Aux JO 2021 de Tokyo, Nina Christen, star suisse du tir sportif, raflait deux médailles. Aux JO 2024 de Paris, Audrey Gognat remporte la première médaille suisse lors de l’épreuve de tir sportif. Plus de la moitié de la délégation suisse aux JO 2024 est composée de soldats et de soldates suisses.
Exemple d’une cible pour la pratique du tir à 300 mètres
L’arbalète de Tell est aussi devenue dès 1917 la marque Swiss Label permettant d’identifier les produits et services « made in Switzerland », emblème de qualité, de tradition et d’attachement au terroir.
Pour comprendre comment la pratique du tir d’origine militaire s’est forgée une magnifique place dans le monde économique et dans le monde international du sport d’élite, on peut suivre, du côté de la Suisse, les traces de l’arbalète, et se pencher sur l’engouement autour de l’histoire de Guillaume Tell.
L’arbalète
L’arbalète, arc bondé avec une corde qui projette une flèche, est conçue en Chine au Ve siècle avant Jésus-Christ, et arrive en Suisse à Bâle au XIe siècle.
Menace pour l’ordre social:
Symbole tantôt de résistance contre l’autorité, tantôt de diablerie, le tir à l’arbalète révolutionne l’art ancestral de la guerre grâce à une force de pénétration plus grande que le tir à l’arc, et qui peut ainsi percer les armures.
D’abord utilisée comme arme de siège, car peu mobile, elle est ensuite modernisée pour être portable et personnelle. Tout d’un coup, n’importe qui peut mettre en danger n’importe qui, ce qui déstabilise l’ordre social.
Sa terrible réputation dès le Moyen-Âge vient du fait qu’elle donne le pouvoir à n’importe qui de menacer même un guerrier de métier.
C’est difficile de heurter un guerrier protégé d’une armure avec un tir d’arc, en revanche avec un tir d’arbalète, c’est possible.
Droit de bourgeoisie et citoyenneté:
On devient bourgeois d’une ville si on veut en faire partie, y habiter, y exercer sa profession, y avoir sa maison ; et si on est prêt à défendre sa communauté si nécessaire (esprit patriotique).
Le droit de bourgeoisie est conditionné à l’obligation de s’armer (d’une épée, d’une lance).
À Bâle en 1361, pour avoir le droit de bourgeoisie, il faut avoir une arbalète.
Pour tous les bourgeois de la communauté dont le métier n’est pas guerrier, il faut alors apprendre à manier l’arme et à s’entraîner au tir.
Les autorités de la ville créent donc des sociétés de tir et des concours pour les tireurs.
Le tir comme exercice se pratique soit à la butte (en ligne droite sur une cible) soit à la perche (un perroquet en bois est placé en haut d’une perche avec les tireurs en arc-de-cercle).
Le « tir du Papagaï » (perroquet en vieil allemand) est l’événement le plus ancien dont on trouve trace, et qu’on appelle aussi « tirer le Mé ». L’oiseau en bois est perché à 50 mètres de hauteur. Les meilleurs tireurs qui abattent l’oiseau sont couronnés rois de l’oiseau et étaient exemptés de l’impôt au souverain pour l’année.
Au XIV ème siècle, c’est posséder une arbalète qui devient une condition pour obtenir le droit de bourgeoise.
Aujourd’hui en Suisse, un soldat ou un tireur sportif est un citoyen qui peut garder son arme à domicile.
Le tir sportif, outil d’alliance ente les villes:
Dans l’ancienne Confédération (avant les cantons), le tir sportif est aussi un outil politique de communication entre les villes qui cherchent à faire des alliances.
On assure ainsi la défense de sa ville avec des accords bilatéraux entre villes.
Et une manière de célébrer ces accords est de célébrer des fêtes de tir, qui existent toujours entre sociétés de tir.
1291, la légende de Tell
Dès la fin du Moyen-Âge dans un manuscrit de 1470, on trouve les premières traces écrites du récit de Tell, mythe fondateur de l’unité et du téméraire esprit de liberté suisse.
Les révolutions techniques ont déjà eu lieu, les sociétés de tir existent déjà en ville et en campagne.
Selon la légende, le patriarche de la vallée du Melchtal dans le canton d’Unterwald, est un paysan respecté, c’est le doyen et il ne se soumet pas à la volonté du bailli.
Lorsque ce dernier ordonne qu’on se saisisse de son bétail, son fils Arnold de Melchtal frappe alors la main d’un valet envoyé par le bailli autrichien pour saisir le bétail. Tandis qu’il s’enfuit dans le canton d’Uri, son père se fera crever les yeux et sera tué.
Jean-Léonard Lugardon, 1840, Arnold de Melchtal
Arnold de Melchtal, révolté, s’allie avec l’aide de Tell à Walter Fürst et Werner Stauffacher des trois cantons primitifs pour se soustraire à la tyrannie et créer la Confédération des III Cantons, décidant de ne plus se soumettre à l’autorité des Habsbourg.
Ces trois cantons se jurent assistance mutuelle éternelle, et leur indépendance devient officielle avec la signature du Pacte de 1291.
La liberté venue de l’unité entre Uri, Schwytz et Unterwald, dans un paysage nocturne pour le Serment du Grütli en 1307 (souvent associé au Pacte de 1291).
Jean Renggli, Rütlischwur, 1891
Face à cette rébellion, les baillis des Habsbourg se livrent à des actes tyranniques. Le bailli Gessler oblige les villageois d’Altdorf à s’incliner en guise de soumission à l’autorité autrichienne devant un poteau sur lequel il y a placé son chapeau.
Lorsque Tell passe en ignorant le chapeau, en guise de sanction, le bailli lui impose de transpercer une pomme déposée sur la tête de son fils en tirant une flèche avec son arbalète.
L’arbalète, en ce temps-là arme moderne, portable et personnelle, dans les mains de Tell, fin tireur, fait de lui le héros de l’indépendance helvétique face aux Habsbourg, car il n’effleure pas un cheveu de son enfant.
1804, la pièce de théâtre de Schiller
Schiller fait de la légende de Tell un drame romantique révolutionnaire, à l’heure du couronnement de l’empereur.
Car 1804, c’est l’année de la première représentation de la pièce de théâtre de Schiller, mais c’est aussi l’année du couronnement de Napoléon.
L’intention de Schiller est de montrer que l’espoir révolutionnaire existe toujours à travers le récit des aventures d’un homme qui met ses convictions au service du peuple.
Tell est représenté comme un père qui protège son fils, et l’unité de sa communauté. Par métaphore il est le père de la Suisse, le garant des valeurs partagées de liberté: patriotisme, docilité et travail, telles sont les vertus de la société helvétique.
Il délivre le peuple opprimé et éveille la conscience nationale, inspire la création d’une unité et d’un récit national.
Les fêtes annuelles de tir sportif dans les sociétés locales de tir sont les vecteurs de cette mémoire populaire.
Les premières sociétés vaudoises de tir de commune ou de bourgeoisie sont des traditions anciennes mais vivantes.
1829, l’opéra de Rossini
Le compositeur d’opéra Rossini s’inspire de l’œuvre de Schiller et reprend en 1829 le thème de la liberté et du héros révolutionnaire en représentant sous forme de fresque épique le récit glorieux du combat helvétique contre l’occupant autrichien.
Edition originale de Guillaume Tell illustrée par Georg Melchior Kraus
Pour Rossini, Guillaume Tell incarne le passage de la Suisse païenne, primitive et archaïque, régie par le doyen, donc l’autorité de l’ancienneté, pastorale des bergers, à la Suisse, nation nouvelle et démocratique, avec des peuples unifiés.
Le vieux patriarche Melchtal entonne le ranz des vaches, le chant populaire des Confédérés qui, du point de vue historique du rapport à la nature au XVIII ème siècle, incarne ceux qui savent communiquer avec les animaux et la nature sans le langage et sans les codes sociaux.
La signification du ranz des vaches chanté par Melchtal dans l’opéra de Rossini évoque la volonté de sauvegarder les origines primitives de la Suisse : le lien avec la nature et les animaux, source simple de vie et de richesse.
Les choeurs de Rossini représentent le peuple et chantent le ranz des vaches, donnant une dimension collective aux origines archaïques.
On ne renie pas les origines, on les fait progresser vers un nouvel horizon.
Récits en musique, fêtes champêtres, concours de tir, rites anciens, l’amour entre Mathilde, enfant de l’oppresseur autrichien, aimée et sauvée de l’avalanche par Arnold, fils de l’opprimé doyen Melichtal, ainsi se tisse la trame dramatique de l’oeuvre à la fois romantique et politique, qui se profile à travers paysages de montagnes, glaciers et lacs, unité de la Suisse sauvage et sublime.
La victoire de Tell et des Confédérés amène la réconciliation entre Arnold et Mathilde, et déplace sur Arnold de Melichtal le poids accordé à Tell dans l’opéra de Rossini.
Grâce à l’action libératrice de Tell, c’est Arnold qui fonde une nouvelle Suisse politique réconciliée dans ses relations avec l’ennemi.
En 1829, l’opéra de Rossini reflète l’aspiration autour du mythe de Tell, que ce soit en Suisse, en France ou en Allemagne, à créer une nouvelle société fondée sur de nouveaux rapports sociaux.
En cette saison d’automne 2024 à l’opéra de Lausanne se joue l’opéra de Rossini, signe que le mythe de Tell est une tradition vivante.
Anecdote : en 1914, le billet suisse de cinq francs comporte une image du buste de Guillaume Tell.
Dès 1922, sur la pièce de cinq francs, on retrouve le buste d’un paysan.

Cliquez sur la photo pour plus d’articles !