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L’Everest : business model lucratif, tombe à ciel ouvert ou décharge publique ?

Le 24 février 2023, le youtubeur Inoxtag annonce son nouveau projet : gravir l’Everest dans 1 année et produire un documentaire relatant cette aventure. Depuis cette annonce, les réactions s’accumulent ; entre les spécialistes de la montagne qui s’indignent et les plus jeunes fans d’Inox fasciné par l’exploit ; diverses opinions se font entendre. Sans vouloir ajouter de l’huile sur le feu, je vous propose aujourd’hui de revenir sur les enjeux derrière une ascension aussi mythique que celle de l’Everest.

Himalayisme de masse : la situation actuelle

En 2019, 11 alpinistes sont morts sur l’Everest, en 2023, ce chiffre est monté à 17, record absolu du nombre de victime sur la montagne. Un autre record a été battu en 2023 : celui du nombre de permis délivré par les autorités népalaises, indispensables pour tenter l’ascension. Moyennant finance, ces permis sont obtenus relativement facilement. Les seules conditions sont la production d’un certificat médicale et la preuve d’avoir gravi au moins un autre somment de 6500m d’altitude. Ils sont délivrés aux grimpeurs étrangers et ne prennent pas en compte les guides / sherpas qui les accompagnent pendant la montée. Ainsi, les 478 permis délivrés en 2023 équivalent à plus de 900 grimpeurs qui vont tenter l’ascension pendant la saison.

La Zona de la Muerte en el Everest, donde si te ven muriendo, nadie te ...

Si les tentatives étaient réparties de manière homogène sur la saison, cela causerait moins de problèmes. Mais, la période propice pour tenter l’ascension est très courte ; d’avril à juin et de septembre à novembre. Et sur cette période, il faut encore bénéficier de conditions météos favorables. En 2019, les fenêtres météos ont été très rares et ont causé des bouchons sur la montée, qui ont causés au moins 4 des 11 morts de cette année. Des photos d’alpiniste en file indienne ont fait la une de la presse internationale. Ces « embouteillages » sont particulièrement problématiques dans la « zone de la mort », à partir de 8000m d’altitude où le manque d’oxygène et les conditions météos ne permettent pas la survie du corps humain. Plus les alpinistes restent dans cette zone, plus ils sont soumis aux effets secondaires comme le mal des montagnes. Cela peut produire des hallucinations, des vomissements, des étourdissements voire un œdème cérébral.

Embouteillage mortel au sommet de l'Everest Le fait que l’Everest soit la plus haute montagne du monde conduit énormément de gens à vouloir le gravir pour cette simple raison. Depuis quelques années, les professionnels dénoncent un tourisme de masse dans les différents camps. Des personnes avec pas ou très peu d’expérience de la montagne arrive au Népal et veulent atteindre le sommet par tous les moyens sans avoir conscience du danger auquel il s’exposent. Un guide de montagne explique que «certains grimpeurs ne savaient même pas mettre des crampons. D’autres n’avaient jamais utilisé de jumars. ». De par leur impréparation physique, ils ralentissent toutes les cordées qui doivent attendre en file indienne.

Marchandisation de la montagne

Face aux nombres grandissant de touristes, certains spécialistes demandent des restrictions d’accès aux permis d’ascension. Cependant, le business autour de l’Everest serait responsable de 3,5% du PIB népalais. Le Népal est un des pays les plus pauvres du monde, il est donc difficile pour le gouvernement de se priver d’une source de revenu aussi juteuse. En effet, l’alpiniste moyen débourse environ 60’000 dollars pour une expédition sur l’Everest. Ce prix comprend le permis, le matériel, l’avion et les sherpas qui ont un rôle clef dans la réussite d’une ascension. La plupart des montées sur l’Everest se font via une agence de montagne locale. Leur nombre a explosé a Katmandou depuis 1990. Les prix vont de 30’000 à 150’000 dollars, selon le type de service que le client souhaite : trajet en hélicoptère, tente séparée, douche ou encore internet. Certains touristes très riches ont donc les moyens de s’offrir une ascension « tout confort ». Quant à la sécurité, certaines agences peu scrupuleuses n’hésitent pas à casser les coûts en proposant le strict minimum en matière de bouteilles à oxygène et autre matériel.

A ces prix-là, certains sont prêts à tout pour arriver au sommet en oubliant qu’il n’auront fait que la moitié du chemin. Ainsi, certains novices sont prêts à se mettre en danger, non-seulement eux mais aussi tous les membres de l’équipe qui l’accompagne en refusant de faire demi-tour quand les conditions météos ou leur propre corps ne leur permet pas d’envisager un retour serein au camp 4. C’est dans la descente que la plupart des gens meurent en montagne, et c’est aussi vrai pour la plus haute du monde. 2/3 des victimes périssent durant la redescente, dans la fameuse « zone de mort » surpeuplée. Ils causent encore plus de ralentissement et doivent être secourus par des sherpas. A cette altitude, à cause de la rareté de l’oxygène, les hélicoptères ne peuvent pas voler et un sauvetage n’est pas envisageable. De plus, en raison du danger extrême de l’ascension, les corps des victimes ne sont pas rapatriés et sont abandonnés à la montagne. Certains sont même devenus célèbres et sont utilisés comme des balises par les alpinistes. (Pour ceux qui veulent creuser le sujet, taper « green boot Everest» dans un moteur de recherche.)

Enfin, de nombreux alpinistes familier de l’Everest se plaignent d’une dégradation des relations entre expéditions. Ces nouveaux grimpeurs, étranger au milieu et à ces valeurs, n’ont pas grand regard pour les autres. Beaucoup se plaignent du manque d’entraide, d’empathie et d’humanisme dans les camps menant au sommet. Des cordées vont jusqu’à ignorer des victimes en difficulté qu’elles auraient été en mesure de les aider. Ce scénario est arrivé à David Sharp, un grimpeur anglais qui a été passé par de nombreux alpinistes alors qu’il était en train de mourir de froid et aurait pu être secouru.

Les sherpas : travailleurs sacrifiés

Afin de permettre à ces débutants de réussir l’ascension, les sherpas népalais posent et entretiennent des cordes et échelles tout le long de l’itinéraire, souvent au prix de leur vie. On les appelle les « icefall doctors », ils partent tout au début de la saison et sont les premiers à atteindre le sommet chaque année. Ils ont pour mission d’ouvrir un tracé sécurisé qui évite les plus grosses crevasses.

Sans leur travail, il serait pratiquement impossible pour les alpinistes amateurs d’atteindre le somment. En effet, le glacier et sa topologie change chaque jour en fonction des conditions météos, y compris la localisation des crevasses et des cascades de glace. Ces activités de sécurisation et maintenance du parcours sont extrêmement dangereuses et les sherpas sont souvent les premières victimes de l’Everest chaque année. Ils constituent plus d’un tiers des morts chaque saison. Le secteur le plus risqué de l’ascension n’est pas la « zone de mort » mais la cascade de glace de Khumbu. C’est à cet endroit que la plupart des sherpas meurent lors de la sécurisation pour les clients étrangers. Mais sans leur intervention, il serait impossible d’emprunter cet itinéraire. Le monde compte 14 sommets de plus de 8000m d’altitude et l’Everest est sans doute l’itinéraire le plus balisé et un des moins exigeant techniquement, en grande partie grâce à l’engagement des sherpas.

Unsung Heroes: The Sherpas of Everest - Populous Au début de la saison 2023, 3 sherpas sont morts dans le secteur de la cascade de Khumbu alors qu’ils amenaient du matériel et des cordes afin de baliser le parcours pour les touristes. Ainsi, toutes les personnes qui ont atteint le sommet en empruntant l’itinéraire balisé cette année l’ont fait au prix de la vie de ces trois personnes.

Le mot « sherpa » ne signifie pas simplement guide de montagne, c’est le nom d’un groupe ethnique qui vit dans l’Himalaya depuis des centaines d’années, même avant la première ascension de l’Everest. Avec leur expérience de la montagne, ils sont la force invisible sans qui les ascensions réussies seraient infiniment plus rare. Dans une interview, un local mentionne que dans la culture sherpa, « si une montagne n’est pas enneigée, elle est considérée comme une colline. De ces collines, on peut voir les dieux et les déesses – les montagnes – qui sont considérés comme des divinités protectrices ». Mais cette culture a été transformée et détournée à des fins commerciales, ce qui a amené à la marchandisation de l’ascension de l’Everest. Pendant des années, le travail des sherpas qui accompagnaient les alpinistes sur la montagne n’a pas été reconnu. Ce sont pourtant eux qui portent les charges les plus lourdes, qui assurent la sécurité des étrangers et leur permettent de rentrer en vie. Si récemment la situation a changé, les sherpas ont endurés des années « d’abus dans le cadre d’un travail qui peut englober non seulement les fonctions de guide et de porteur, mais aussi celles de majordome, de coach en motivation et de sauveteur. »

Dilemme environnemental

Le tourisme de masse sur l’Everest induit également une catastrophe environnementale. Dans leur hâte d’atteindre le sommet, les grimpeurs abandonnent tous le matériel inutile sur place : tentes, bouteilles d’oxygènes, plastiques,… .

L’altitude et la température des camps ne permettent pas aux matières de se décomposer. Ainsi, un des plus gros problèmes sur la montagne, c’est la gestion des excréments humains. Entre le camp 1 et le camp 4, il y aurait à peu près 3 tonnes de matières fécales. A part les odeurs insupportables, cela met en danger la santé des alpinistes, certains tombent malades à cause des bactéries et doivent donc renoncer au sommet.

Comienza la mayor campaña de recoger basura en el Everest La situation est tellement critique que depuis 2014, le gouvernement népalais a mis en place une nouvelle réglementation. Chaque expédition doit prouver qu’elle n’a pas laissée son matériel derrière elle et doit redescendre au minimum 8kg de déchets. Enfin, depuis cette année, ils doivent également ramasser leur propre excréments et les ramener aux camps de base afin de pouvoir les éliminer. Cependant, les guides locaux dénoncent une absence du gouvernement au sein des camps. Dans les fait, il y a très peu de contrôle du respect de ces règles par les grimpeurs.

En plus de cela, l’activité humaine a un impact sur la santé des glaciers. Certains autour de l’Everest ont perdu plus de 100 mètres d’épaisseurs depuis les années 1960. Et cette perte de glace se produit de plus en plus haut, rendant le manteau neigeux de plus en plus instable, ce qui augmente le risque d’avalanche. En 2015, une avalanche meurtrière s’est abattue sur les pentes et a fait 19 morts et 60 blessés.

Retour au projet d’Inox

A la lumière de tous ces éléments, il est maintenant compréhensible pourquoi certains professionnels du milieu de la montagne ne voient pas d’un très bon œil le projet d’Inoxtag. L’Everest souffre déjà énormément de sa notoriété et un documentaire d’un des plus gros youtubeurs français ne vas pas aider à améliorer la chose. Si à une époque, l’ascension était uniquement réservé à des spécialistes elle est aujourd’hui accessible relativement facilement à toute personne qui en a les moyens. La principale crainte des détracteurs du youtubeur est de le voir « romantiser » l’Everest sans sensibiliser à tous les aspects problématiques qui entourent cette montagne mythique.

La question se pose maintenant quant au ton de son futur documentaire : dépeindra-t-il une vision réaliste des enjeux autour de l’Everest sans se cantonner à la mise en scène d’une ascension épique ?

Selon l’angle choisi, il pourrait contribuer à sensibiliser le public sur les aspects éthiques et environnementaux d’une telle ascension, ce qui ferait taire beaucoup de critique quant au projet d’Inox. Quoiqu’il en soit, la polémique autour de cette affaire aura au moins eu le mérite de mettre en lumière la face sombre de l’Everest et de l’alpinisme de masse en général.

Clara Chassot
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SOURCES (cliquez sur les titres pour en savoir plus)

Sur la culture sherpa :

https://www.nationalgeographic.com/science/article/140426-sherpa-culture-everest-disaster

https://www.abc.net.au/news/2023-03-05/nepal-sherpa-community-culture-alive-tourism-everest-himalaya/102008554

Mort de David Sharp 

Corps sur l’Everest 

Toute les statistiques de l’Everest 

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