.