Après l’euphorie et la déception, comprendre, remettre l’ouvrage sur le métier. Le travail au sein d’une fédération sportive nationale est rythmé par les grandes échéances, qui sont finalement la pointe de l’iceberg d’un ouvrage colossal. L’Association Suisse de Football vit actuellement un moment de ralentissement suite à la fin de l’Euro 2024, qui a récompensé une Nati valeureuse d’une élimination en quart de finale et invaincue dans le temps réglementaire. Les pages Sommer, Shaqiri et Schär tournées, place donc désormais à la planification, un travail de veille dont le prochain temps fort se trouvera – on l’espère – en 2026, quelque part en Amérique du Nord. Mon objectif ici sera de dresser un tableau des prochains défis du football helvétique. Revenons sur nos équipes nationales et l’importance de leur place au sommet de la pyramide footballistique nationale – et posons-nous, dans le cadre de trois articles thématiques, la question de l’urgence de la réforme face à un déclin annoncé de nos équipes masculines.
« La chance que l’on a eue ces dernières années »
Avant tout, un bilan récent s’impose. L’équipe de Suisse A masculine s’est qualifiée laborieusement à l’Euro 2024. La campagne ayant eu lieu en 2023 a été ponctuée de tensions autour de l’équipe, dont les leitmotivs étaient la question de l’intensité des entraînements, des choix de joueurs pour le cadre de l’équipe et d’autres critiques dont l’aboutissement menait finalement la plupart du temps à la même question : Murat Yakin doit-il être maintenu ? Suite à un Euro 2024 largement réussi, durant lequel Muri a complètement renversé la dynamique de son équipe et enchaîné les paris gagnants – retour à une défense à trois, Shaqiri comme as dans la manche et confiance accordée à Aebischer et Duah – la Nati sort de deux trêves internationales très compliquées. En quatre matches de Ligue des Nations, la Suisse a perdu à trois reprises et a été tenue en échec une fois, laissant au public un sentiment mitigé : tantôt frustrante, tantôt malchanceuse, parfois largement insipide, cette Nati là fait face à une petite crise, à un blues automnal.
D’autre part, il faut noter les contre-performances récentes de l’équipe des moins de 21 ans, ou M21. Après deux volées étant parvenues à se qualifier pour l’Euro des moins de 21 ans, la nouvelle génération de la relève n’a pas su réitérer la performance en dépit d’un groupe de qualification plus qu’abordable. Plus problématique encore : à l’exception faite de Surdez et Sanches, cette volée n’est pas parvenue à trouver ses nouvelles stars, les « premiers noms sur la feuille de match » généralement pressentis pour reprendre des places importantes par la suite en sélection A (les générations précédentes ayant respectivement eu Zeqiri, Lotomba, Guillemenot ou Toma et Ndoye, Rieder ou Amdouni).
Amenda et les siens ont échoué au stade des qualifications à l’Euro moins de 21 ans 2025.
Ce constat est partagé par Michel Pont, ancien assistant emblématique de la Nati entre 2001 et 2014, participant à la renaissance de l’équipe nationale, autant sur le terrain que dans ses liens avec le public. Sur le plateau de Match après Match il y a deux semaines, il confiait sa grande inquiétude face aux performances des internationaux juniors. Son fils Tibert, ex-joueur professionnel, insistait quant à lui sur la chance qu’a eu la Suisse de performer ces vingt dernières années. Les suiveurs et les fans devraient selon lui bien prendre conscience de cette chance, pointant du doigt la baisse de régime redoutée du football masculin en Suisse. L’Association Suisse de Football (ASF) est loin d’être aveugle face à l’hiver qui s’annonce. Patrick Bruggmann, directeur du développement du football et récemment interrogé dans le Blick, tentait d’apporter des réponses systémiques pour comprendre les problèmes auxquels fait face la formation suisse. Il constate notamment un déclin dans le développement de joueurs nationaux sous la forme du temps de jeu accordé aux jeunes. La faute, peut-être, à une stratégie inadaptée de la ligue.
Les tâches contradictoires de la Swiss Football League
Si les équipes nationales, la Coupe de Suisse et la ligue féminine sont coordonnées sous l’égide de l’ASF, le football professionnel masculin est quant à lui géré par la Swiss Football League (SFL), un organisme indépendant collaborant également étroitement avec l’association nationale. Celui-ci gère en collaboration avec les clubs les deux strates les plus élevées du football se pratiquant en Suisse, une vingtaine d’équipes qui ont formé le plus clair des joueurs capés en équipe de Suisse (avec les exceptions récentes de Zeki Amdouni et Joël Monteiro). L’enjeu est donc pour la ligue de produire la Nati de demain dans ses rangs. Cela nécessite par conséquent d’offrir du temps de jeu aux jeunes talents suisses, par opposition aux joueurs plus expérimentés et aux joueurs étrangers. Le plus grand intérêt pour un club d’aligner des jeunes sera généralement la perspective de la revente à haute plus-value, modèle pratiqué par une majorité de clubs en dehors des cadors européens. Comprenez par là qu’un joueur formé au club n’a coûté aucune indemnité de transfert (il incarnera toutefois ce qu’a coûté sa formation) et donc que sa revente constitue une plus-value nette. La ligue, du fait du rôle évoqué plus haut, doit également contribuer à encourager les clubs à lancer des joueurs. Un trophée de formation lancé par la SFL la saison passée gratifie les trois clubs offrant le plus de temps de jeu aux joueurs de moins de vingt-et-un ans d’une coquette somme allant jusqu’à 250’000 francs.
Pourtant, le bât blesse au moment de la comparaison internationale. Patrick Brugmann note que le championnat suisse a régressé dans sa capacité à lancer des jeunes joueurs en comparaison à des championnats dits concurrents, tels que les championnats belges, danois ou autrichiens. Un symptôme est la dynamique d’exil des jeunes quittant la Suisse peu avant la majorité (Bruno Ogbus ou Winsley Boteli, par exemple), au risque de s’égarer en chemin. Le terme de « championnat concurrent » semble très éloquent pour comprendre les tâches contradictoires de la SFL. Ces championnats forment régulièrement des joueurs pour leur équipe nationale respective, tout en maintenant un niveau élevé de compétitivité lorsqu’elles envoient des équipes dans les championnats européens. Cette nécessité de maintenir un niveau de jeu à la page avec l’Europe pour profiter des revenus issus de la Champions League ou autre compétition sœur est aujourd’hui une contrainte avec laquelle la formation suisse n’arrive pas à jongler. Il suffit de voir l’exemple actuel de Young Boys, qui n’aligne cette saison le jeune Zachary Athekame que par intermittences – et ce, sans succès par ailleurs. L’épopée récente du FC Bâle en Conference League fournit un autre exemple intéressant : les seules jeunes Suisses Ndoye, Zeqiri et Amdouni étaient à ce moment-là des revenants que Bâle avait recruté la saison même, et le reste des joueurs à haut potentiels étaient (et sont toujours) des jeunes étrangers – l’époque des Xhaka, Shaqiri, Sommer et Embolo, tous purs produits rhénans, semble aujourd’hui largement révolue.
Xhaka et Shaqiri : symboles d’un système de formation bâlois valorisant ses joueurs locaux.
Les autres facteurs qui expliqueraient le frein au développement de talents suisses sont des facteurs d’ordres structurels et législatifs. La SFL a réformé sa formule de championnat il y a deux ans, intégrant douze équipes au lieu de dix en Super League (la première division), et en mettant au point une formule de scission de la ligue à dix journées de la fin (l’abandon d’une formule de play-offs constituant un aveu de faiblesse majeur des clubs, qui avaient pourtant adopté cet autre format). Ce modus est encore en adaptation et ses fruits ne se verront qu’à moyen ou long-terme, mais les indicateurs actuels montrent qu’elle ne constitue pas encore la révolution attendue en termes de formation ou de revenus télévisuels. La Challenge League (deuxième division à dix équipes) demeure quant à elle la preuve que la Suisse n’a pas plus d’une vingtaine de clubs (infra-)structurellement professionnels (par exemple, le FC Baden serait indigne de ce statut au vu de son stade et ses vestiaires). On peut légitimement s’interroger sur le choix du maintien artificiel des équipes de moins de 21 ans au niveau amateur – la deuxième équipe du FC Lucerne, championne de 3ème division en 2023 n’a pas pu être promue – alors que les championnats belges, néerlandais et autrichiens encouragent ces promotions, et ce, afin de confronter les jeunes au niveau professionnel tout en demeurant dans des encadrements de qualité nationale. Finalement, il est à noter que la législation en termes de joueurs alignés est encore très permissive. Les clubs de Super League ne sont en rien contraints d’alignés des jeunes joueurs suisses sur leur feuille de match, et la Challenge League demeure également relativement légère dans les quotas imposés. Le résultat le plus saillant est le onze aligné par le Lausanne-Sport contre le FC Winterthour en février passé, Ludovic Magnin ayant sélectionné au coup d’envoi un total de zéro joueurs formés en Suisse, une première.
Repolitiser la formation de sportifs d’élite
Le 4 juin dernier, le Parlement étendait le budget alloué à l’organisation de l’Euro féminin de 11 millions de francs, ciblant la promotion de l’événement et l’intégration des transports en commun. Cette fête du football, un événement générationnel pour un pays, et les villes qui l’organisent (Lausanne a, pour rappel, retiré sa candidature au profit de la Fête Fédérale de Gymnastique) vise plus loin que les résultats sportifs immédiats. À l’instar de l’Euro féminin anglais en 2022, le plus important pour l’ASF sera de saisir la température du public suisse, l’ouvrir au football féminin et ainsi élargir sa base de supporters·rices et de licenciées. Ces événements-là, tout comme les Jeux Olympiques, ont des vertus accélératrices pour les pratiques sportives et culturelles, et leur organisation doit dépasser la planification d’une association faîtière et se placer comme enjeux politiques nationaux, ce sans quoi le développement du sport ne pourrait jamais prendre de virages importants. À moindre échelle, ce constat doit être effectué par les décideurs de l’ASF et de la SFL, afin de se responsabiliser. Certes, une colonne verticale Sommer-Akanji-Xhaka est un cadeau générationnel, mais une équipe n’en arrive pas là par hasard. Le talent est un construit, on doit le valoriser pour le considérer et donc le travailler : une « mauvaise génération » peut survenir, mais il existe des recettes pour minimiser les pénuries et gérer ce creux. Ce n’est pas parce qu’une génération dorée issue d’un travail collectif remarquable au sein du pays arrive à son crépuscule que la résignation doit s’installer dans les têtes. La tâche consistant à réunir les ressources financières et structurelles nécessaires afin de maintenir le niveau de nos équipes nationales revient à des décideurs – faîtière, ligues, clubs. Il est très important de comprendre que futur de notre équipe nationale se joue tout autant sur des terrains aux banlieues de grandes villes que dans des salles de réunions à Berne – le programme de formation professionnelle Sport-Études est la preuve que notre système fonctionne déjà bien. Évitons alors d’entrer dans une inertie toute suisse, la complaisance fataliste d’une nation de toute façon trop petite pour réussir dans le football international.
Ce billet d’opinion est la première partie d’un ensemble de trois articles visant à mettre en évidence l’importance des institutions du football professionnel suisse dans la pérennité de ce dernier. Les articles suivants porteront sur la situation du football professionnel romand et ses évolutions récentes, ainsi que sur la question des supporters de nos clubs.
Jean-Baptiste Fasel
Sources
Match après match du 20 octobre
L’ASF tire la sonnette d’alarme quant à l’avenir du football suisse