Je suis Spinoziste – Partie 1 : Spinoza, visionnaire et philosophe de la Joie et du Désir

Baruch Spinoza est certainement un des philosophes les plus influents de l’histoire de la pensée moderne. Voici une initiation à la pensée de Spinoza en deux parties, qui, je l’espère, vous fera découvrir une pensée unique en son genre et, qui, peut-être, vous fera clamer avec ardeur : Je suis Spinoziste !

Spinoza, un libre-penseur

Spinoza naît en 1632 à Amsterdam et meurt de la tuberculose à la Haye en 1677. Il a vécu dans un contexte historique assez unique, qui lui a probablement permis de développer ses idées plus librement qu’ailleurs.

En 1648, les Provinces-Unis (nom porté par la partie septentrionale des Pays-Bas de 1570 à 1795) parviennent à signer leur indépendance, un certain Johan de Witt en devient le secrétaire exécutif après avoir évincé Guillaume II d’Orange de la conquête des Pays-Bas.

Pendant une vingtaine d’années, un gouvernement calviniste relativement libéral se met en place, autorisant une certaine forme de liberté religieuse et réussissant à placer les Pays-Bas en bonne situation économique. Spinoza bénéficia de ce contexte historique particulier pour développer une partie de ses idées sans crainte de fortes représailles de la part de l’état.

Cependant les positions du jeune Baruch font déjà polémique au sein de la communauté juive d’Amsterdam dont il est issu. Ayant pourtant reçu une éducation traditionnelle juive composée d’étude de la Torah, du Talmud et de l’Hébreu biblique, Spinoza prend très vite des cours de grec, de latin et d’histoire en parallèle. En plus de cela, ces divers propos critiques sur l’analyse de la Torah et plus généralement sur les religions ne plaisent pas à tous les membres de sa communauté. Si bien qu’à 23 ans, Spinoza est sanctionné de la procédure du herem, une procédure d’excommunication de la communauté juive d’Amsterdam, pour hérésie et blasphème, et est contraint de quitter le quartier juif ainsi que d’éviter toute interaction avec un membre de la communauté.

Beaucoup se sont interrogés sur les raisons véritables de cette procédure de herem. Il est probable que la réponse à cette question se trouve dans le traité théologico-politique de Spinoza, un des deux seuls ouvrages qu’il publiera de son vivant.

Le traité théologico-politique

Ce traité comprend à la fois une exégèse rationaliste de la Bible et plusieurs spéculations sur l’évolution de futurs régimes politiques.

La position de Spinoza concernant les religions a la particularité d’être extrêmement critique vis-à-vis de ces dernières, ce qui lui a valu de nombreuses menaces de plusieurs communautés religieuses après la parution du traité. L’état libéral et calviniste de Johan de Witt a probablement évité à Spinoza une mise au bûcher sur la place publique, qui était monnaie courante dans les pays de l’inquisition à l’époque.

Pour Spinoza, l’esprit des croyants serait asservi par de pseudo-religions fondées sur la superstition. Ces préjugés proviendraient essentiellement de la lecture à la lettre des textes sacrés. Spinoza prône une lecture rationaliste des textes religieux, afin de comprendre leur contexte historique ainsi que le but recherché par leurs auteurs. Pour ce faire, il met au point une méthode d’interprétation des textes bibliques. Toutes les connaissances qu’il a acquises lors de sa formation juive, comme la maîtrise de l’hébreu biblique et de l’Ancien testament, lui sont fort utiles dans ce travail.

Le travail que propose Spinoza, qui paraissait, à l’époque, digne de la plus grande des hérésies, est en fait une approche d’exégèse biblique des textes sacrés qui fait désormais partie des enseignements obligatoires dans les cursus universitaires d’études biblique (juives comme chrétiennes). Spinoza se place comme un précurseur dans ce domaine, certains affirment même qu’il est à l’origine de l’exégèse biblique moderne.

Pour expliciter son propos, Spinoza s’intéresse en particulier aux messages prophétiques de la Bible. Il considère qu’on ne doit jamais les prendre à la lettre mais toujours les interpréter parce qu’ils sont relatifs à l’imagination, à l’état psychique, aux opinions et modes de vie du prophète. Les prophètes, rajoute-t-il, tiennent tous des discours assez divergeants, mais s’accordent à mettre en avant les valeurs de charité et de justice. Ces deux derniers points sont pour Spinoza, le fondement de toutes les écritures sacrées et le véritable enseignement de la religion.

Dans ce traité, Spinoza va aussi s’efforcer de montrer que la meilleure forme d’organisation politique est celle où chacun et chacune est libre de penser, croire et s’exprimer. Pour lui la démocratie est essentielle pour former un état durable, efficace, et est plus à même d’assurer la cohésion des citoyens. Spinoza est également un fervent partisan d’une séparation entre les pouvoirs religieux et les pouvoirs politiques. De plus il affirme que « les pratiques ferventes et religieuses devront se mettre en accord avec l’intérêt public. » (Traité Théologico-politique, p.888). Il rajoute que si certains cultes religieux nuisent à l’ordre publique, alors il faudra tout simplement les interdire.

En bref, la vision politique de Spinoza est tout simplement avant-gardiste. Un siècle avant Voltaire et les Lumières, il propose ce qu’on peut considérer comme les bases politiques de nos états modernes.

L’Éthique, un chef d’œuvre d’art abstrait

L’influence de René Descartes sur la pensée du 17ème siècle est considérable. Ses idées, affranchies de la théologie autoritaire et basées sur un raisonnement déductif, séduisent de nombreux penseurs, y compris Spinoza qui inscrit sa pensée dans la longue lignée des rationalistes. Ce dernier publiera même un ouvrage, son premier, Les Principes de la Philosophie de Descartes, qui lui créera une certaine notoriété.

Comme Descartes, Spinoza est convaincu que notre raisonnement doit être structuré de manière logique et déductive. Il lui parait alors évident de présenter sa pensée en s’inspirant de cette forme. L’ouvrage, qui en découle, l’Éthique démontré selon la forme géométrique renommé l’Éthique, reste la pièce maitresse de l’œuvre de Spinoza. Écrit entre 1661 et 1675, l’Éthique fut publié un an après la mort de Spinoza et directement interdit l’année suivante.

L’objectif de Spinoza, à travers cet ouvrage, est de proposer une éthique, un cheminement, qui mènerait à une vie bonne et heureuse, en proposant une conception de Dieu et du monde. En d’autres termes, Spinoza va essayer de rechercher les voies qui mènerait l’homme à sa libération.

Cet ouvrage est organisé de la manière suivante. En tête du texte : une grande définition et ses axiomes poursuivis d’une proposition couplée à une démonstration et une scolie (un commentaire, plus libre).

Bien qu’en apparence l’Éthique semble être un texte ordonné et concis suivant une réelle méthodologie, c’est en réalité tout l’inverse. Certains passages de l’Éthique sont tellement abstraits et incongrus que leur interprétation fait toujours débat au sein des spécialistes du philosophe.

« Dieu, c’est-à-dire la Nature »

Un des éléments majeurs présent dans l’Éthique concerne la vision de Dieu de Spinoza.

Pour le philosophe, la vision de Dieu communément admise, serait la cause d’un principe finaliste (tout dans la nature est fait pour le bien de l’homme) et d’un principe utilitariste (je donne quelque chose à Dieu pour qu’il m’accorde sa protection). En d’autres termes, Spinoza considère que la religion, tel que l’entend la majorité de la population, s’apparente purement à de la superstition qui aurait pour but de rassurer l’être humain en proie aux craintes liées à son existence.

Le Dieu de Spinoza est bien différent. Le Dieu de Spinoza n’a pas créé l’univers, n’est pas omniscient, n’a pas de conscience propre et ne juge pas les hommes en fonction de leurs actions.

Pour Spinoza Dieu est une Substance, « J’entends par Substance ce qui est en soi et conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d’une autre chose ». (L’Éthique, première partie). En d’autres termes la Substance est elle-même une cause.

La Substance est unique, nécessaire et infini. Dieu est donc la seule Substance possible et donc la seule cause possible. Tout le reste ne peut être que les Attributs, caractères essentiels de la substance que notre entendement perçoit, et les Modes qui sont des parties de la substance. À noter que les attributs que nous connaissons sont l’Étendue, c’est-à-dire la partie corps de la Substance, et la Pensée, l’esprit de la Substance. Les deux sont interdépendants et inséparable. Spinoza s’écarte donc de la vision dualiste de Descartes, pour qui la Pensée était supérieure à l’Étendue, et propose une vision moniste où le corps et l’esprit ont la même importance.

Si les Modes sont des parties de Dieu, alors nous sommes tous et toutes des « petits bouts de Dieu ». Si Dieu est Substance, alors Dieu est tout. Autrement dit « Deus sive natura » : Dieu, c’est-à-dire la nature ». Par Nature, Spinoza entend l’intégralité de ce qui compose l’univers.

Cette vision panthéiste propre à Spinoza reste encore aujourd’hui incroyablement singulière. On comprend cependant pourquoi Spinoza n’a pas osé publier l’Éthique de son vivant.

Spinoza, un faux athée ?

Nombreux sont les spécialistes de Spinoza à s’être posé cette question et à ne pas avoir trouvé un accord entre eux. En effet l’on pourrait avancer que si Dieu est immanent alors Dieu n’existe pas, s’il est partout alors il est nulle part à la fois. Bref, c’est le serpent qui se mord la queue.

Affects, Désir et Conatus

Nous l’avons dit Spinoza pense l’Étendue (le corps) et la Pensée (l’esprit) comme unis et interdépendants. Traiter son corps avec attention et en prendre soin est primordial selon lui. Cette vision du corps se situe très loin de l’ascétisme et du mépris du charnel présent dans la pensée philosophique et religieuse de son temps.

Le dualisme que propose Spinoza n’a pas lieu, comme Descartes, entre l’Étendue et la Pensée mais entre la Joie et la Tristesse, qu’il considère comme les deux sentiments, affects fondamentaux.

Pour Spinoza chaque organisme s’efforce de progresser, de manière naturelle, vers une plus grande perfection. Cet effort, appelé Conatus par Spinoza, est une composante essentielle de la vie.

Dans sa progression, chaque organisme va connaitre des sortes de perturbations par des corps et des idées qui proviennent de l’environnement extérieur. Ces affects (qui découlent tous de la Joie ou de la Tristesse) peuvent aussi bien être négatifs et nous faire régresser, que positifs et nous faire grandir. Les affects positifs augmentent ce que Spinoza appelle la puissance. À l’inverse, les affects négatifs la diminue.

L’affect de la Joie peut provenir d’un événement que l’on vit mais aussi d’une idée qu’on en a. Cette idée aura pour conséquence de nous tromper et de créer une joie éphémère. Le chemin vers la puissance d’être serait donc lié à la raison et à une connaissance de nous-même, des côtés positifs comme des côtés négatifs.

Ce que Spinoza suggère ici s’inscrit assez logiquement dans la célèbre maxime de Socrate « connais-toi toi-même ».

Le conatus, cet effort pour persévérer et grandir dans notre être, est le moteur de notre existence. Chez l’être humain, le conatus le pousse sans cesse à désirer. Au sens spinoziste, le Désir n’a rien de mauvais. C’est une force vitale, une puissance nécessaire et l’essence même de l’homme.

Notre raison doit accompagner, guider ce Désir pour qu’il puisse se réaliser pleinement. Les mouvements ascétiques qui contribuent à réprimer voire supprimer ce Désir, ne font que diminuer notre puissance d’être.

Chez Spinoza, la raison a comme fonction de guider nos affects et notre Désir pour atteindre la puissance. C’est-à-dire discerner ce qui nous nuit, les affects de tristesse, de ce qui nous apporte de la Joie, le Désir.

La sagesse, selon Spinoza, c’est réussir à sélectionner les bonnes rencontres de la vie et à éviter les mauvaises en utilisant notre raison et notre désir pour gouverner nos passions, nos affects.

Le Désir nous conduirait vers le bien. « Nous appelons bon ce que nous désirons. » (Éthique, partie III). C’est le Désir qui nous fait apprécier quelque chose de bon. Spinoza considère qu’il n’existe pas un mal et un bien transcendants universels mais plutôt un mal et un bien propres à chaque individu. Le bien contribuerait à l’augmentation de la puissance de notre être tandis que le mal causerait l’effet inverse. C’est donc tout naturellement que l’être humain va rechercher ce qui est bon pour lui.

Cette quête du bien est loin d’être simple, souvent nos passions nous trompent avec de fausses Joies et ce que l’on croyait bon ne l’est en réalité pas du tout. C’est notre raison qui nous permettra de nous affranchir du mal et des affects de tristesse pour nous guider vers le bien, la joie et la puissance d’être, en interrogeant, questionnant sans cesse nos envies, nos passions et en écartant nos préjugés.

Pour conclure cette introduction à la philosophie de Spinoza, nous verrons, dans l’article de samedi prochain, la conception spinoziste de la liberté. Puis nous aborderons les différentes manières dont Spinoza a été repris, par la suite, par des philosophes, économistes, mathématiciens, psychologue et de nombreux autres penseurs.

Jean Loye
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Sources :

Les extraits de l’Éthique cités dans l’article proviennent directement des livres précédents.