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À la découverte de quelques courants hétérodoxes – Tome 1 : L’économie anarchiste

Cette série d’articles va tenter de vous présenter trois visions hétérodoxes de l’économie. L’économie hétérodoxe comprend une multitude de courants variés qui se présentent comme une alternative à la théorie économique orthodoxe dominante.

L’économie anarchiste : Proudhon, Bakounine et Kropotkine.

L’anarchisme, mouvement souvent associé à une vision désordonnée, chaotique, du monde est néanmoins un courant complexe et profond qui mérite qu’on s’y attarde. Le mot « anarchisme » signifie étymologiquement « sans pouvoir, sans chef/commandement ». En termes plus économiques, c’est une société sans exploitation ni hiérarchie. L’anarchisme est plutôt considéré comme un courant politique que comme un courant économique. Nous allons tout de même tenter d’en conceptualiser certains éléments économiques (mais aussi des éléments politiques car, dans ce mouvement, l’un est rarement dissociable de l’autre).

L’anarchisme, c’est la volonté de changer intégralement le système économique en évitant deux écueils. Premièrement, l’anarchisme s’élève contre le capitalisme et sa coercition économique. Comme dans le communisme, l’anarchisme part du constat marxiste sur le système de production capitaliste, celui-ci étant basé sur l’exploitation des travailleurs par les propriétaires, les capitalistes. Deuxièmement, et c’est là où l’anarchisme se détache véritablement du communisme, l’anarchisme rejette la planification centralisée (marque de fabrique du communisme), où règne cette fois-ci une coercition politique plutôt qu’économique.

L’économie anarchiste peut se résumer en trois grands courants, liés à trois emplacements différents : la France, la Russie et le Jura suisse. Ces courants se sont développés malgré et contre Karl Marx, dont les travaux sur le capitalisme se répandaient de plus en plus à travers l’Europe. Ces trois grands courants sont chacun issus d’un penseur différent. Le mutualisme de Proudhon, le collectivisme « antiautoritaire » de Bakounine et l’anarchisme communiste de Kropotkine.

Proudhon, la propriété c’est le vol.

Le premier courant qui nous intéresse ici, le mutualisme, est issu du français Joseph Proudhon (1814-1876), contemporain de Marx. Les deux ont d’ailleurs beaucoup échangé et Marx tenait Proudhon en haute estime. Proudhon est le premier à avoir repéré ce qu’il appelle l’anarchie par la production capitaliste. En effet, dans le capitalisme à « l’état pur », à savoir le libre marché, il n’y a pas de chef, le marché n’est pas encadré par une institution ou des règles particulières, il y règne donc une forme d’anarchie et c’est cette anarchie de la production capitaliste qui est responsable selon Proudhon de la plupart des crises.

En 1840 il écrit son livre le plus célèbre : « Qu’est-ce que la propriété ? », question à la réponse tout aussi célèbre : « la propriété c’est le vol ». Pour Proudhon, tout ce qui provient d’une propriété (plutôt au sens capitaliste du terme) doit être considéré comme du vol, ce qui comprend donc le profit, la rente, le loyer, l’intérêt, etc. En effet si l’on considère l’analyse que fait Marx de la production capitaliste, les propriétaires de l’entreprise vont, en exploitant la force travail des travailleurs, réussir à en extraire un surplus. Marx utilise le système d’heure-travail (HT) pour quantifier cela : si un travailleur fait une journée travail de 12 HT (courant au 19ème siècle) et que le propriétaire de l’entreprise lui paie un salaire couvrant 7 HT, et qu’il utilise 3HT pour rembourser les charges fixes, les amortissements etc., il lui reste en fin de compte 2 HT qui sont du profit. Ce profit étant issu de l’exploitation de la force travail des employés de l’entreprise (cadres supérieurs compris). Proudhon va élargir cette notion d’appropriation du fruit du travail des travailleurs à tout ce qui implique une rentabilité qui y est liée, de près ou de loin. Par exemple, le loyer implique que le propriétaire de l’appartement prélève une certaine somme issue du travail du locataire ; on est aussi ici dans de l’appropriation du fruit du travail du travailleur. Dans la théorie marxiste, les prolétaires, ceux qui n’ont que leurs bras comme moyens de subsistance, s’opposent donc aux capitalistes, ceux qui détiennent le capital, et donc les moyens de production et la propriété. Comme dans l’idéologie communiste, Proudhon considère le travail comme seule source de richesse légitime. Toute personne a, selon lui, le droit fondamental de récolter le fruit de son travail. Toute personne qui s’approprie le fruit du travail d’un autre n’est donc rien d’autre qu’un voleur.

Cependant, Proudhon ne veut pas interdire la propriété, car selon lui elle est aussi source de liberté tant qu’elle n’exploite pas la force travail des autres. Par exemple posséder un lopin de terre et l’exploiter en le cultivant soi-même, c’est une forme de liberté car cela permet d’être autonome et ainsi de s’émanciper de certaines denrées.

Pour Proudhon, tout le monde doit donc pouvoir accéder à la propriété émancipatrice, mais par la seule source de richesse possible : le travail. Proudhon va donc tenter de mettre en place la Banque du Peuple pour permettre de mutualiser, de faire des prêts à des taux d’intérêts très bas, permettant ainsi aux prolétaires d’accéder à cette propriété émancipatrice (en s’achetant un lopin de terre par exemple). Malheureusement, ce projet n’aboutira jamais. Proudhon va également suggérer la création de deux fédérations de coopératives, l’une pour la production, l’autre pour la consommation. La coopérative a ici comme but que l’entreprise n’appartienne qu’aux travailleurs. Il n’y a pas d’actionnaires, et donc pas de dividendes. Ce sont donc les travailleurs qui sont propriétaires de leur entreprise, ils sont propriétaires de leur travail.

La Première Internationale et les antiautoritaires de la Fédération Jurassienne

La Première internationale (aussi appelée Association Internationale des travailleurs) naît en 1864 à Londres d’une réunion de différents syndicats anglais n’ayant pas la moindre idée de l’ampleur que prendra ce mouvement. La Première Internationale s’élargit peu à peu en regroupant diverses organisations ouvrières pour le moins assez variées. On y compte notamment les syndicats anglais plutôt déterminés à améliorer les conditions de travail et se préoccupant moins de renverser le capitalisme. Il y a aussi les mutualistes de Proudhon défendant un système coopératif et fédéraliste, prônant un changement de système en passant par le crédit. Enfin il y a les communistes, réunis autour de la figure de Karl Marx, tous déterminés à abattre le système capitaliste en passant par une action politique visant à renverser le système de production. Après quelques années, ce sont les mutuellistes de Proudhon, considérés comme les plus modérés, qui vont progressivement être évincés au profit de Marx, grand vainqueur idéologique.

En 1868, Mikhaïl Bakounine (1814-1876) rejoint la section suisse de la Première Internationale. Progressivement, un nouveau conflit idéologique va s’installer entre les communistes de Marx et les anarchistes de Bakounine appelés « antiautoritaires » (à l’époque le terme d’anarchiste est très peu répandu, Bakounine se considère d’ailleurs lui-même comme socialiste révolutionnaire). Le conflit principal qui va opposer ces deux groupes concerne essentiellement la méthode pour renverser le capitalisme, les deux sont d’accord sur le diagnostic : il faut que les moyens de production soient de nouveau aux mains des travailleurs. Les communistes sont partisans d’une gestion centralisée du pouvoir, c’est-à-dire créer un état communiste fort qui contrôle les moyens de production. Pour Bakounine, cette gestion centralisée n’est qu’une étape pour arriver à une société sans coercition économique ni politique, une société sans capitalisme et sans État, sans autorité ni centralisation du pouvoir. Bakounine fait preuve ici d’une véritable volonté antiautoritaire et anarchiste. Pour lui, le fait qu’un État centralisé s’approprie les moyens de production reste toujours un moyen de coercition important sur le peuple. Comme Proudhon, Bakounine considère la propriété comme du vol, mais il va plus loin en s’opposant également à la propriété privée. Le lopin de terre de chacun devient un bien collectif. Bakounine propose donc de supprimer la propriété privée au profit d’une collectivisation des biens et de la création d’un système d’autogestion, d’auto-organisation. Ce système ne propose donc pas d’entité administrative ou politique séparée de la société : ce sont donc les citoyens au service des citoyens. L’exercice du pouvoir n’est donc pas réservé à une personne ou une petite caste de personnes mais bien à tous les membres de la communauté.

En 1872, lors du 8ème congrès à la Haye, Bakounine est finalement exclu de la Première Internationale. En réaction, il crée à Saint-Imier en Suisse sa propre Internationale : « l’Internationale antiautoritaire » qui deviendra plus tard la Fédération Jurassienne.

Contrairement à Proudhon, qui donne des clés d’actions plus « pragmatiques » à mettre en place (créer des coopératives, créer une banque du Peuple, etc.), chez Bakounine on se situe plutôt sur une vision globale, dans la lignée de la Révolution russe de 1917 qui prône une transformation complète de la société en passant par la lutte révolutionnaire. Comme chez Proudhon, pour Bakounine seule la force de travail est source de richesse, et donc seule forme de mérite : plus on travaille (en termes d’intensité et de temps et non en termes de titres ou de postes), plus on peut prétendre à gagner de l’argent.

Kropotkine, liberté et entraide

C’est dans la même Fédération Jurassienne que Piotr Kropotkine (1842-1921) adhère à l’anarchisme en 1972. Issu de la noblesse (il dispose notamment du titre de prince), Kropotkine étudie la géographie et les sciences du vivant, il est très au courant des avancées scientifiques du moment. Comparé à Proudhon et à Bakounine, Kropotkine est probablement le plus extrême dans ses positions avec sa vision de l’anarchisme : l’anarchisme communiste. Comme Bakounine, Kropotkine a comme but l’anarchisme, mais en n’excluant pas de passer par le communisme pour y arriver : l’État serait détenteur de toute propriété mais seulement de manière transitoire. Kropotkine refuse non seulement la propriété et la propriété privée mais également la monnaie et il veut surtout supprimer le lien entre la production et la consommation : son objectif est de fédérer ensemble les associations de travailleurs et de consommateurs. Il adopte une position complètement anti-méritocratique : ce n’est parce que vous ne travaillez plus que vous pouvez consommer plus. Kropotkine se caractérise par sa foi importante dans le progrès technique, et il s’oppose complètement à la surconsommation comme d’ailleurs les chantres de l’économie décroissante (qui fait d’ailleurs aussi partie de la « famille » des courants et théories de l’économie hétérodoxe).

Mais la réelle spécificité de Kropotkine c’est qu’il va fortement axer sa pensée sur l’entraide. En effet, selon lui, l’histoire est dirigée par deux courants : la concurrence et l’entraide. Les hommes n’ont retenu que le premier et (presque) oublié le second. Pour Kropotkine, les hommes, comme les animaux, s’entraident, c’est d’ailleurs ce qui, selon lui, aurait majoritairement participé à la création de nos civilisations. Pour lui l’histoire a été malheureusement façonnée avec un regard individualiste axé sur la concurrence. Ce qui est intéressant avec Kropotkine, c’est qu’il pense l’économie de manière collective, on ne retrouve pas de dichotomie entre propriétaires et travailleurs comme chez les communistes, Proudhon ou encore Bakounine. Ici tous les individus doivent s’entraider pour progresser. On est vraiment ici sur une vision d’anarchisme communiste de la société : pas de propriété, pas d’État, donc aucune forme de coercition mais de l’entraide entre les hommes. Enfin, Kropotkine va s’opposer à la rareté, qui est selon lui construite par l’homme. On peut retrouver ici le paradoxe de l’eau et des diamants : l’eau a une valeur d’usage très élevée (tout le monde a besoin d’eau pour vivre) mais une valeur d’échange très basse (l’eau ne coûte presque rien) tandis que les diamants ont une valeur d’échange très élevée (le prix des diamants est très élevé) et une valeur d’usage quasi nulle (les diamants n’ont aucune réelle utilité). La rareté (au sens économique du terme) dans le capitalisme constitue donc à attribuer un prix élevé de manière arbitraire par l’homme et c’est ce prix élevé, cette valeur d’échange élevée, qui définit la rareté, et non la valeur d’usage : c’est parce que quelque chose est cher qu’il est rare.

En conclusion, ce qu’il faudrait retenir du mouvement anarchiste, c’est un rejet total de la propriété, même sous sa forme étatisée, et une mise en avant de l’autogestion sous plusieurs formes. Ce qui caractérise l’anarchie, c’est également le combat coûte que coûte pour la liberté, non pas pour une liberté individualiste (revendiquée par exemple par le mouvement libertarien), mais plutôt pour une liberté collective. Comme le résumait ainsi très bien Mikhaïl Bakounine : « La liberté des autres étend la mienne à l’infini ».

Jean Loye
Jean Loye
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