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Abolitionnisme pénal et analyse féministe du système pénal : retour sur la conférence de Gwenola Ricordeau

Alors que féminisme et abolition du système pénal ne semblent pas aller de pair, la professeure et sociologue Gwenola Ricordeau va à l’encontre de cette idée et met en lumière, dans son ouvrage Pour elles toutes : femmes contre la prison, les effets concrets et négatifs du système pénal, spécialement à l’encontre des femmes. Elle se donne pour mission de démontrer que ce système n’est pas une aide contre les violences structurelles faites aux femmes, bien au contraire. Elle prône donc une abolition du système pénal et donne des pistes pour s’en émanciper et le repenser.

Retour sur la conférence qu’elle a donnée le jeudi 30 septembre 2021 à l’Université de Lausanne.

Qui est Gwenola Ricordeau ?

Professeure de sociologie à l’université de Lille puis de justice criminelle à l’université de Chico en Californie, Gwenola Ricordeau a passé plus de quinze ans à décrypter l’appareil judiciaire. C’est à la suite de son travail sur le système carcéral qu’elle décide de déconstruire les grandes idées de justice en adhérant au mouvement abolitionniste.

En 2019 elle publie l’ouvrage Pour elles toutes : femmes contre la prison dans lequel elle explique que certaines idées féministes qui plaident pour une criminalisation accrue et un durcissement des sanctions à l’encontre des hommes reconnus coupables de violences faites aux femmes ne sont en réalité pas favorables à la cause des femmes. Elle rappelle que derrière l’hommes incarcéré se trouve souvent une femme : une fille, une sœur, une épouse qui est, elle aussi, une victime. Selon elle, le système carcéral tel que nous le connaissons aujourd’hui met trop l’accent sur le but de punir les hommes dans l’intérêt de celles qui ont été victimes de leurs actes, se désintéressant du sort de celles qui doivent assumer les coûts sociaux liés à l’incarcération de leurs proches.

Son dernier livre en date Crimes et peines : penser l’abolitionnisme pénal fait découvrir et explique le mouvement abolitionniste.

Qu’est-ce que l’abolitionnisme ?

L’abolitionnisme est un mode de pensée qui consiste à mettre en doute le système pénal au lieu d’envisager des alternatives pour corriger ses effets négatifs comme le font aujourd’hui nombre de pénalistes, notamment dans les actuelles discussions autour de la modification de la définition du viol.

L’abolitionnisme en général plaide pour une abolition totale du système pénal et de toutes les grandes instances qui vont de pair avec ce système : les instances policières, les prisons, les tribunaux. Les mouvements favorables à la suppression des instances policières prennent de l’ampleur aujourd’hui avec des mouvements comme Black Lives Matters.

L’abolitionnisme n’est cependant pas un mouvement nouveau mais est né au milieu des années 70. À partir des années 2000, le combat des abolitionnistes était lié à celui de l’abolition de l’esclavage et, depuis 2010, on commence à parler de justice transformative : une façon d’envisager différemment le système pénal.

L’abolitionnisme veut supprimer l’approche punitive basée sur les délits et les crimes, penser le système pénal autrement qu’uniquement à travers la relation auteur-victime et ne pas répondre aux infractions par des sanctions mais envisager d’autres techniques plus efficaces et plus économiques.

Raisons d’existence des peines et critiques abolitionnistes à leurs égards

Le système pénal se base sur quatre piliers :

  1. La dissuasion, que l’on peut qualifier plus vulgairement de « peur des gendarmes ». Le but étant de décourager les infractions et d’éviter la récidive.
  2. La rétribution : les infractions ne doivent pas rester impunies.
  3. La réhabilitation : le but de l’incarcération est également de pouvoir ensuite réinsérer la personne condamnée dans la société.
  4. La neutralisation ou élimination : le système pénal permet d’écarter les criminels qui ne peuvent être réinsérés dans la société, afin de garantir la sécurité de la population.

Les abolitionnistes remettent en question l’effet dissuasif du droit pénal. Selon eux, ce n’est pas la peur de la prison qui freine les potentiels délinquants. « Posez-vous la question, a dit la Prof. Ricordeau, même si vous ne risquiez pas d’être sanctionné, commettriez-vous alors une infraction ? »

Le séjour des détenus en prison a pour effet d’augmenter leur précarité et leur isolement social ce qui accroit en réalité le risque de récidive.

Se concentrer sur le châtiment et la victimisation n’est pas la solution. Il faudrait plutôt travailler en amont afin d’empêcher la commission de l’infraction.

L’emprisonnement n’est guère efficace pour réinsérer le coupable dans la société. Pédagogiquement, il y a de bien meilleurs moyens pour éduquer un enfant, que de passer par la sanction. Il devrait donc en être de même a fortiori pour les personnes coupables d’infractions.

Enfin, tous les criminels ne sont pas derrière les barreaux ; l’incarcération ne permet donc pas de protéger la population. De plus, cela pose d’autres problèmes, notamment celui de la sécurité des personnes incarcérées.

Abolitionnisme vs réforme

Les abolitionnistes ne cherchent pas à réformer le système pénal mais à l’abolir complètement. Ils ne parlent pas, comme les juristes qui travaillent sur une réforme du droit pénal, d’effet indésirable du système pénal mais admettent que celui-ci fonctionne bien pour ce pourquoi il a été créé. Ils estiment que la réforme participe à la légitimation de ce système alors que, pour eux, c’est tout le système qui est problématique et non la façon dont il est appliqué.

Analyse féministe du système pénal

Sous l’angle féministe, le système pénal envisage plus particulièrement la victimisation des femmes. Mais les femmes ne sont pas impactées uniquement en tant que victimes. Elles peuvent aussi l’être en tant que coupables et surtout en tant que proche de la personne incarcérée.

Si on analyse le système carcéral, on remarque que les prisonniers sont le plus souvent des hommes issus de la classe populaire, de l’immigration et de la colonisation. Ils ont souvent beaucoup de frères et sœurs et un faible niveau d’éducation.

En ce qui concerne les femmes incarcérées, beaucoup d’entre elles ont été auparavant victimes de violences conjugales ou à caractère sexuel. Ce parcours, pris conjointement avec la précarité dans laquelle elles vivent, augmente les facteurs amenant à l’acte criminel. Celui-ci ayant souvent été perpétré à l’encontre de leur partenaire ou d’un homme avec qui elles ont des échanges économiques comme un dealer, voire même des échanges économico-sexuels, en somme un homme avec lequel elles ont un rapport de force défavorable.

Le système carcéral tel qu’il est conçu aujourd’hui impose une charge supplémentaire aux femmes qui ont un proche détenu. Dans le cas d’une femme dont le mari serait en prison, en plus d’avoir une baisse des revenus familiaux, elle devra payer les coûts sociaux du système carcéral. Cet impact est d’autant plus désastreux que ce sont souvent des personnes qui sont déjà dans une situation de précarité.

Gwenola Ricordeau regrette que les institutions féministes se battent pour une criminalisation plus sévère des coupables de violences faites aux femmes. Selon elle, cela va à l’encontre de la cause féministe. On en oublie les femmes derrière les barreaux qui doivent elles aussi être protégées et les femmes qui ont des proches en prison qui doivent assumer seules les coûts du ménage et les coûts sociaux. Elle pense qu’il faudrait en premier lieu réduire la criminalisation des femmes en supprimant ce qui les pousse à commettre des infractions. Concrètement, cela signifierait réduire les inégalités salariales qui peuvent les mettre dans une situation de précarité, leur assurer une plus grande protection post-divorce ainsi que des aides financières pour celles qui ont des proches derrière les barreaux. Ces questions doivent, selon elle, être pensées en priorité car elles permettraient davantage de faire avancer la cause des femmes.

Les prisons pour éviter de penser aux vrais problèmes de la société

« La prison fonctionne donc sur le plan idéologique comme un lieu abstrait où sont déposés les êtres indésirables afin de soulager de la responsabilité de penser aux vrais problèmes qui affectent les communautés dont sont largement issus les détenus. »

Angela Davis.

Cette citation d’Angela Davis illustre bien l’opinion des abolitionnistes selon laquelle les prisons et plus largement le système pénal sont en fait une stratégie pour se détourner des véritables problèmes de la société. Ce sont ces problèmes sociétaux qui sont en réalité l’origine des infractions commises. Selon les abolitionnistes, il faudrait résoudre les problèmes d’inégalités et de précarités afin de réduire la délinquance plutôt que de chercher à la punir.

Une vision réaliste de l’abolitionnisme

Gwenola Ricordeau est cependant consciente des difficultés et des complexités de la mise en pratique des idées abolitionnistes. Elle conçoit que cela nécessite une organisation et un changement profond de la vie sociale. Selon elle, nous devrions réfléchir dès aujourd’hui à la façon de s’organiser pour créer un système dans lequel il n’y aurait plus besoin de prison. Pour cela, il faudrait donc un changement politique et un changement du fonctionnement de la justice.

Les abolitionnistes ne veulent pas créer une société anarchiste sans normes mais une société plus juste dans laquelle moins d’infractions seraient perpétrées. Ils ne sont cependant pas idéalistes et sont conscients qu’une société sans infractions est une utopie. Ils pensent cependant pouvoir les diminuer en résolvant en premier lieu les problèmes sociaux liés aux inégalités et pouvoir apporter une réponse avec une visée moins punitive aux infractions qui, malgré tout, seraient toujours commises.

Quand sociologie et droit pénal se rencontrent

Les idées abolitionnistes sont fort séduisantes mais suscitent de vifs débats et posent un grand nombre de questions.

D’un côté, nous pouvons effectivement nous demander si la façon dont nous répondons aujourd’hui aux comportements antisociaux ne serait pas trop axée sur les sanctions et la criminalisation. Peut-être y a-t-il effectivement d’autres moyens plus efficaces et pacifiques pour lutter contre la criminalité.

Et d’un autre côté, nous pouvons nous interroger sur la démarche proposée par les abolitionnistes. Une refonte complète d’un système qui régit le fonctionnement de notre société depuis si longtemps est-elle possible ? Et quand bien même cette réflexion serait menée, le travail en amont proposé par les abolitionnistes pourrait-il réellement suffire à empêcher la commission d’infractions ?

Quoi qu’il en soit et quel que soit notre avis à ce sujet, l’abolitionnisme ouvre le débat et propose une réflexion intéressante sur le fonctionnement de notre société ainsi que sur les liens qui se tissent entre sociologie et système pénal.

 

Nous remercions chaleureusement le CEDIDAC, le Centre de droit pénal et l’Ecole des Sciences criminelles de la FDCA pour l’organisation de cette conférence.

Clara Seppey
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