Au début des années 2000, la licence de jeu de rôle médiéval-fantastique Dungeons & Dragons, abrégée D&D, était aux portes de l’oubli. Aujourd’hui, force est de constater un certain retour depuis déjà quelques années. Notamment par le jeu vidéo, avec le très récent sacre de Baldur’s Gate III en 2023 : ce RPG – pour role playing game, une aventure où le joueur incarne un personnage au cours d’un scénario – reprend l’un des univers de Dungeon & Dragons et fut nommé le jeu de l’année, le Game Of The Year, dit GOTY. Avec neuf nominations pour six trophées, Baldur’s Gate III a remporté un franc succès lors de l’équivalent des Oscars du jeux-vidéo, les Game Awards. Le titre produit par Larian Studios a notamment remporté la catégorie du meilleur RPG et a également obtenu le vote du public, témoignant d’un certain engouement de la part des joueurs et des joueuses. Mais qu’est-ce que Dungeons & Dragons, et quelle est l’histoire de cette licence de jeu de rôle ?
Qu’est-ce que le jeu de rôle ?
Dungeons & Dragons est considéré comme le tout premier jeu de rôle sur table de genre médiéval-fantastique. Celui-ci est commercialisé en 1974 par les Étasuniens Gary Gygax et Dave Arneson. A l’origine, Donjons & Dragons est directement issu du monde du wargame : c’est-à-dire un jeu de plateau censé faire l’objet de l’élaboration de stratégie militaires, avec un ensemble de règles s’appliquant à des figurines présentées sur un plateau de jeu, à l’image d’un jeu d’échecs. Un jeu de guerre se compose ainsi d’une carte, des figurines représentant des personnages ou des unités militaires, avec une série de règles qui explique ce que les joueurs peuvent faire ou ne pas faire avec ces dernières.
Depuis ce modèle de wargame, Gary Gygax et Dave Arneson vont faire évoluer les règles vers un format quelque peu différent : les deux Étasuniens vont essayer d’intégrer des éléments scénaristiques au jeu de stratégie sur plateau, c’est-à-dire qu’ils vont concevoir un jeu où des protagonistes vivraient des aventures personnelles au-delà de la bataille militaire qu’est censée représenter le wargame. C’est ainsi qu’est inventé dans le début des années 70 le jeu de rôle sur table, dit tabletop roleplaying.
Cinquante ans après sa création, ce qu’est le jeu de rôle reste très variable selon les joueurs et les joueuses ; restreignons-nous donc à en délimiter les contours. Une partie de jeu de rôle réunit plusieurs joueurs, qui incarnent des personnages qui vivent ensemble une aventure racontée par un autre joueur, qualifié de meneur ou de meneuse de jeu. Au-delà de ces éléments scénaristiques déterminés par les choix des joueurs et des joueuses, les règles se traduisent par le recours au dé à 20 faces, dont le hasard des lancers décide de la réussite ou de l’échec des actions entreprises. C’est ce dé qui est ensuite devenu l’icône de Donjons & Dragons.
Les parties prennent ainsi la forme d’une discussion entre un arbitre et des joueurs explorant différents lieux, peuplé par diverses créatures pouvant s’avérer hostiles et, le plus souvent, à la recherche de trésors. Les joueurs sont ainsi des aventuriers et des aventurières, jouant certains « métiers » et spécialités, par exemple des guerriers ou des magiciens. Le maitre de jeu ou maitre de donjon interprète quant à lui tous les protagonistes que les autres joueurs vont rencontrer lors de leur aventure.
La fulgurante ascension et disgrâce de Dungeons & Dragons
Après sa première commercialisation en 1974, le jeu créé par Gary Gygax est devenu le premier de jeu de rôle à l’échelle mondiale, à la fois d’un point de vue historique mais aussi en termes de parts de marché. Selon son éditeur actuel, Wizards of the Coast, le jeu Donjons & Dragons rassemble aujourd’hui 50 millions de fans. Cependant, l’histoire de ce jeu est loin d’être linéaire.
Tout d’abord, en novembre 1972, Dave Arneson transmet à Gary Gygax dix-huit feuillets manuscrits de notes de jeu. Quand des joueurs optent pour le combat, Gary Gygax s’appuie sur Chainmail, un wargame qu’il avait précédemment développé. Mais comme dit précédemment et à la différence du wargame, les deux hommes décident de s’affranchir de certaines règles si leur complexité vient à prendre le pas sur l’interprétation des personnages. À la surprise des deux créateurs, le succès est immédiat, avec plusieurs centaines de copies vendues lors des premières années. Et les ventes vont en grandissant.
Mais dix ans plus tard, ces ventes connaissent un coup d’arrêt brutal. En effet, le marché du jeu de rôle est saturé et les dettes s’accumulent à la suite de plusieurs stratégies commerciales infructueuses. En 1997, Wizard of the Coast rachète l’éditeur de D&D pour 30 millions de dollars, soit le montant de dettes accumulées. Son chiffre d’affaires décline d’années en années et repose sur un noyau de fidèles déjà vieillissants. Qui plus est, l’essor des études décoloniales et de genre a entraîné une relecture pour le moins critique de Donjons & Dragons, qui reposait sur un imaginaire des années 1930, pour le moins occidental et masculin. En conséquence, les ennemis affrontés étaient souvent des personnages aux traits racisés ou des femmes. D&D est en effet resté, depuis cinquante ans, un loisir de la jeunesse aisée majoritairement blanche. Notamment parce qu’il repose sur une culture du livre s’avérant plus accessible aux classes privilégiées : cette « culture geek » est ainsi restée assimilé à de jeunes hommes s’adonnant à une pratique ludique ségrégée.
Avec Twitch et les jeux vidéo, une remise au goût du jour ?
Comment expliquer alors le regain actuel de Donjons et Dragons ? Si les causes sont multiples, il ne sera pas inutile d’en relever une en particulier : l’incroyable publicité gratuite faite au jeu par la série Stranger Things, disponible sur Netflix depuis 2016. L’histoire même de D&D figure au cœur de l’intrigue de la série à succès. Ce fut une aubaine pour son éditeur, Wizards of the Coast, alors en préparation de la cinquième édition du jeu de rôle. Dès lors, D&D retrouve des niveaux de vente inédits depuis trente ans.
Ces résultats étaient pour le moins inattendus à l’ère des jeux vidéo en réseau. Peut-être car l’un va avec l’autre : la résurgence de D&D doit aussi beaucoup aux retransmissions de parties de jeu de rôle sur Twitch, que l’on appelle des actual plays. Le plus célèbre dans cette catégorie est la chaîne Twitch Critical Role, dont l’un des membres de l’équipe, Matthew Mercer, prête par ailleurs sa voix à l’un des personnages de Baldur’s Gate III : la boucle est maintenant bouclée. L’on peut tout de même également citer en francophonie les actual plays Table Quest sur la chaine Twitch d’Alphacast, ou encore la chaine Twitch La Bonne Auberge, qui s’avère spécialisée dans ces actual plays.
Peut-on alors attendre de ces nouveaux modes de diffusion une transformation des publics de Donjons et Dragons ? Dans sa communication, Wizard of the Coast, actuel éditeur de D&D, promeut l’inclusivité et la diversité, et estime sa clientèle comporte 40 % de joueuses en 2023. En attendant, s’il y a bien une transformation des pratiques et des publics, que les représentations collectives du jeu rôle en soient aussi l’objet.
SOURCES (cliquez sur les titres pour en savoir plus)