Cette série d’articles va tenter de vous présenter trois visions hétérodoxes de l’économie. L’économie hétérodoxe comprend une multitude de courants variés qui se présentent comme une alternative à la théorie économique orthodoxe dominante. Le premier volet est disponible sur cette page et le troisième sera publié le 27 mars.
Comme nous l’avons déjà vu dans l’article précédent, les deux grands axes de la théorie communiste sont les suivants :
- Les communistes rejettent la coercition économique du capitalisme (tout comme les anarchistes).
- Pour les communistes, le pouvoir et la propriété (capitaliste comme privée) doivent être collectivisés et centralisés autour d’un État bureaucratique qui organisera la répartition de tous les biens de manière égale entre les travailleurs.
Dans la pratique, les divers régimes « communistes » (comme la Chine ou l’URSS) ont mis en place un nouveau type d’économie, autre que le capitalisme : l’économie planifiée.
Marx, la critique du capitalisme et l’enrichissement par la production
Comprendre l’économie de planification ne va pas sans saisir quelques éléments de la théorie économique de Karl Marx. Ce paragraphe n’est qu’un résumé très partiel d’une partie des travaux de Marx sur le capitalisme ; ce serait faire honte à l’un des penseurs les plus influents du 19ème siècle (dont l’influence s’étend encore aujourd’hui) que de réduire sa pensée complexe aux quelques lignes qui vont suivre.
Bien que Marx soit présenté comme le théoricien de la révolution socialiste/communiste, la grande majorité de ses travaux ont plutôt été dédiés à une analyse profonde et critique des rapports de production capitaliste dont voici quelques éléments-clés.
Dans l’économie capitaliste, le capitaliste, propriétaire du capital, achète la force-travail du prolétaire, celui qui n’a que ses bras comme moyen de subsistance. Cette force-travail va être l’objet de l’échange entre le travailleur et le capitaliste. Ce dernier verse un salaire au travailleur pour acheter sa force-travail et l’utiliser pour produire des marchandises. Marx va quantifier cette production, non pas sous une forme monétaire, mais en utilisant comme référence les heures-travail (HT). Si le prolétaire travaille 12 HT (chose courante à l’époque de Marx), le résultat de la production Y (les marchandises produites) sera donc équivalent à 12HT. En partant de l’exemple que Y=12HT, le capitaliste propriétaire de l’entreprise va décider de rémunérer le travailleur de 6HT, salaire qui lui permettra de lui fournir sa subsistance et de régénérer ses forces pour le lendemain. Sur les 6HT restantes, admettons que la moitié parte dans le capital constant C (amortissement, entretien des machines etc.). Alors les 3HT restantes sont ce que Marx appelle la plus-value (le surplus pour les classiques), équivalant au profit. Le capitaliste va s’approprier cette plus-value, ce travail non payé, qui est issue de l’exploitation de la force-travail du prolétaire.
Ce qu’il faut bien comprendre chez Marx, c’est que pour lui seule l’exploitation de la force-travail est capable de produire de la plus-value, et donc du profit. Cette exploitation des travailleurs est donc l’unique moteur du capitalisme. Le travail des hommes est donc ici seule source de valeur.
Chose importante à noter : dans la théorie marxiste, la plus-value n’est intéressante pour les capitalistes que s’ils arrivent à la convertir en monnaie. En effet, s’ils ne peuvent vendre leur marchandise contre de l’argent, leur production n’a pas de valeur et ne peut donc pas être réalisée. Dans le système capitaliste, la plus-value (le profit) est donc uniquement monétaire. Pour Marx, la monnaie est donc conçue comme une catégorie capitaliste, qu’il faut abattre : « Dès que le prolétariat aura conquis le pouvoir, l’échange monétaire des marchandises devra disparaître pour faire place à un système de distribution fondé sur des bons-travail ».
Dans sa propagande, l’URSS (comme la Chine communiste d’ailleurs) revendiquait suivre à la lettre les théories de Marx. Pourtant ce dernier a très peu écrit sur l’organisation de sociétés communistes du futur. Les thèses attribuant à Marx d’avoir promulgué l’avènement d’une société communiste parfaite ne sont que très peu compatibles avec le réalisme des thèses de l’auteur du Capital. Marx est donc essentiel pour comprendre les bases théoriques et idéologiques d’une économie planifiée, mais il n’en est en rien l’instigateur, ni le planificateur. Toutes les théories d’économie planifiée qui ont vu le jour se sont construites pendant la création du plan, faisant face à la fois à la réalité du terrain, mais aussi à la propagande de « l’État communiste parfait ».
Quelques éléments théoriques de l’économie de la planification
1. Satisfaire les besoins sociaux…
L’objectif principal d’une économie planifiée consiste, à l’origine, à satisfaire les besoins sociaux. Ces derniers peuvent être définis comme étant « les besoins collectifs d’une population hétérogène ». Autrement dit, l’idée n’est pas de satisfaire des besoins individuels, mais bien des besoins qui touchent l’ensemble de la population. Prenons l’exemple de l’eau et de la station d’épuration. L’eau est un besoin individuel : chacun a besoin d’eau pour rester en vie, tandis que la station d’épuration, qui sert à purifier l’eau, est un besoin social car elle touche l’ensemble de la population et leur permet ainsi de survivre. À noter que les besoins sociaux ne correspondent pas à la demande, cette dernière étant l’expression des besoins en fonction du budget et du prix. En conclusion, réussir à identifier correctement les besoins sociaux est une tâche complexe, ceux-ci pouvant être extrêmement larges.
Une fois que les besoins sociaux sont définis se posera alors la question de savoir si ces besoins sont limités et, le cas échéant, comment il est possible de les limiter. C’est ici que va intervenir la question de la liberté dans la consommation. En effet, si l’on part du principe que tous les besoins sociaux sont pris en charge par l’État, il reste peu de place pour la consommation libre. Sous l’URSS, la grande majorité des besoins vont être satisfaits de manière autoritaire : on fournira un logement à chaque citoyen (officiellement l’URSS n’a jamais eu de personnes sans abri), mais il ne pourra pas le choisir.
2. …par les moyens
Une fois que les besoins sont identifiés, l’État doit à présent définir les moyens qui vont permettre de passer des besoins à leur satisfaction. Pour ce faire, le gouvernement agit de deux manières différentes. Premièrement, il peut prendre les besoins sociaux (par exemple, notre station d’épuration) et les transformer en besoins de production (un bâtiment, des machines, des outils, etc.). Deuxièmement, le gouvernement va essayer de trouver quelle est la technique de production la plus rentable. Or, dans une économie planifiée, la question de la rentabilité, du profit, est considérée comme une catégorie capitaliste, ce qui pose déjà problème vis-à-vis de l’idéologie communiste revendiquée par le pouvoir en place. À cela s’ajoute un double problème : comme dans une économie planifiée les prix sont fixés par l’État, si ce dernier les change, alors les critères de rentabilité seront complètement modifiés. C’est le serpent qui se mord la queue.
Le fonctionnement de l’économie planifiée de l’URSS
Durant les premières années après la Révolution russe, l’Union Soviétique connut d’abord un retour partiel à la production privée. En 1927, Staline, désormais arrivé au pouvoir, établit une économie strictement planifiée mais qui reste cependant monétaire avec l’existence de prix et de monnaie.
Voici quelques éléments de cette planification de l’économie soviétique.
Ministère de la planification et double comptabilité
Le fonctionnement d’une économie planifiée comme l’URSS a nécessité la création d’un ministère de la planification. Cependant, l’URSS étant un régime totalitaire, la grande majorité des fonctionnaires, y compris ceux du ministère de la planification, ne travailleront jamais avec les vrais chiffres. Ceux-ci sont uniquement connus par une infime minorité de personnes : les dirigeants de l’URSS et les responsables du ministère de la planification. Cette double comptabilité a rajouté une forte complexité au fonctionnement de l’économie, dont on peine encore aujourd’hui à réaliser l’ampleur.
Le coût humain de l’économie soviétique
Les différents plans de l’URSS ont fonctionné avec un coût humain très important. Dans l’idéologie en place, le collectif prédomine sur l’individu. Le sacrifice individuel au profit du collectif fait donc partie du discours de propagande. Dans la pratique, la grande majorité des plans (qui planifient une période d’environ 5 ans) vont être extrêmement ambitieux et vont donc engendrer un grand nombre de sacrifices pour la population. Premièrement, le gouvernement va instaurer la semaine de 5 jours soviétiques. On passe d’une semaine de 7 jours dont 2 jours de congé à une semaine de 5 jours dont 1 jour de congé. Résultat : l’économie de l’URSS tourne beaucoup plus que les économies capitalistes. De plus, la majorité des plans vont être focalisés sur les secteurs de l’industrie, au détriment des plans de consommation. La concentration sur l’industrie va obliger l’URSS à importer des machines, des matières premières et même des experts de l’étranger. Pour ce faire, elle va devoir exporter massivement, notamment du blé. C’est d’ailleurs cette exportation de blé qui causa des famines dans les années 1930.
Le travailleur soviétique
De plus, chaque plan prévoit un certain nombre de travailleurs pour chaque secteur de l’économie. Étant donné qu’il n’existe pas de « marché du travail », c’est l’État qui forme et assigne les travailleurs en fonction des besoins. Les travailleurs n’ont donc le choix ni de leur formation, ni de leur travail. Concernant la formation, le gouvernement va faire attention à ne pas avoir trop de travailleurs qualifiés. En effet, une trop grande qualification pourrait réduire la diversité du plan. Seule une petite minorité pourra suivre des formations très spécialisées pour former les futurs scientifiques et intellectuels du régime.
Le profit socialiste, un oxymore ?
Officiellement, sous l’URSS, la seule unité de mesure de l’économie et des coûts réels furent les heures-travail. Les prix étant fixés par l’État, on ne pouvait donc pas quantifier l’économie autrement que par les heures-travail. Ce concept n’est pas le seul à être inspiré de la théorie marxiste. En effet, l’équilibre macroéconomique de l’URSS reprend exactement le même que celui conceptualisé par Marx (au début de cet article) pour expliquer le fonctionnement du capitalisme : C (le capital constant) + V (le salaire : le capital variable) + S (la plus-value) = Y (la production). À deux différences près : premièrement, sous l’URSS, les salaires sont socialisés, c’est-à-dire directement versés dans les secteurs essentiels, ou versés sous forme monétaire pour la consommation libre. Deuxièmement, la plus-value (le profit) n’est plus issue de l’exploitation des travailleurs par les capitalistes. Elle est désormais le fruit de l’exploitation des travailleurs par les autres travailleurs.
Ce profit « socialiste » ne sert pas à rémunérer les propriétaires du capital comme dans le capitalisme, mais plutôt à faire des réserves dans des fonds d’accumulation pour investir ultérieurement. Une question d’ordre politique et non économique en découle : quelle part accumuler et où investir ? Dans la grande majorité des cas, 20% du profit est laissé à l’entreprise génératrice, le reste est réparti entre le secteur d’activité de l’entreprise (pour construire de nouvelles entreprises, par exemple) et le pays, pour explorer de nouveaux secteurs (par exemple, l’exploration spatiale). La part du profit et sa répartition sont donc une question très complexe et éminemment politique.
Le fait d’avoir un salaire stable, identique pour tout le monde, et dont on ne voit souvent pas la couleur, pose aussi une question importante : s’il n’y a pas d’intérêt monétaire, comment inciter les individus à produire davantage ? Ce dilemme a pourtant été résolu par un financement massif de la recherche publique (ce qui a d’ailleurs assez bien fonctionné sur le plan scientifique) mais sans pour autant améliorer la productivité des travailleurs, qui est toujours restée plus basse que celle des pays capitalistes.
Le casse-tête monétaire : entre consommation libre, rentabilité et commerce extérieur
Comme nous l’avons vu, pour Karl Marx, la monnaie est considérée comme une catégorie capitaliste dont il faut se débarrasser. Les premiers économistes soviétiques adhérèrent à cette thèse : « L’argent, dès le commencement de l’économie socialiste, perd peu à peu de sa valeur…L’échange sans argent est graduellement introduit. » écrivaient Nicolas Boukharine et Eugène Preobrajensky en 1919[3].
Or, l’URSS ne peut pas se passer complètement de monnaie, ni de prix. Bien que la majorité des échanges en industrie se fassent avec une unité de compte monétaire (une simple comptabilité), la monnaie sous l’URSS prend la forme physique d’un argent de poche destiné à la population pour lui permettre d’acheter des biens de plaisir. L’usage de la monnaie sous l’URSS est donc beaucoup moins important que dans les économies capitalistes ; sa faible quantité à disposition de la population ne permet presque pas d’épargner.
Un des enjeux de la planification sera aussi de déterminer à quel point autoriser cette consommation libre sous forme monétaire. En effet, la majorité de la consommation est contrainte : la grande majorité des salaires sont socialisés, c’est-à-dire qu’ils sont directement versés dans les secteurs essentiels à la population, comme la production de nourriture, le système scolaire, etc. À partir du moment où l’on va autoriser une forme de consommation libre, se pose la question de savoir quels prix imposer. On peut décider de subventionner les biens (les vendre moins chers que leur prix de revient) ou de les taxer. Or, comme nous l’avons vu, changer les prix c’est changer la rentabilité. À nouveau, le gouvernement va devoir faire des aller-retours constants entre le prix et la rentabilité pour essayer d’arriver à un équilibre.
Enfin, l’URSS va être contraint d’utiliser la monnaie au niveau du commerce extérieur. En effet, sa production étant essentiellement axée sur l’industrie, le gouvernement va devoir entretenir un système d’import-export pour bénéficier de certaines matières premières étrangères, notamment. Pour ce faire, il sera nécessaire d’utiliser une monnaie d’échange. L’URSS maintient donc toujours bien des relations extérieures et « semi-capitalistes » avec l’international.
Le casse-tête théorique : planification téléologique contre planification génétique.
Dans les années 1920, deux visions théoriques de la planification de l’économie soviétique vont s’affronter.
La première, la planification téléologique de Strumiline, consiste à fixer d’abord des objectifs politiques généraux, puis les diviser en objectifs par secteur d’activité. À partir de là, le gouvernement peut décider des moyens à allouer pour chaque secteur. Enfin, seulement, on peut adapter les objectifs par rapport aux moyens existants.
La deuxième vision de la planification, la planification génétique de Barazov, consiste à mener d’abord, en partant de la comptabilité nationale, une série d’études statistiques sur la production pour établir une marge de manœuvre dans chaque secteur. Le ministère de la planification décide ensuite, en fonction de ces études statistiques et de ces objectifs politiques, de la teneur du plan.
La planification génétique de Barazov va donc proposer une vision plus réaliste, plus pragmatique, mais moins ambitieuse que la planification téléologique de Strumiline. Staline va rapidement trancher en faveur de cette dernière. Cependant, la plupart des responsables du ministère de la planification, en travaillant avec les vrais chiffres, vont développer une vision plus génétique de l’économie. C’est pour cette raison-là que bon nombre d’entre eux seront éliminés par Staline.
L’économie de la planification, dont vous avez eu un bref aperçu théorique, passionne toujours autant. En effet, c’est le seul type d’économie, autre que le capitalisme, qui a été mise en place à grande échelle pendant une durée relativement longue, mais cela au prix d’un grand nombre de morts et de l’instauration d’un régime totalitaire liberticide.