Ethnie, nationalisme et Bouddhisme
À tous ceux et celles qui,
Inlassablement, calmement,
cherchent à comprendre,
même en période de gros temps.
Bernard Lahire, Pour la sociologie
Le Myanmar fut le théâtre, entre 2016 et 2017, d’événements qui ont profondément marqué les esprits au même titre que la communauté internationale ; le sort de la communauté Rohingya, la violente discrimination que cette dernière a subi et les centaines de milliers de déplacés ainsi que les milliers de morts au sein de cette minorité musulmane furent accompagnés de discours de haine, d’invitations à la violence et de propos extrémistes provenant d’une partie de l’élite religieuse bouddhiste du pays. Les musulmans seraient le « danger ultime », menaçant la « nation Bouddhiste » car ils « détruiront la race et la religion (birmane) » au travers de « mariages avec des femmes bouddhistes birmanes forcées de se convertir à l’Islam » visant alors à « prendre le pouvoir du pays et en faire une nation islamique diabolique » (U Wirathu, 2013).
Pour une appréhension plus large des conflits ethniques
Ce discours est celui d’U Wirathu (né en 1968), figure de proue du mouvement politique nationaliste bouddhiste et islamophobe 969 crée en 1999 et qualifié de « visage de la terreur bouddhiste » par le Time Magazine en 2013. Notons également la qualification de « Ben Laden birman » reprise par de nombreux médias internationaux au sujet du même personnage sulfureux. Le peu d’attention médiatique accordée à la crise birmane ne s’est contentée, outre cette relative fétichisation des figures nationalistes et extrémistes du pays – pour la plupart des moines bouddhistes de haut rangs – que des images de milliers de déplacés, de villages brûlés et de témoignages Rohingyas faisant état d’actes dont la barbarie nous semble irréelle. Bien. Mais cela ne nous apprend rien sur les raisons d’un tel déferlement de violence et les racines de cette crise qui secoue ce pays d’Asie du Sud-Est depuis des décennies.
Les discours nationalistes, fondamentalistes et gravitant autour de la pureté ethnique sont souvent liés, au Myanmar, aux discours bouddhistes et ce depuis bien plus longtemps qu’on ne le pense ; s’invite alors dans les esprits une dissonance : celle d’actes d’une violence extrême perpétrés par la communauté bouddhiste du pays, violences exacerbées par les discours de moines extrémistes et son incompatibilité avec une religion associée à la non-violence. La nécessité de dépasser cette dissonance ainsi que la fixation sur les figures de proue des mouvements extrémistes birmans tout comme sur les violences seules s’avère alors indispensable. Pour cela, un retour en arrière d’un millénaire s’impose.
Royauté, moines et ordre bouddhique du monde
Au 12ème et 13ème siècles de notre ère, le roi Anawrahta unifia pour la première fois ce qui ressemblait déjà quelque peu au Myanmar actuel sous le royaume de Pagan. Dans la foulée, ce dernier se convertit au Bouddhisme Theravāda : branche la plus ancienne – encore existante – et proche du Bouddhisme « primitif » dont le corpus de textes, le Canon Pāli, est le recueil de l’enseignement du Bouddha le plus complet ayant survécu dans une langue indienne classique, le Pāli. Devenant alors la religion d’état du royaume, le Bouddhisme doit alors composer avec les cultes autochtones locaux, notamment celui des Nat, des esprits vénérés depuis la plus haute antiquité ; les deux formes de religiosité, non sans efforts de réformes du Bouddhisme, finiront par fusionner dans un syncrétisme caractéristique du Bouddhisme birman.
Dès lors, et ce jusqu’à la chute – précipitée par les guerres anglo-birmanes ainsi que la domination britannique du pays – de la dynastie Konbaung (1752-1885), le Bouddhisme fut entrelacé avec tous les domaines de la vie et du politique – le langage, la loi, l’architecture, les mœurs, etc. – d’une manière telle qu’il était alors impossible pour la plupart des Birmans de concevoir leur identité et celle du royaume en dehors du cadre établi par la religion. Politiquement, cela impliquait que le roi était de nature quasi-divine ; ce dernier, ayant accumulé des mérites – que cela soit dans cette vie-ci ou ses précédentes – d’une ampleur telle qu’il tenait en ses mains la plus haute des responsabilité : maintenir le royaume et par là le Dharma – en birman Dhamma – la Loi bouddhique que le Bouddha a enseignée et, par extension, l’ordre de l’univers tout entier.
Ce roi de la loi, le Dhammaraja, doit alors être appréhendé comme un être moral dont le rôle principal est le patronage du Bouddhisme ; ce rôle de défenseur de l’ordre du monde bouddhique était la facette la plus importante des relations entre religion et royauté au Myanmar. Il était inconcevable de se représenter la survie du royaume et du Dhamma – intrinsèquement liés – sans un roi pour veiller dessus. Cela formait le standard au travers duquel les rois étaient évalués et jugés. En fait, le royaume lui-même n’existait qu’en tant que véhicule, support du Dhamma.
Cette profonde imbrication des mondes religieux et politiques est également soulignée par les relations entre royauté et Sangha, la communauté des moines bouddhistes – l’un des trois « joyaux » du Bouddhisme avec le Dharma et le Bouddha lui-même – classe la plus respectée et influente du royaume. Comme le reste de la population, les moines se souciaient profondément de la religiosité et des devoirs du roi en tant que Dhammaraja ; d’un côté, ce dernier pouvait compter sur le Sangha pour prêcher la soumission à son trône mais de l’autre, il leur était également redevable de par son statut de gardien de l’ordre du monde.
Notons qu’au cœur de cette véritable « fabrique de la réalité » bouddhique, le rôle du roi était d’une telle importance qu’il surpassait la personne de ce dernier ; le Sangha pouvant tout à fait user de son influence contre son autorité si ce dernier manquait de piété…
« Fabrique de la réalité » donc, véritable matrice du royaume et, par extension, de l’univers, la religion Bouddhiste était alors le seul vecteur d’individuation – et d’identité birmane –, d’appréhension et de compréhension du monde.
La domination britannique ou l’écroulement de l’ordre du monde
Après les guerres anglo-birmanes de la moitié et de la fin du 19ème siècle, la royauté birmane s’écroule, emportant avec elle un ordre du monde que l’on croyait immuable, du moins sous l’égide d’un roi vertueux soutenant la Loi Bouddhiste universelle, l’ordre même de l’univers.
La vision traditionnelle du monde, la cosmologie ainsi que les pratiques, les rites, l’art ou les récits mythiques bouddhiques birmans subirent tous la même transformation modernisatrice. Une fois la domination britannique établie et la royauté sacrée démantelée, le point de vue ainsi que le savoir bouddhiste perdirent leur statut hégémonique et indiscuté et entrèrent alors en compétition avec de nouveaux corps du savoir et structures hégémoniques ; l’éducation, la science, le droit et le modèle politique importés par le colonisateur furent alors autant de fractures dans la voûte céleste bouddhique dont l’effondrement inspira une volonté de résistance face à la couronne britannique mais également de nouvelles façon de se représenter l’univers, la religion et l’identité birmane.
Après l’annexion finale, les autorités coloniales décidèrent de ne pas perpétuer la tradition birmane et remplir le rôle royal d’un protecteur du Bouddhisme et de la Loi ; les Birmans perçurent ce refus non pas comme empreint d’une certaine neutralité mais comme ouvertement anti-bouddhiste. Le Sangha dut alors survivre par ses propres moyens et s’est au cœur de la communauté des moines que se cristallisèrent les premières revendications nationalistes, protestations et actions de résistances face au colonisateur et son manque de respect face aux valeurs bouddhiques. Certains moines, dans des régions rurales et reculées, prirent même les armes et menèrent la population lors d’actions de résistance ; de nombreuses figures religieuses, que ce soit par leur mort ou leur enfermement, devinrent de véritables martyrs ou des héros nationalistes.
Véritable prisme des changements s’opérant au sein de la société birmane, l’éducation joua un rôle essentiel dans la fresque des deux derniers siècles de l’histoire du pays. Traditionnellement, cette dernière était du ressort du Sangha ; l’éducation était religieuse et ne pouvait se comprendre qu’à l’intérieur des carcans bouddhiques. Une fois la machine coloniale en marche, le nouveau système éducatif mis sur pied ne ressemblait en rien à celui qui les Birmans connaissaient depuis des siècles ; cartésianisme, sciences, géographie ou droit furent autant de mythes concurrents face au Bouddhisme. En émergea une nouvelle classe au cœur de la société birmane : une nouvelle élite urbaine et laïque birmane éduquée à l’occidentale. Cette dernière, en réponse à la désintégration du Sangha comme institution, en vint à assumer le rôle vacant et se sentit de plus en plus légitime quant à la question de définir ce que signifiait être birman et bouddhiste. Ces figures et leurs successeurs jouèrent un grand rôle dans l’histoire moderne birmane que ce soit avant ou après l’indépendance du pays en 1948. Alliant rhétorique et savoir – tout comme la langue et les vêtements – hérités de l’éducation à l’anglaise, ces derniers furent les continuateurs d’un nationalisme bouddhique birman après les premiers balbutiements de résistance monastique et populaire. Au sein de leur discours, la langue birmane, le Bouddhisme et l’ethnie se fondèrent en une identité à exalter face à la couronne britannique.
Notons que les musulmans ne devinrent les boucs émissaires de la majorité bouddhiste du pays que lors de la période de domination britannique. Une fois le colonisateur solidement implanté dans le pays, une importante main-d’œuvre venue de l’Inde – qu’elle soit hindoue ou musulmane – vint s’ajouter aux nombreux changements démographiques et économiques du pays dont Rangoun, la capitale sous la colonisation – encore aujourd’hui capitale économique et ville la plus peuplée du Myanmar – fut le témoin tant l’explosion économique de cette dernière fut importante ; c’est d’ailleurs dans cette dernière que se formèrent les premières associations nationalistes bouddhistes et laïques vues plus haut. Les Birmans se virent ostracisés au sein de leur propre pays, les travailleurs indiens favorisés par les autorités britanniques ; à cela s’ajoute un classement par races établi par la machine coloniale, faisant état d’un peuple birman inférieur aux autres races répertoriées par les britanniques. C’est de cette période que peuvent êtres datées les premières protestations et actions – parfois violentes – nationalistes et ethniques de la part des Birmans à l’encontre de la communauté musulmane.
Bouddhisme et post-colonialisme
Une fois l’indépendance acquise en 1948, le Myanmar passera par différents régimes politiques dont le spectre oscille entre démocratie et dictature. Le premier régime démocratique du pays, au matin de l’indépendance, celui du charismatique U Nu (courant de 1948 à 1962) verra la population birmane se faire inculquer une nouvelle idéologie, celle d’une « Voie Birmane et Bouddhiste vers le Socialisme » qui présentait la modernisation et le développement de la nation comme des étapes graduelles vers l’éveil bouddhique.
Quant à elle, la première dictature militaire, celle de Ne Win (de 1962 à 1988), propagea une lecture néo-traditionnaliste et scripturaliste des enseignements du Bouddha ; la population toute entière fut mobilisée dans un réseau de rituels nationaux et la construction de nouveaux sites sacrés. À cela s’ajoute la restauration d’anciens sites et monuments appartenant aux anciens royaumes birmans ; en présentant sa légitimité politique comme la culmination des anciens lignages dynastiques birmans, la dictature militaire de Ne Win instrumentalisa le bouddhisme ainsi que l’histoire du pays à des fins autoritaires. La dictature se ressentit également jusque dans le Sangha car les buts affichés par le régime dictatorial étaient de centraliser l’administration des institutions monastiques du pays, de renouveler les méthodes d’administration des centres religieux, de contrôler la propriété et les biens monastiques et de déterminer la succession des moines de hauts rangs.
La deuxième dictature militaire (de 1988 à 2011) continua également à mobiliser la nation au sein de rituels et cultes des reliques nationaux ; le Sangha était également la cible de pressions dont le but était de faire taire les révoltes de moines et de rééduquer la communauté monastique au service de l’état.
À l’image de la Révolution de Safran de 2007 qui a vu des milliers de moines défiler dans les rues des grandes villes du pays, bols à aumônes à l’envers en signe de protestation contre une pression économique étouffant la population – ce qui lança pour de bon le processus qui aboutit à la transition politique du pays –, la religion bouddhiste fut la pierre angulaire des combats politiques mais également des revendications populaires face à des dictatures étouffant une communauté des moines se percevant comme seul filet de sécurité pour une population malmenée par les changements de régimes et l’austérité de ces derniers.
Concernant la période actuelle, il est important de noter que le bouddhisme n’a jamais quitté la sphère du politique. Un exemple est celui d’Aung San Suu Kyi – lauréate du Prix Nobel de la Paix dont l’image fut ternie par la gestion du génocide Rohingya ainsi que le relatif silence au sujet de ce dernier – dont la mission démocratique est entièrement empreinte de piété bouddhique ; la médiation et les valeurs enseignées par le Bouddha faisant office de ligne directrice de sa politique.
Comprendre n’est pas excuser
Après cet examen historique exhaustif, nous apparaissent quelques clés de lecture ainsi que des éléments de compréhension utiles afin de mieux cerner et appréhender une crise humanitaire qui, à première vue, nous semble irréelle de par l’image du Bouddhisme et ses valeurs cristallisées dans les esprits occidentaux. Le fort ressentiment de la population birmane à l’égard des populations étrangères – et notamment indienne et musulmane – s’est mué, au travers du discours religieux, en des revendications prônant la sauvegarde de la langue, de l’ethnie et de la culture birmane au même titre que la matrice de ces dernières : le Bouddhisme. Sauvegarder les intérêts de la nation birmane – à comprendre comme ethniquement birmane, de langue birmane et de religion bouddhiste – se confond alors avec la protection des enseignements du Bouddha et de l’ordre du monde, de la Loi. Le génocide perpétré il y a quelques années à l’encontre de la communauté Rohingya est à replacer dans ce contexte ethno-nationaliste et religieux. Des émeutes, destructions de commerces et fausses accusations de viols ou de mariages forcés à l’encontre des musulmans ne datent pas d’hier et prennent racine dans la période coloniale. Cependant, plusieurs facteurs ont conduit aux exactions perpétrées contre la communauté musulmane de ces dernières années ; l’usage fortement répandu des réseaux sociaux dans une société birmane très largement connectée et des discours sulfureux de moines extrémistes – pour qui l’utilisation des réseaux sociaux n’a pas de secrets – permettent d’une part de répandre des rumeurs et, d’autre part, de renforcer le sentiment d’appartenance bouddhique de la population birmane et de tirer des parallèles entre religion et défense des intérêts nationalistes.
Au sein de ces discours, les actes et les vies précédentes du Bouddha sont réinterprétés à la lumière de l’ethnie et du nationalisme birman. Le Bouddha se transforme, dans la bouche des moines ethno-nationalistes, en un fervent défenseur de la race et de la religion birmane. Les moines extrémistes prétendent que ce dernier a suivi le chemin du nationalisme en protégeant son clan, celui des Sākiya – à comprendre ici comme sa « race », sa « religion ». À cela s’ajoute la réinterprétation des valeurs bouddhiques telles que le sacrifice de soi pour le bien des autres à la lumière nationaliste ; de ces discours aux violences il n’y a qu’un pas.
Les rumeurs au sujet de la menace que représentent les musulmans – répandues par les moines nationalistes en ligne et hors ligne –, de taux de natalité astronomique – dans une population pourtant hautement minoritaire –, de la volonté d’augmenter leur influence économique ou de forcer les femmes bouddhistes au mariage afin de soumettre le pays viennent renforcer l’idée que la population musulmane est une menace pour la nation à majorité bouddhiste. En gardant à l’esprit la place qu’occupe le Bouddhisme dans la conscience birmane et le rôle historique de la religion au Myanmar ainsi que les effets de la colonisation sur la population se percevant comme « ethniquement » birmane, les dynamiques agissant en toile de fond du génocide Rohingya nous apparaissent alors plus clairement.
Comme le rappelait Durkheim dans son Éducation et Sociologie, « la science commence dès que le savoir, quel qu’il soit, est recherché pour lui-même ». De nombreux politiciens ont, et cela encore aujourd’hui, accusé les sciences sociales et humaines de propager une « culture de l’excuse ». Toutefois, imaginer que la recherche des causes ou des probabilités, les contextes ou les conditions de possibilités revient à excuser au sens d’absoudre ou de disculper révèle une confusion de perspectives ; la compréhension est de l’ordre de la connaissance, juger et sanctionner relèvent de l’ordre normatif, de la loi. Comprendre n’est pas excuser et le contraire serait confondre la science et le droit. Les exactions perpétrées par la population et l’armée birmane ne sont en aucun cas excusables. Pourtant, une anthropologie politique du Bouddhisme et de son instrumentalisation dans l’histoire du Myanmar nous permet, en acquérant une vision d’ensemble et la compréhension des dynamiques sous-jacentes à l’ethno-nationalisme birman, de dégager des solutions à la crise. Par exemple, comprendre les mécanismes à l’œuvre au sein de la réinterprétation des épisodes mythologiques du Bouddhisme dans la bouche des moines extrémistes nous permet alors de trouver des « contre-récits », ceux-ci bien plus faciles à trouver dans le corpus bouddhique, qui, une fois mis en œuvre sur le terrain, permettrait réconciliation, entente mutuelle et transition vers un climat apaisé entre les différentes confessions du pays.

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