Les chiffres ne choquent plus, l’avez-vous remarqué ? Que l’on pense aux tonnes de CO2, à des milliers de victimes, de morts, de déportés, millions de dépenses, etc., on a aisément accès à ces chiffres notamment par le biais des médias ou d’Internet et l’on s’y retrouve couramment exposés pour des sujets divers et variés allant des budgets aux guerres, en passant par l’environnement ou la santé et bien d’autres.
En somme, cela représente une grande quantité d’informations. Les chiffres permettent cependant de décrire l’ampleur de phénomènes liés à des enjeux considérables, souvent assez « émouvants » pour susciter une sensibilisation potentielle. Mais – il y a toujours un mais – lorsque toute cette abondance de nombres nous inonde, quel en devient l’impact sur notre propre perception des sujets quantifiés ? Particulièrement quand ça en devient répétitif, certains relèvent l’amaigrissement de la réaction suscitée par ces suites de nombres. Si on laisse de côté l’effet « clickbait », alors même qu’il peut y avoir un objectif de sensibilisation des populations sur l’importance fastueuse ou alarmante d’un sujet, cela aurait en réalité un effet inverse.
Commençons par les notions de base : les données prennent une place de plus en plus importante dans notre société et se voient attribuer le pouvoir d’expliquer notre monde social. D’ailleurs, on parle aussi d’un processus de « datafication » où des aspects de la vie sociale se voient « datifiés », transformés en données quantifiables sur des plateformes d’information. Certains d’entre nous ont des compétences statistiques qui leur permettent une compréhension significative des données, tandis que pour d’autres, leur principal moyen d’accès réside dans leur visualisation et c’est notamment le cas dans les journaux et les médias. Les données sont parfois représentées sous simple format textuel mais peuvent aussi bien être représentées à travers différents graphiques qui engagent la notion de la visualisation. Ce qui peut surprendre, c’est qu’une large gamme d’émotions accompagne notre visualisation de données et le sens qu’on leur accorde. Ce point mérite d’attirer notre attention, car nos émotions sont engagées dans notre quotidien et ce dernier quant à lui s’inscrit dans une vie sociale datifiée ; d’où l’importance que prennent les nombres dans le quotidien.
Dans une étude menée par Kennedy et Hill, on découvre que les émotions ne sont pas indissociables de notre compréhension de données. Une aversion préexistante envers une thématique peut limiter l’intérêt porté aux données chiffrées qui y sont associées, freinant ainsi l’engagement avec l’information. Certains répondants ont fait part de leur étonnement face à des faits jusque-là inconnus, tandis que d’autres ont éprouvé de la confusion ou un sentiment d’incompétence, faute d’outils pour les comprendre. Enfin, certains se sont dits submergés par l’ampleur de la problématique. Les chercheuses ont en outre relevé les émotions suivantes : le plaisir, la colère, la tristesse, la culpabilité, la honte, le soulagement, l’inquiétude, l’amour, l’empathie, l’excitation et l’offense (Kennedy ; Hill, 2017, 838).
Sans grande surprise pour le monde académique, lorsque des données proviennent d’une source qui inspire la qualité ou l’autorité, les répondants témoignaient plus de confiance aux nombres qui se dressaient devant eux. La source de l’information aurait donc aussi un rôle à jouer sur notre réponse émotionnelle.
Un autre constat a été relevé lors de l’étude et a d’ailleurs été décrit par d’autres auteurs : la quantification crée de la distance. Bien qu’on ait accès à de l’information, finalement les nombres se mettent en premier plan, déshumanisant parfois les acteurs auxquels ils se réfèrent. Dans d’autres cas comme sur la migration, un rapprochement avec le sujet est possible par la présentation visuelle à travers laquelle sont présentées les données. Le visuel rend plus accessible l’information à l’individu moyen, qui y réagit en fonction des différents facteurs mentionnés plus haut.
Figure 1. Ebb and flow of box office receipts. Source: New York Times, 28 February 2008.
De leur côté, père et fils Slovic postulent qu’on rencontre des difficultés à faire le lien entre la compréhension rationnelle et l’empathie devant un événement de masse. Lorsqu’on est exposé à trop d’informations, alors la capacité de ressentir diminue ; ils appellent ce phénomène le « psychic numbing ». Nos réponses face à ces quantités de données tendraient même à être irrationnelles. Cela pourrait expliquer pourquoi on se retrouve insensible ou trop laxiste face au changement climatique, à des pandémies ou autres catastrophes.
Notre affect à une information qui nous dit qu’il y a mille morts, ne va pas être mille fois plus grand que s’il n’y en avait qu’un seul. Nous avons tendance à restreindre notre action dans des situations où nous pourrions aider, simplement parce que savoir qu’il existe des problèmes que nos efforts ne résoudront pas nous renvoie à un sentiment d’inefficacité. Même les personnes bienveillantes peuvent alors devenir indifférentes à la détresse d’individus qui ne sont que quelques-uns parmi tant d’autres, eux-mêmes inscrits dans une problématique plus vaste.
Dans un article explorant le concept de « psychic numbing » et de génocide, Paul Slovic propose des réponses pour expliquer pourquoi les meurtres de masse et les génocides ont souvent été ignorés de manière récurrente, par des personnalités influentes, des nations et le grand public. Ses recherches, ainsi que celles d’autres auteurs, méritent une lecture attentive pour en saisir pleinement la complexité. Cependant, voici quelques éléments clés :
- Tout d’abord, l’incapacité à manifester un affect joue un rôle majeur, sinon universel, du moins dans la plupart des cas. Slovic souligne que les nombres de morts deviennent des statistiques abstraites, incapables de transmettre la véritable portée des atrocités ou de susciter une action. Plusieurs facteurs renforcent cette indifférence. Par exemple, aucun président américain n’a véritablement fait du génocide une priorité, sans que cela entraîne de conséquences politiques notables. De plus, la couverture médiatique est souvent insuffisante, certains sujets éclipsant d’autres. En 2004, par exemple, les médias télévisés américains ont accordé plus d’attention à Michael Jackson qu’au génocide au Darfour.
- La notion de distance joue également un rôle clé : les génocides semblent éloignés de notre quotidien, difficiles à concevoir pleinement, ce qui limite notre capacité à y répondre de manière proactive.
- Dans le domaine de la théorie comportementale de la décision, l’affect — notre capacité à ressentir si une chose est bonne ou mauvaise — est considéré comme essentiel pour motiver une décision ou une action. En l’absence d’affect, les événements perdent de leur signification, ce qui conduit à des décisions biaisées. Lorsqu’un événement suscite une forte émotion, si cette émotion est négative, nous avons tendance à éviter les actions qui pourraient raviver ce sentiment désagréable.
- Le visuel joue également un rôle fondamental dans la production d’émotions. Il existe une interconnexion entre la manière dont nous percevons visuellement l’information, les émotions qu’elle suscite et, parfois, une réponse émotionnelle répressive qui peut conduire à négliger des événements troublants. Bien que notre attention et nos émotions constituent un moteur pour agir, elles rencontrent des limites, notamment lorsque les pertes humaines sont réduites à de simples chiffres, dépourvus d’impact émotionnel.
Figure 2. Source : Slovic, P. (2007). If I Look at the Mass I Will Never Act" : Psychic Numbing and Genocide. Judgment and Decision Making, 2(2), 83.
À travers des récits, bien qu’ils ne soient pas glorieux, l’art semble capable de restaurer notre capacité à ressentir de l’empathie pour autrui. On peut notamment penser au célèbre journal d’Anne Frank. Des études ont révélé qu’il est moins évident de ressentir de la compassion pour un groupe plus large que pour une seule personne identifiée. Une couverture médiatique davantage personnalisée pourrait atténuer l’apathie envers certaines causes, en facilitant l’identification à autrui. Cela permettrait de surmonter la difficulté que nous éprouvons à nous identifier à des chiffres.
D’autres proposent d’avoir recours à des témoignages ou des rencontres avec des rescapés. La complication qui revient souvent est que, même lorsque des experts cherchent à communiquer des chiffres pour informer sur l’ampleur d’un phénomène, leur impact n’est pas aussi positivement percutant qu’on pourrait le croire.
Notre capacité à ressentir comporte ses limites et nous n’avons pas évolué pour faire continuellement face à des désastres d’échelle mondiale (voir aussi le concept de fatigue de la compassion). Ainsi, on aurait plutôt affaire à un schéma où la sensibilisation lorsqu’il n’y a qu’une vie est efficiente, mais elle décroît à mesure que le nombre de vies en jeu augmentent pour ne devenir que des nombres.
Figure 3. Source : Slovic, P. (2007). If I Look at the Mass I Will Never Act" : Psychic Numbing and Genocide. Judgment and Decision Making, 2(2), 90.
Dans l’ouvrage Numbers and Nerves, différentes stratégies sont proposées pour éviter cette anesthésie et cela passe notamment par le visuel. Un moyen physique/visuel adapté permet une meilleure connexion entre l’empathie d’un chacun et le sujet que l’on cherche à mettre en gros titre. Un exemple frappant d’expression visuelle de la quantité se trouve au mémorial du musée de l’Holocauste aux États-Unis, où des milliers de chaussures exposées symbolisent les innombrables victimes.
Figure 4. Shoes of Holocaust.
Cela nous invite à réfléchir à la façon dont les informations chiffrées nous sont présentées et à la manière dont l’utilisation du visuel est exploitée dans ce contexte, puisque ces deux éléments influencent directement notre réponse émotionnelle, ou son absence. En prenant l’exemple du génocide, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 avait suscité de grands espoirs, mais sa ratification et sa mise en œuvre effective n’ont pas répondu aux espérances de l’humanité.
Il est d’autant plus important de se demander à quel point en tant qu’individus, on adopte une réponse appropriée à ce qui nous entoure, les institutions et le droit international comportant eux aussi leurs limites.
Force est de constater qu’il existe relativement peu d’études sur la manière dont les émotions interagissent avec la perception des données quantitatives par le grand public. En fait, c’est même un sujet plutôt récent. D’une part, la rationalité a longtemps été privilégiée comme cadre de connaissance et d’interprétation du monde, tandis que l’émotionnel a été discrédité avant que sa valeur ne soit réévaluée. D’autre part, l’interaction des non-professionnels avec les données chiffrées, ainsi que la manière dont le grand public les perçoit, n’a suscité des interrogations que récemment.
Et qu’en est-il de vous ? Vous êtes-vous déjà interrogés sur vos réactions émotionnelles face aux nombres ?
Figure 5. Image générée par OpenAI
Aida Sulejmanovic