Après son arrivée à HEC Lausanne en août 2007, c’est en 2012 que le professeur de stratégie Jean-Philippe Bonardi fait son entrée au Décanat d’HEC Lausanne en tant que Vice-Doyen. Puis, en 2015, il assumera la relève en tant que Doyen de la faculté, rôle qu’il quittera cette année. Il s’est prêté au jeu de l’interview d’HEConomist.
Vous êtes Doyen d’HEC Lausanne depuis 2015. Comment résumeriez-vous votre parcours jusqu’ici, à l’aube de la fin de votre mandat ?
C’est intéressant de commencer même avant. Je suis arrivé à l’Université de Lausanne et donc à HEC Lausanne en 2007, en tant que professeur de stratégie. J’avais passé onze ans aux États-Unis et au Canada avant d’arriver en Suisse, et j’ai été contacté par l’Université de Lausanne car il y avait un poste vacant en stratégie. J’ai pris le poste et, dès le début, j’ai été dans une idée de construction. C’est cet aspect de construction et de création d’un projet global qui m’a toujours animé à HEC Lausanne, y compris bien sûr en tant que Doyen.
Quand je suis arrivé à HEC, il n’y avait pas vraiment de département de stratégie, et le mandat que j’avais était plus ou moins d’en créer un et de le lancer. J’ai essayé de construire là-dessus. J’ai fait cela quelques années, et comme je participais à pas mal de choses au sein de l’école et que je disais ce que je pensais, on m’avait déjà approché et on m’avait déjà proposé de devenir Vice-Doyen. J’ai finalement accepté de le faire en 2012 avec l’ancien Doyen, Thomas von Ungern-Sternberg. Les six ans que j’ai ensuite passés en tant que Doyen sont une continuation de ce que l’on avait déjà entamé depuis 2012.
Ce qui m’a vraiment frappé lorsque je suis arrivé à HEC Lausanne, c’était la qualité de la Faculté, autant au niveau du corps professoral que des étudiants. Ce sont les deux piliers importants d’une école. Mais d’un autre côté, la reconnaissance et la visibilité d’HEC Lausanne étaient sans doute en-dessous de ce qu’elles pouvaient être. Depuis que je suis arrivé comme professeur à HEC, j’ai toujours eu cette idée en tête : comment peut-on faire en sorte qu’HEC réalise tout son vrai potentiel ?
C’est vraiment cette question qui m’a guidé. Essayer de développer l’aspect visibilité et réputation de ce que nous faisons, faire parler d’HEC et structurer un certain nombre d’éléments qui ne l’étaient peut-être pas encore assez. Nous avons par exemple développé le Centre de Carrière, ce qui est très important pour placer et valoriser nos étudiants. C’est aussi très important en termes de visibilité par rapport aux entreprises, et cela permet de travailler sur de nouveaux partenariats avec l’extérieur. Ces projets ont vraiment été au cœur de ce que j’ai voulu faire durant toutes ces années.
Maintenant, si on ne se concentre que sur ces six ans en tant que Doyen, je suis passé d’un travail de valorisation d’HEC Lausanne à un travail de profilage de l’école et de transformation. Lorsque je suis arrivé en tant que Doyen, je me disais que nous étions bons, mais beaucoup d’autres le sont aussi. L’objectif était donc de tirer notre épingle du jeu. Comment se différencie-t-on parmi les grandes écoles d’économie et de management en Europe ? Comment peut-on ressortir du lot ? Et c’est là qu’avec mon équipe du Décanat, nous avons commencé à réfléchir aux leviers de différentiation dont nous disposions. C’est de là qu’est née, notamment, l’idée de créer un centre commun à fort impact avec l’EPFL. Puis l’IMD s’est joint au projet. Le développement de ce centre, que nous avons appelé Enterprise for Society (E4S), est au cœur du projet de différenciation d’HEC Lausanne.
Vous l’évoquez déjà dans la réponse précédente, mais au-delà des missions habituelles d’un Doyen, vous avez eu un objectif à atteindre. Quel a été précisément cet objectif ? Et si vous l’avez atteint, qu’avez-vous mis en place pour y parvenir ?
L’objectif était d’abord un objectif de différenciation ; c’est le premier point. Le deuxième point, c’était de relier ce projet de différenciation aux grands changements en cours dans le monde d’aujourd’hui. Les changements en cours dans les technologies de production, de distribution et de communication, dans les sources d’énergie et dans le monde des transports et de la logistique vont accoucher d’une nouvelle organisation économique. Pour une institution comme la nôtre, il y a là une occasion exceptionnelle de faire quelque chose de différent et à fort impact, surtout si nous comptons dans notre écosystème une école comme l’EPFL où se développent ces nouvelles technologies.
Ce sont les deux aspects clés qui m’ont guidé. Il serait évidemment présomptueux de dire que nous avons réussi. Nous avons posé les objectifs, mais le processus pour les atteindre est toujours en marche. Il s’agit d’un processus de changement lent mais profond et, je pense, à fort impact.
Et pour atteindre ces objectif, un aspect très important est le stakeholder management. Il fallait convaincre tout le monde à l’Université de Lausanne et en dehors que c’était une bonne idée de le faire. C’était un énorme travail avec de nombreuses réunions, des échanges très riches, et des actions aussi pour pousser dans le bon sens. Tout cela est quelque chose qui s’est construit petit à petit.
Parmi les stakeholders qu’il fallait convaincre, on comptait notamment les professeurs d’HEC, le staff, les étudiants aussi. Les étudiants n’étaient de loin pas les plus difficiles à convaincre parce que, dès qu’on a commencé à évoquer avec eux le projet E4S, cela leur a parlé tout de suite et ils ont vu le potentiel. Ils voyaient peut-être moins aussi les difficultés en interne (rires).
Pour les professeurs, le projet en intéressait beaucoup mais il y avait aussi des difficultés potentielles. Les professeurs ont leurs cours, leurs recherches, et donc leurs trajectoires à eux. Mais nous leur avons bien expliqué que ce serait bien s’ils jouaient le jeu, s’ils contribuaient et s’ils réorientaient peut-être un peu ce qu’ils font pour intégrer les choses qui iraient dans cette direction. C’est un peu une contrainte au départ, et c’est là qu’il y a un vrai travail de management des stakeholders où il faut que chacun y voit du plus. Il faut que ça soit win-win.
Là encore, il serait vraiment trop présomptueux de dire qu’on a réussi. Ce qu’on a réussi, c’est de faire en sorte que cette joint-venture et cette plateforme avec l’EPFL et l’IMD existe aujourd’hui. Un nouveau master va être lancé en septembre et il y a des projets de recherche qui sont lancés. Il y a une plateforme autours des startups et de l’innovation. Les choses existent, nous avons déjà le soutien d’un certain nombre de partenaires externes en plus des trois institutions. C’est super mais, encore une fois, nous ne sommes qu’au début de l’aventure.
Maintenant qu’il va y avoir une nouvelle équipe décanale, il va aussi falloir faire en sorte que tout cela continue de se développer et qu’HEC continue de s’approprier ce projet. C’est aussi pour cela que, après mon mandat de doyen, j’ai accepté de rejoindre Jean-Pierre Danthine, qui dirige actuellement le centre E4S, comme co-directeur.
Quel est le meilleur souvenir que vous garderez de votre mandat ?
C’est une bonne question, il y a eu plein de belles choses. Je dirais quand nous avons obtenu l’accréditation EQUIS pour 5 ans. C’était beau parce que c’était vraiment quelque chose qu’HEC Lausanne méritait mais avait du mal à avoir, mais aussi et surtout parce que ce fut un vrai projet collectif. Toute notre faculté a été impliquée.
Pour la même raison, la création d’Entreprise for Society est aussi une réussite intéressante. Il y a eu beaucoup d’énergie positive de la part des professeurs, des étudiants, du décanat, de la direction de l’UNIL et de l’EPFL, ainsi que des collègues de l’IMD.
Je dirais que ces deux projets sont mes meilleurs souvenirs, car il s’agissait également de projets à long terme. Nous avons commencé à travailler dessus avec le décanat, l’EPFL, le Business Advisory Board, la Fondation HEC, les Alumni HEC et tant d’autres gens impliqués dès le début de mon mandat en 2015, et le projet est devenu public en janvier 2020. Ce sont des projets à longue gestation qui demandent beaucoup d’énergie. Au final, cela reste d’excellents souvenirs qui resteront, j’espère, les pierres angulaires permettant de construire l’avenir de l’école.
Au contraire, quel est l’aspect que vous avez trouvé le plus difficile dans le fait d’être Doyen d’HEC Lausanne ?
Je dirais que l’aspect le plus difficile a été le management des ressources humaines au sein de l’école. Pas forcément parce que c’était intrinsèquement plus difficile, mais parce que j’y étais sans doute moins bien préparé.
C’est délicat car on gère des groupes de personnes très différents. À l’intérieur d’HEC, il y a une centaine de professeurs, environ 250 chercheurs qui comprennent les doctorants et les post-doctorants, une centaine de chargés de cours, ainsi que tout le staff d’HEC. Toutes ces personnes ont des attentes très différentes, avec des horizons très différents et des origines très différentes aussi. Par exemple, le staff est en très grande partie d’origine suisse, voire de Suisse romande, alors que chez les professeurs seulement 20% viennent de Suisse. Faire cohabiter tout le monde et manager les attentes et les énergies des uns et des autres n’est pas une tâche facile.
Mais j’ai appris énormément sur les gens, et j’ai pas mal appris sur moi aussi.
On sait depuis quelques mois que la professeure Marianne Schmid Mast sera la nouvelle Doyenne d’HEC Lausanne dès la rentrée 2021-2022. Quels sont selon vous les plus gros challenges et objectifs auxquels elle sera confrontée ?
Marianne Schmid-Mast, avec son équipe, va devoir définir ses priorités et a toutes les cartes en main pour le faire. Ce n’est pas vraiment mon rôle de mener cette réflexion pour elle. Mais, le premier objectif, pour moi, devrait être de poursuivre le projet de différenciation évoqué ci-dessus.
Le deuxième grand challenge, à mon sens, est de repenser ce que nous faisons dans nos cursus, à commencer par le Bachelor. Puisque nous sommes dans une phase de changements profonds dans l’économie, il va falloir changer un certain nombre de compétences et de connaissances que nous donnons à nos étudiants. Nous en avons souvent discuté et je sais que, pour elle, [la Professeure Marianne Schmid Mast], ce projet est aussi fondamental. Mais le challenge est de taille car il concerne beaucoup de monde au sein d’HEC et il implique de remettre en cause des choses que nous faisons d’une certaine manière depuis longtemps.
Cela veut dire aussi changer la manière dont nous enseignons ces compétences et ces connaissances. Le Covid nous a vraiment ouvert des portes. On voit beaucoup mieux ce qu’on peut faire et qu’on ne peut pas faire en digital, par exemple. Nous avons beaucoup appris et il serait dommage de ne pas en profiter pour repenser certaines de nos pratiques, quand cela se justifie.
Est-ce qu’il y a quelque chose que vous regrettez ou que vous auriez aimé faire durant votre mandat, mais que vous n’avez pas eu la possibilité de faire ?
Si j’avais continué 3 ans de plus, je me serais concentré sur cette réflexion concernant le Bachelor. On ne peut pas parler de différenciation d’HEC Lausanne et de changements sur l’économie si on n’est pas à la pointe de la formation de base. Les masters ont quant à eux déjà beaucoup changé ; c’est un aspect sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Pour aller encore plus loin, il faut renforcer nos bases. C’est un projet que j’ai essayé d’entamer, mais nous n’avons pas eu le temps de le faire. Cela aurait été mon objectif si j’avais continué 3 ans de plus.
Une deuxième chose que nous avons essayé de faire mais pour laquelle n’avons pas eu de temps est de travailler sur un rebranding d’HEC. Travailler sur la marque HEC et ce qu’elle veut dire pour les gens. Lorsque l’on parle de différenciation, nous devons essayer d’aligner ce que nous faisons en termes d’enseignement et de recherche avec ce que le marque inspire. Nous devons être sûrs d’activer les bons leviers qu’il faut pour que la marque HEC inspire le type de différenciation désiré. Si nous ne faisons pas cela, nous risquons de passer à côté de la dynamique que la faculté crée dans les programmes et la recherche.
Parmi l’histoire des Doyennes et Doyens d’HEC Lausanne, vous avez une particularité qui, on l’espère, vous sera unique : vous avez été Doyen à la naissance d’une pandémie. Comment l’avez-vous vécu, et que signifie être Doyen durant une crise ?
Ça a été beaucoup de travail. Là on rentre dans quelque chose qui est vraiment intéressant : le management de l’incertitude. On pilote à vue, on pilote à un mois, on ne sait pas ce qui va changer. On est obligés de mettre en place des structures qui sont beaucoup plus flexibles pour pouvoir s’adapter au changement. Il y a toute une partie communication avec les parties prenantes aussi, à commencer par les étudiants, les professeurs et autres.
C’est un management qui n’est pas facile. J’ai trouvé cela difficile et intéressant en même temps. Je n’avais jamais fait ça avant, en tout cas pas comme ça, mais ce qui m’a surpris le plus c’est que, dans le fond, nous nous en sommes plutôt bien sortis (!). On pense à l’Université de Lausanne et à HEC comme une grosse organisation, mais nous avons montré, je crois, une vraie capacité d’adaptation.
Alors évidemment, tout le monde n’a pas été content de tout. Vous avez entendu parler des examens, par exemple. Mais dans le fond, quand je regarde les résultats aux examens, je vois qu’ils ne sont pas fondamentalement différents de ce qu’ils étaient avant le Covid ; les choses sont restées relativement équitables, et c’est un peu pareil pour le reste de l’organisation.
La vraie question maintenant, c’est comment est-ce qu’on fait pour capitaliser sur ce que l’on a appris ? Comment est-ce qu’on fait pour que ça n’ait pas servi à rien ? Ce qui serait vraiment dommage, ce serait qu’on ne capitalise pas là-dessus.
On relève de vos propos le bon nombre de difficultés qu’imposent la crise, et on sait que les responsabilités de Doyen, que ce soit en temps de croisière ou en temps de crise, peuvent être très stressantes au quotidien. Quelles sont ou ont été vos astuces pour décompresser ?
(Rires) Je ne suis pas forcément très bon sur la décompression… Même si je donne le change, je garde constamment en tête les grandes questions qui agitent notre faculté et je regarde très souvent mes e-mails sur mon téléphone. Quand on fait beaucoup de choses et qu’on gère de nombreux dossiers à la fois, il est crucial de répondre vite et de gérer en continu. Sinon, on oublie… Après, pour la décompression, il y a quand même le temps que je passe en famille et avec mes amis. Et je joue aussi au golf et au tennis. Ce sont des bonnes soupapes de décompression pour moi.
On peut supposer que la libération de vos obligations de Doyen vous donne plus de temps pour d’autres activités. Quels sont vos objectifs futurs ?
Après avoir été Doyen, nous avons le droit à un congé décanal, appelé « congé scientifique » de 6 mois pour un mandat ou d’une année pour 2 mandats. J’aurais donc pu partir pendant un an dans une autre université à l’étranger : on sort de son cadre, on va faire de la recherche et on réfléchit à ses enseignements futurs avec de nouveaux collègues. Le but est de décompresser, de s’extirper du travail de Doyen, et de revenir frais pour recommencer son rôle d’enseignant-chercheur.
Le problème pour moi est que cela impliquait de me retirer des projets dans lesquels je m’étais engagé, ce que je ne voulais pas. J’ai donc décidé de renoncer à ce congé scientifique. Quand je raconte cela à mes amis, ils me prennent un peu pour un fou (rires). C’est une opportunité incroyable de pouvoir partir pendant un an et de faire ce que l’on veut. Je ne vais pas le faire, mais pour une bonne raison : j’ai envie de continuer mes projets. Il est important pour tout le monde que ce projet aboutisse. C’est pour cela que j’ai envie de continuer à m’engager. Nous aimerions que ce projet E4S réussisse et qu’il puisse transformer les écoles qu’il va impliquer et positionner HEC Lausanne comme une école de pointe pour l’économie de demain.
Avez-vous un dernier mot en tant que Doyen pour toute la communauté d’HEC Lausanne ?
J’ai adoré mes six années de Doyen. J’ai pris énormément de plaisir avec les professeurs, avec les étudiants, avec le staff, avec la communauté UNIL au sens large, avec les entreprises qui nous aident, le Business Advisory Board, la Fondation HEC et l’Association des Alumni.
Vous me posiez la question tout à l’heure des mauvais souvenirs, mais je n’en ai pas vraiment. Au bout du compte, tous les souvenirs sont positifs. J’ai adoré chaque minute du temps que j’ai passé. Sans doute parce que j’ai senti que, dans ce que j’essayais de faire en tant que Doyen, il y avait du répondant, que ce soit des étudiants, des professeurs, de la direction de l’UNIL ou des entreprises partenaires. Il y avait du buy-in, ça parlait aux gens, on me suivait, on était prêt à s’approprier les idées aussi. Quand on est dans une position de leadership et qu’on sent que les gens suivent, c’est un énorme plaisir. C’est pour cela que, au bout du compte, je ne retiens que du plaisir.
L’équipe d’HEConomist remercie le professeur Bonardi pour le temps accordé à cet article et pour son travail de Doyen, et lui souhaite une très bonne continuation dans ses futurs projets !