Sport et politique – Tome 1 : Carton rouge !

Cet article est le premier d’une série de trois articles sur l’utilisation du sport à des fins politiques. Le deuxième volet paraîtra le 14 novembre et le troisième volet sera disponible le 21 novembre.

 

« L’important, c’est de participer. »

Pierre de Coubertin

Qui pourrait commencer cette nouvelle série d’articles sans rappeler cette maxime si célèbre ? Comment, en se voulant journal des étudiant·e·s de HEC et de l’Unil, ne pas parler du célèbre baron qui donna son nom au stade le plus proche de notre campus ? Comment, à Lausanne, ignorer le fondateur du Comité international olympique (CIO) ? Pourtant, cette phrase si connue, que chacun·e répète tantôt pour éviter un conflit, tantôt pour cacher la déception d’une défaite, que signifiait-elle pour ce cher baron ?

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Pierre de Coubertin, fondateur du CIO

Aux origines de l’idéal olympique

Le sport naît « officiellement » en 776 avant notre ère, lors des premières Olympiades, ancêtres de nos Jeux olympiques modernes. Mais si la Grèce antique utilisait déjà le sport pour se divertir et se maintenir en forme, rien ne pouvait laisser penser que ces joutes se transformeraient un jour en un immense jeu d’argent, parfois un trafic de produits dopants, et souvent d’immenses scandales ultra médiatisés. Comment expliquer une telle perversion ?

A la fin du XIXème siècle, le baron Pierre de Coubertin a l’idée d’organiser des Olympiades modernes. Son vœu est exaucé en 1896, à Athènes, lors des premiers Jeux olympiques qui entendront déjà résonner les hymnes nationaux, précurseurs des rivalités à venir. Derrière ce qui va devenir un phénomène social majeur, deux objectifs pour ce cher baron qui prétendait ne jamais vouloir mêler sport et politique. Le premier, qui représente l’idéal et l’esprit olympique, est bien sûr d’apporter une paix globale à travers le sport, en amenant les nations à se rencontrer régulièrement sur le terrain. Le second, qu’il ne communiquait pas si aisément, était d’entraîner une nation française dont l’armée avait brillé par sa mauvaise condition physique. Se préparer à la guerre par le sport, donc. L’idéal olympique ne serait-il qu’une mascarade ?

En 1930 a lieu la première Coupe du monde de football en Uruguay, contribuant à faire du sport, et en particulier du football, un élément incontournable de la vie de tous les peuples, au-delà du continent européen. Cette compétition est la première organisée entièrement par la FIFA (née en 1904). Avant cela, un tournoi de football était intégré aux Jeux olympiques. Notons que, à l’issue du tournoi des Jeux de 1924, l’équipe d’Uruguay fut couronnée après une finale contre… la Suisse !

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Cérémonie d’ouverture des JO d’été de Berlin, 1936

L’ère fasciste

La période du fascisme et des régimes autoritaires, voire totalitaires, en Europe marque un tournant dans l’histoire du sport. A partir de cette époque, le sport, toujours réservé à une élite masculine composée essentiellement d’amateurs, devient outil de propagande. Deux étoiles sur le maillot de football de l’équipe italienne représentent encore aujourd’hui les victoires des Coupes du monde de 1934 et 1938, pendant le règne de Benito Mussolini, grand fan de foot. Au moins la première d’entre elles a été remportée à l’issue d’une compétition qui, ayant eu lieu en Italie, a été marquée par un arbitrage truqué et des matchs rejoués afin d’obtenir les résultats attendus par le Duce. Celui-ci, lors du tournoi de 1938, aurait ordonné à ses joueurs « Vaincre ou périr ! ». Il est loin l’idéal olympique de Coubertin…

Entre ces deux épisodes, dans une Allemagne dirigée par Adolf Hitler, se préparent les Jeux olympiques d’été de 1936 à Berlin (à noter que les Jeux d’hiver ont également été organisés en Allemagne la même année). Si les jeux étaient déjà prévus en Allemagne bien avant l’arrivée du Führer, c’est bien celui-ci qui décida de les instrumentaliser afin de prouver au monde entier la surpuissance germanique. En plus des films réalisés, illustrant la beauté et la force de corps d’athlètes allemands, Hitler eut une idée qui s’est imposée en tradition : le décompte des médailles. En effet, pour prouver l’hégémonie allemande, quoi de mieux qu’une supériorité quantitative ? Avec ses 89 médailles dont 33 d’or, l’Allemagne nazie se place bien devant le deuxième pays du classement, les États-Unis, avec 56 médailles. Et ce n’est pas un certain Américain noir du nom de Jesse Owens – que vous (re-)découvrirez dans le troisième épisode de cette série – qui éclipsera la grandeur du Reich, ou presque. Depuis, chaque nation compte ses médailles avec fierté lors de chaque édition des Jeux, se comparant ainsi aux pays voisins ou aux anciens ennemis. Belle tradition héritée d’Hitler et que nous perpétuons encore aujourd’hui.

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Finale de la Coupe du monde de football 1945, RFA vs Hongrie

La guerre froide aux abords du stade

Si la guerre froide a lieu sur toute la Terre, et même dans l’espace, pourquoi n’aurait-elle pas lieu sur le terrain ? Outil idéal dans la guerre d’influence à laquelle s’adonnent les États-Unis et l’URSS, le sport devient un moyen d’en découdre sans prendre les armes et tout en prouvant sa puissance physique. Au début du conflit, le sport est toujours réservé majoritairement aux amateurs dans le bloc de l’Ouest, tandis que le bloc de l’Est, en particulier la République Démocratique d’Allemagne (RDA) fait appel à des « faux amateurs », c’est-à-dire des professionnels qui ne font que prétexter exercer un autre métier à côté de leurs entraînements. Car entraînements il y a, dans des camps de préparation pour sportives et sportifs, à l’aide de méthodes on ne peut plus douteuses. Pourtant, ce ne sont pas les Soviétiques qui ont inventé le concept de « faux amateur ». En effet, le premier joueur de football professionnel de l’histoire était Fergus Suter, un Écossais employé d’une usine mais ayant pour consigne de ne se consacrer qu’au football. Sa carrière (1876-1889) est marquée par un affrontement constant entre équipes d’aristocrates et quelques équipes d’ouvriers, comme on le retrouve dans la mini-série Netflix The English Game. Au pays d’Adam Smith et du football, le sport est une victime du capitalisme avant l’heure.

C’est d’ailleurs contre le capitalisme que les Soviétiques se doivent de gagner des médailles, afin de prouver leur hégémonie. Il est loin le temps où, à sa fondation, l’URSS refusait catégoriquement de participer aux compétitions sportives internationales, estimant que celles-ci étaient perverties par une forme de concurrence capitalistique et un nationalisme chauvin. Fidèles à l’idéal communiste sur un point au moins, les pays du bloc de l’Est intègrent en premier les femmes aux Jeux olympiques. Le but était de prouver la supériorité de la puissante femme communiste sur des femmes occidentales aux mœurs décadentes.

Ironie du sort, parmi les épisodes les plus marquants des rencontres sportives entre deux camps radicalement opposés, la Coupe du monde de football de 1954, organisée par la Suisse, est remportée par la République fédérale d’Allemagne (RFA) contre la Hongrie communiste. Cet événement est d’ailleurs encore connu aujourd’hui sous le nom de Miracle of Bern. Après la victoire et traumatisés par la défaite totale de 1945, les Allemands se laissent aller à un sentiment nationaliste prohibé jusque-là et que le chancelier Helmut Khol, en 1990, qualifiera de „Wir sind wieder wer“-Gefühl (sentiment d’être de nouveau quelqu’un). C’est donc par le sport que certaines nations se sentent exister.

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Cérémonie d’ouverture des JO de Pékin, 2008

Et aujourd’hui ?

Quiconque prétendrait que le sport n’est plus un enjeu de pouvoir dans un monde aussi mondialisé que celui que nous connaissons aurait tort. Si la mondialisation, de par les contacts fréquents entre les États, tend à amener les peuples à se connaître, comme devait le faire le sport de Coubertin, l’instrumentalisation du sport n’a pas disparu. Au contraire, elle semble agir comme une relique d’un ancien monde pas si lointain. Afin de mieux comprendre ce qu’est le sport aujourd’hui, il convient de séparer les nations historiques du sport d’une part, et les pays émergeants découvrant le sport politique d’autre part.

Dans le premier cas de figure, les mêmes pays sont toujours présents aux Jeux olympiques et, en règle générale, aux compétitions mondiales de leurs sports respectifs. D’ailleurs, ces compétitions ne sont pas laissées au hasard, mais sont le fruit du travail de tout un système politique, quasi-étatique, qui transcende les systèmes politiques nationaux classiques. En effet, chaque sport fonctionne comme un État, dont le gouvernement serait sa fédération internationale (la FIFA pour le football, la FIS pour le ski ou encore la FIA pour le sport automobile). Toujours dans cette métaphore, il peut y avoir des gouvernements régionaux, à l’image de l’UEFA pour le football en Europe. Ces instances, se faisant à la fois organe législatif et exécutif, sont soumises à un acteur juridique suprême prétendument indépendant, le CIO, qui prévoit des sanctions, à l’image de celles données à la Russie aux JO de 2018. En l’occurrence, nul ne pourrait imaginer Vladimir Poutine accepter sans broncher de telles sanctions d’une autre grande puissance. Le CIO semble donc être un acteur non-négligeable de la scène internationale, garant de la paix entre les États. Rien de surprenant donc à ce que son directeur soit reçu à l’Assemblée générale de l’ONU le temps d’un discours en 1992, prouvant le rang de quasi-chefs d’État des différents directeurs du CIO ou de la FIFA.

Pourtant, un phénomène persiste, contre lequel le CIO ne pourrait pas facilement agir, même s’il le souhaitait. En effet, contrairement à l’idéal olympique, le sport moderne exacerbe le nationalisme partout. Ceci devient potentiellement un problème lorsque, dans la création d’une culture commune européenne, à travers la grande Union européenne, les rivalités sportives font de la résistance. En 2004 par exemple, lors d’un match de rugby opposant la France à l’Angleterre, on entendit à peine résonner dans le Stade de France l’Ode à la joie de Beethoven, hymne de l’Union européenne. En revanche, le public écouta dans un silence pieux les notes de la Marseilleise et du God save the Queen. Dans des États où l’on pensait le concept de nation presque disparu, le sport fait ressurgir l’orgueil d’antan.

En ce qui concerne les pays émergeants sur la scène sportive internationale, l’histoire semble se répéter. En effet, la Chine, grande puissance voulant concurrencer les États-Unis, s’intéresse depuis quelque temps au sport comme moyen de rayonnement à l’international, mais aussi pour se montrer supérieure au rival américain. Pour y parvenir, elle tente d’accueillir un maximum de compétitions internationales, à l’image des Jeux olympiques d’été de 2008 à Pékin. A cette occasion, la Chine avait non seulement surentraîné ses athlètes dans le but évident – et atteint – de figurer à la première place du tableau des médailles, mais elle avait aussi envoyé des signaux forts aux autres États, en particulier lors de la cérémonie d’ouverture durant laquelle le drapeau olympique était porté par des militaires chinois, afin de signifier la puissance de leur armée. Cet exemple parmi tant d’autres nous montre que le sport, encore aujourd’hui, est un instrument politique qu’il serait dangereux de sous-estimer.

Deborah
Deborah Intelisano
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Sources:

Wahl, Alfred. « Sport et politique, toute une histoire ! », Outre-Terre, vol. no 8, no. 3, 2004, pp. 13-20. Lejeune, Dominique. Annales. Histoire, Sciences Sociales57, no. 4 (2002): 1109-111. Accessed November 6, 2020. Arnaud, Pierre, and Alfred Wahl. « Sports Et Relations Internationales. » Vingtième Siècle. Revue D’histoire, no. 42 (1994): 114-16. https://www.letemps.ch/sport/sportifs-peuventils-faire-avancer-paix https://www.liberation.fr/sports/2012/06/21/le-sport-rapproche-les-peuples-ou-pas_828180 https://www.ledevoir.com/sports/517493/le-sport-puissant-outil-politique# https://www.youtube.com/watch?v=Jpo0bPqVX1M https://www.youtube.com/watch?v=asMYuDl-140 https://www.youtube.com/watch?v=rtndjWjiNqQ https://www.youtube.com/watch?v=k6WCRgd1cYo http://www.slate.fr/story/9407/les-dix-evenements-qui-ont-secoue-la-planete https://www.youtube.com/watch?v=cWtCkpdaSm8 https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/histoire-du-sport-14 https://www.youtube.com/watch?v=OXI6FhILSgo https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/le-sport-est-il-un-terrain-de-militantisme-politique http://www.regardcritique.ca/article/le-sport-au-centre-des-enjeux-politiques/ https://www.iris-france.org/44226-le-sport-au-service-de-la-paix/ https://www.courrierinternational.com/article/sport-le-foot-rapproche-des-gens-de-tous-les-pays https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/06/22/oui-le-foot-rapproche-les-peuples_4231085_1819218.html https://www.un.org/fr/chronicle/article/le-sport-comme-moyen-pour-promouvoir-le-developpement-international https://www.sportanddev.org/fr/en-savoir-plus/consolidation-de-la-paix/le-role-du-sport-dans-le-processus-de-paix https://www.letemps.ch/sport/lideal-olympique-une-coquille-vide https://www.beyondintractability.org/essay/sports-peacebuilding-basics http://archives.lesechos.fr/archives/cercle/2012/10/28/cercle_57462.htm https://www.businessfrance.fr/export-s-informer/sport-en-afrique-du-sud http://www.slate.fr/story/74587/mandela-sport-apartheid https://www.lepoint.fr/automobile/sports-et-reves/f1-et-racisme-hamilton-aux-limites-du-sport-et-de-la-politique-06-07-2020-2383189_658.php https://www.signesetsens.com/sport-loisirs-des-origines-du-sport-a-nos-jours.html https://www.lepoint.fr/sport/jeux-olympiques/jo-la-sombre-histoire-du-cio-fascisme-nazisme-et-antisemitisme-05-08-2012-1493156_761.php

Images :

https://www.hockeyarchives.info/histoire/1980miracle.htm https://mopays.com/lewis-hamiltons-black-lives-matter-gestures-are-slammed-as-too-much-by-former-f1-rival/ https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_de_Coubertin https://www.republicain-lorrain.fr/sports/2016/08/03/les-pages-sombres-de-l-histoire-de-l-olympisme https://www.historytoday.com/archive/1954-world-cup-triumph-new-germany http://anthonyrojo.canalblog.com/archives/2008/08/08/10176261.html