Faut-il avoir peur du « Great Reset » ?

Non, il ne s’agit pas de la menace à déjouer dans le prochain épisode de Mission : Impossible. La parution en 2020 par Klaus Schwab, fondateur du World Economic Forum, de l’ouvrage intitulé « The Great Reset » a suscité une vague de réactions – tantôt enthousiastes, tantôt alarmistes – à travers le monde. Celui qui organise annuellement de grands meetings réservés aux dirigeants politiques, économiques et de grandes entreprises des quatre coins du globe au sommet des « montagnes magiques » de Davos, en Suisse, promet en effet la construction, tous ensemble, d’un monde meilleur, plus respectueux de la nature et des hommes. Pour ce faire, il nous faudra cependant tous passer par la case « grande réinitialisation ». Mais de quoi s’agit-il au juste ? Klaus Schwab nous a affirmé que « si on n’a rien à cacher, il ne faut pas avoir peur » ; peut-on croire cet Allemand chauve sur parole ?

Un forum pour les gouverner tous

Le concept de « Great Reset » est tout droit issu des travaux de la fondation internationale créée en 1971 par Klaus Schwab, à l’époque professeur de management industriel à l’université de Genève. Dans un contexte d’hégémonie économique et culturelle des Etats-Unis sur le monde – notamment mis en lumière par l’ouvrage « Le défi américain » publié par Schreiber en 1967 – la fondation initialement dénommée « European Management Forum » visait à réunir annuellement des PDG de grandes entreprises, des journalistes et des universitaires européens afin de coopérer avec les gouvernements pour lutter contre la domination américaine. En plus de proposer des solutions concertées pour rendre l’économie européenne plus compétitive, le premier d’une longue série de meetings de Davos offrait l’occasion unique aux cadres dirigeants des grands groupes invités de nouer des accords afin de faire fructifier leurs affaires. Le forum, renommé « World Economic Forum » en 1987, n’a cessé de gagner en popularité et en influence, notamment grâce aux partenariats économiques qui s’y créaient, mais aussi grâce à l’efficacité des pratiques de management qui y étaient enseignées. Ces dernières se basent encore de nos jours sur le concept de stakeholder, qui part du principe que sur le long terme, l’entreprise devrait prendre en compte l’environnement et le bien-être de tous ceux qui participent de près ou de loin à son processus de production pour améliorer ses rendements. Aujourd’hui, le WEF souligne l’importance de la coopération internationale dans la résolution de problèmes majeurs comme les crises sanitaires et climatiques, et dit prôner un capitalisme responsable, respectueux des hommes et de la nature à l’échelle mondiale, plutôt qu’un néolibéralisme qui « a fait son temps […] sa défaillance a été mise à nu par la crise du Covid-19 qui a exacerbé les inégalités sociales » (Klaus Schwab, Die Zeit).

A Davos, un tableau sombre de l'état de la planète

Le WEF, fer de lance des valeurs progressistes

Parmi ses principales actions, le World Economic Forum peut se vanter d’être l’une des premières organisations à faire émerger la problématique environnementale et une certaine conscience climatique, dès 1973 lors du speech de l’industriel italien et président du Club de Rome Aurelio Peccei, reprenant les résultats de l’étude « The Limits to Growth » paru un an plus tôt par Meadows. Plus récemment, la notion d’égalité des sexes fut propulsée en 2005 par le rapport « Woman’s empowerment : mesuring the global gender gap », publié annuellement depuis cette date pour faire état des inégalités salariales entre les hommes et les femmes, et qui a largement contribué à leur réduction et à la mise en place de politiques de quotas dans les entreprises. Enfin, du concept de « no borders » stipulant que les frontières constituent des obstacles dont il faudrait s’affranchir, découle la valorisation de la mixité et du mouvement LGBT. Autant de nouveaux enjeux que les grandes entreprises sont incitées à prendre en considération pour augmenter leur score ESG. Le score ESG, désignant les « critères environnementaux, sociaux et de gouvernance », vise à évaluer le respect des entreprises des questions environnementales (émissions de CO2, prévention des catastrophes écologiques…), sociales (bien-être des employés, droits humains, formation du personnel, dialogue social…) et de gouvernance (indépendance du CA, structure de gestion, comité de vérification des comptes). Selon une étude de Gartner, 85% des investisseurs ont pris en compte les facteurs ESG dans leurs investissements en 2020.

Réinitialiser l’humanité pour l’améliorer

En février 2020, le monde est frappé par un ennemi invisible : le Covid-19, qui paralyse l’économie planétaire pendant plusieurs mois, et bouleverse nos habitudes sociales. Si certains gourous prophétisent l’extinction de l’humanité, d’autres comme Klaus Schwab voient plutôt dans le virus une formidable opportunité de profiter du changement sociétal apporté par la crise sanitaire pour « réinitialiser » l’humanité, idée développée dans son livre « The Great Reset ». L’objectif ? Selon Schwab, bâtir un « monde moins clivant, moins polluant, moins destructeur, plus inclu­sif, plus équitable et plus juste que celui dans lequel nous vivi­ons à l’ère pré-pandémique ». Le fondateur du WEF prophétise en effet une flambée des nationalismes, un essor du complotisme, un recul du multilatéralisme et de la mondialisation, une concurrence frontale entre les Etats-Unis et la Chine accrue, un monde sans leadership clair, des tensions pour l’accès aux ressources et, in fine, des guerres. Face à ces multiples menaces, il ne serait plus question de déréguler l’économie, mais plutôt de la planifier et de renforcer le pouvoir de l’Etat providence et donc la protection sociale afin de combattre les inégalités et l’hyperinflation qui menacent nos sociétés, par exemple en rétablissant l’impôt sur la fortune. Le Great Reset prétend également vouloir soutenir les initiatives et structures transnationales, comme l’Organisation mondiale de la santé, et préserver encore davantage la planète et l’environnement, par exemple en retirant les subventions aux énergies fossiles.

Pour conduire à bien son projet de monde meilleur, le WEF compte s’appuyer sur le concept de Global Corporate Citizenship, qui implique la coopération de tous les habitants du monde pour répondre aux enjeux économiques, climatiques et sociaux de demain. La quatrième Révolution industrielle, qui promet une « fusion des mondes physique, digital et biologique » devrait jouer un rôle majeur dans sa réalisation, puisque nous serions tous équipés de puces biologiques (à ingérer) capables de mesurer continuellement notre état de santé, notre consommation, nos déplacements, mais aussi notre emprunte carbone, selon le PDG de Pfizer Albert Bourla. Projet plus hypothétique cette fois-ci : la volonté exprimée dans les 8 prédictions pour 2030 du WEF de supprimer la propriété privée immobilière au profit d’un système de location géré par l’Etat providence, qui prendrait tout son sens dans les grandes villes attractives pour lutter contre l’inflation et les bulles spéculatives. Ce projet expliquerait pourquoi la multinationale américaine Blackrock spécialisée dans la gestion d’actifs achète depuis quelque temps des quartiers entiers de maisons unipersonnelles entre 20 et 50% plus cher pour ensuite les louer. Selon Klaus Schwab, la jeunesse constitue le fer de lance des idéaux du WEF et du Great Reset, en manifestant dans les rues contre l’inaction climatique et en militant sur les réseaux sociaux pour la diversité, l’égalité des sexes et les droits LGBT. Autant de problématiques technologiques, économiques et sociétales qui s’entremêlent et divisent les individus, contribuant à faire parler, en bien ou en mal, de la grande réinitialisation.

Now is the time for a 'great reset' of capitalism | World Economic Forum

Des failles dans la matrice

Mais peut-on se faire réinitialiser par n’importe qui ? Hélas pour Klaus Schwab, le capital confiance de son forum n’est pas au plus haut depuis les multiples controverses qui le secouent. Des questions se posent tout d’abord sur l’efficacité réelle des résolutions prises, certains critiques pointant du doigt la vision trop court terme et le manque d’expertise sur des sujets pointus des participants. Malgré sa promotion dans les sphères économiques, la parité n’est pas respectée au sein même du World Economic Forum, avec seulement 24% de femmes en 2020 (chiffre en augmentation). Le forum est accusé également de ne pas payer ses impôts locaux et de ne pas publier tous ses rapports financiers. Si le WEF promeut activement l’écologie, la plupart de ses membres se rendent pourtant dans les montagnes de Davos à bord de jet privés, et les plus grands partenaires du forum font régulièrement l’objet de plaintes pour dégradation de l’environnement (Nestlé a causé la mort de milliers de poissons dans une rivière des Ardennes en 2020, Unilever a déversé du mercure toxique dans une rivière en Inde en 2001, Coca-Cola et Pepsi sont les deux plus grands producteurs de déchets plastiques au monde…), tandis que de nombreuses entreprises continuent d’investir dans les pays les plus pollueurs du monde comme la Chine pour bénéficier d’une main-d’œuvre à moindre coût. Il a aussi souvent été reproché au forum de Davos de chercher à se substituer aux Etats et donc de tendre vers une forme d’impérialisme économique, notamment par le professeur de sciences politiques Samuel Huntington qui décrivait le forum comme une organisation cherchant à créer un monde sans frontières, comparant les Etats à des résidus du passé ayant pour seule utilité de faciliter les opérations mondiales des élites. Enfin, la gouvernance relativement antidémocratique au sein du WEF inquiète : les journalistes les plus critiques sont systématiquement refusés, aucune instance n’est élue malgré le pouvoir d’influence dont jouissent les organisateurs et les intervenants, et le comité se prête régulièrement à des réunions secrètes appelées IGWEL (Informal Gathering of World Economic Leaders), au cours desquelles les PDG de grandes banques et d’entreprises pourraient implorer personnellement les présidents des pays pour un traitement fiscal préférentiel et l’accès à des champs pétrolifères prometteurs, comme le révèle Peter S. Goodman dans son ouvrage « Davos Man: How the Billionaires Devoured the World ».

Au final, le concept de Great Reset soulève des montagnes (de Davos) pour pas grand-chose. Si certaines théories conspirationnistes voient en lui la création d’une dictature sanitaire, d’un nouvel ordre mondial ou d’une société de techno-surveillance, l’auteur écarte explicitement et préventivement toutes ces dérives dans son livre. Il convient néanmoins de ne pas négliger le poids du WEF dans les relations internationales (partenaire de l’ONU depuis 1998), et la question de savoir si les meetings de Davos servent davantage les intérêts du monde comme explicité que des 1 000 entreprises membres qui les financent demeure légitime. En parallèle, certains projets exprimés dans le programme de la grande réinitialisation comme le transhumanisme ou la collectivisation des biens immobiliers demeurent loin de faire consensus. Concept positif ou non, reste que pour Dany Lang, maître de conférences en économie à l’Université de Paris 13 et membre du collectif des « Economiste Aterrés », « On ne va pas changer le capitalisme financiarisé actuel par la bonne volonté des grandes entreprises, surtout quand on connaît le système des incitations à court terme qui caractérise ce système. […] C’est de la poudre aux yeux. C’est très bien ce discours de Davos, mais il faut passer des paroles aux actes. » Rassurez-vous donc, la grande réinitialisation ne semble pas prévue pour demain.

Martin Vasseur
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Sources:

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/02/10/qu-est-ce-que-the-great-reset-un-livre-devenu-theorie-du-complot_6069491_4355770.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Forum_%C3%A9conomique_mondial

https://fr.wikipedia.org/wiki/Crit%C3%A8res_environnementaux,_sociaux_et_de_gouvernance

https://information.tv5monde.com/info/covid-19-qu-est-ce-que-la-grande-reinitialisation-promue-par-le-forum-de-davos-392369

https://news.bitcoin.com/wall-street-giants-want-to-be-your-landlord-data-shows-megabanks-are-buying-up-all-the-us-real-estate/

https://www.weforum.org/about/history

https://www.weforum.org/great-reset/

https://www.weforum.org/agenda/2016/01/the-fourth-industrial-revolution-what-it-means-and-how-to-respond/

https://www.facebook.com/watch/?v=10154159674886479

https://www.24heures.ch/nestle-est-4e-sur-la-liste-des-pires-pollueurs-au-monde-908514659978

https://act.wemove.eu/campaigns/unilever-pollution-mercure#:~:text=faire%20un%20don%20%3F-,En%202001%2C%20Unilever%20a%20d%C3%A9vers%C3%A9%20du%20mercure%20toxique%20dans%20une,et%20atteindre%20Unilever%20en%20Europe

Images:

https://www.lemanbleu.ch/fr/Actualite/Economie/Klaus-Schwab-assure-que-le-WEF-reporte-aura-lieu-a-Davos.html

https://www.meer.com/en/64272-our-freedom-versus-schwabism

https://www.mediacongo.net/article-actualite-105456_a_davos_un_tableau_sombre_de_l_etat_de_la_planete.html

https://micahwhite.medium.com/im-an-activist-going-to-davos-for-the-world-economic-forum-here-s-what-i-hope-to-accomplish-2c553cdad86

https://www.npr.org/sections/goatsandsoda/2020/01/24/797182641/is-davos-as-bad-as-critics-say-global-leaders-weigh-in

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