Warren Buffett, l’homme qui valait 70 milliards.

Omaha, Nebraska. C’est dans cette ville de la côte Est des Etats- Unis, que se tient chaque année l’assemblée générale des actionnaires du conglomérat Berkshire Hathaway Inc., propriété du célèbre milliardaire Warren Buffett. En mai 2015, l’évènement, que certains surnomment le « Woodstock du capitalisme », a réuni près de 40’000 actionnaires, venus des quatre coins du globe pour écouter celui que beaucoup considère comme le meilleur investisseur du XXème siècle. Le temps d’un discours, le monde des affaires reste suspendu aux lèvres du financier, dont l’analyse de la conjoncture économique, les conseils d’investissement et la parole, sont d’or. Si Warren Buffett dégage une telle aura aujourd’hui, c’est avant tout grâce à la notoriété de l’empire financier colossal, qu’il a mis plus d’un demi-siècle à bâtir et à faire prospérer.

Son parcours est à la hauteur de sa réputation : fils de courtier, il achète ses premières actions à onze ans, puis enchaine de petits négoces rentables, avant qu’Harvard ne refuse de lui ouvrir ses portes à cause de son jeune âge. Mais pour Buffett, le succès n’attend pas. A vingt-six ans, il crée son premier fonds, traquant les compagnies rentables en pleine expansion ainsi que les investisseurs avides, prêts à lui faire confiance. Années après années, il multiplie les prises de participations, étoffe peu à peu son portefeuille et profite de quelques mouvements baissiers du marché pour réaliser de très belles opérations. En 1962, Buffett investit dans la compagnie textile Berkshire Hathaway, qui s’avérera être le plus mauvais investissement de toute sa carrière ! Il en prend le contrôle trois ans plus tard et lutte durant deux décennies pour maintenir à flot l’activité première de l’entreprise avant de clore définitivement ses opérations en 1985, le marché textile en déclin ayant raison de l’opiniâtreté de l’investisseur. Ne reste que le nom – Berkshire Hathaway – et les performances incroyables du désormais célèbre conglomérat. En cinquante ans, de 1965 à 2014, l’indice S&P 500, le plus représentatif du marché américain, a crû en moyenne de 9.9% annuellement. Sur la même période, la valeur comptable de Berkshire a été soutenue par une croissance annuelle moyenne de 19.4%, soit plus du double du marché. L’action Berkshire valant une dizaine de dollars en 1965 s’échangeait fin 2014 plus de $214’000, soit une croissance de 1’826’163% en cinquante ans : les superlatifs manquent…

Mais alors, comment Buffett est-il parvenu à battre le marché durant toutes ces années ? Garde-t-il jalousement « LA formule magique » ? Dans ses écrits comme dans ses discours, il évoque à de nombreuses reprises son professeur de finance et mentor à la Columbia Business School, Benjamin Graham, éminent économiste et auteur du célèbre ouvrage The Intelligent Investor, œuvre que Buffett considère comme un des meilleurs livres sur l’investissement. A Columbia, Graham enseigne au jeune Buffett les principes essentiels de l’évaluation financière et niche dans l’esprit du jeune investisseur de solides fondamentaux. Et c’est précisément en observant le monde universitaire que l’on comprend l’origine du succès de Berkshire. La finance telle qu’on la connait aujourd’hui est une matière résolument moderne et nouvelle, ne datant que d’une trentaine d’années. De nos jours, les cours d’introduction à la finance dans la majorité des prestigieuses écoles de commerce du monde, présentent deux théories fondamentales (notamment le cours de deuxième année HEC à Lausanne « Principes de Finance » des formidables professeurs Rockinger et Bobtcheff). La théorie de l’efficience des marchés d’une part, qui prévaut que le cours d’un titre est parfaitement égal à sa valeur puisqu’il reflète toute l’information disponible. D’autre part, la théorie de la diversification et du portefeuille optimal de Markowitz, qui assimile un risque (appelé volatilité) à chaque action, permettant d’obtenir un portefeuille peu risqué en diversifiant les titres qui le composent. Sans entrer dans les détails inhérents à chaque théorie (qui demeurent très intéressants néanmoins), la position de Buffett vis-à-vis de ces préceptes est tranchée. Selon lui, la différence entre le cours d’un titre et sa valeur est primordiale (ce que Graham appelait margin of safety) : acheter les titres d’une entreprise à un cours bien inférieur à leur valeur, là est la clé d’un investissement réussi. Quant à la théorie de la diversification, il s’insurge qu’on limite la composition d’un portefeuille à de simples calculs de volatilité ou de bêtas, sans prendre le temps d’analyser l’entreprise de manière plus approfondie. Dans sa lettre aux actionnaires de 1996, Buffett délivre les conseils suivants :

”To invest successfully, you need not understand beta, efficient markets, modern portfolio theory, option pricing or emerging markets. You may, in fact, be better off knowing nothing of these. That, of course, is not the prevailing view at most business schools, whose finance curriculum tends to be dominated by such subjects. In our view, though, investment students need only two well-taught courses – How to Value a Business, and How to Think About Market Prices”.

Bien loin des théories modernes de la finance, la croissance exceptionnelle de Berkshire repose donc uniquement sur ce que Buffett appelle le « focuse investing » : choisir des sociétés avec un fort potentiel de croissance à long terme, dirigées par des responsables irréprochables. Selon le milliardaire, point n’est besoin de diversifier si l’on est sûr de miser sur le bon cheval. Et, au vu des performances de son entreprise sur un demi-siècle, le fameux adage – « Il ne faut pas mettre ses œufs dans le même panier » – semble aujourd’hui sérieusement discutable. Mais bien que Buffett soit farouchement opposé à la diversification, sa puissante holding compte désormais des participations dans des secteurs très hétéroclites, de l’assurance (GEICO, General Re) à l’énergie, en passant par la finance (Goldman Sachs, Wells Fargo), l’alimentaire (Coca-Cola, Kraft, See’s, Heinz), la santé (Sanofi), les médias (Washington Post), la grande distribution (Wal-Mart, Procter & Gamble)… Seules absentes, les valeurs high-tech, les Google, les Facebook, que Buffett a toujours délaissées, restant fidèle à sa ligne de conduite : ne jamais investir dans des secteurs que l’on n’appréhende et ne comprend pas, malgré l’attrait de taux de croissance prévisionnels à trois chiffres. Selon lui, la spéculation s’apparente à un pari complètement hasardeux. Et après cinquante années d’investissement et somme toute, très peu d’échec, il parait évident que Buffett n’ait pas la trempe d’un spéculateur. Les récents achats de Berkshire ne font que confirmer la stratégie traditionnelle de Buffett qui vise à s’intéresser uniquement à des entreprises pérennes, n’étant pas susceptibles de rencontrer de profonds bouleversements sur de longs horizons d’investissement. En août dernier, Berkshire a conclu la plus grosse acquisition de toute son histoire en achetant Precision Castparts, un fleuron de l’industrie américaine, pour la somme stratosphérique de 32 milliards de dollards, paid cash, no less

A 86 ans, « L’Oracle d’Omaha » comme le surnomme ses pairs, dont la fortune est actuellement estimée à plus de 70 milliards de dollars selon Forbes, dirige encore d’une main de maitre Berkshire Hathaway et se plait à cacher l’identité de son successeur, malgré la pression constante des médias. Mais dans l’univers impitoyable des affaires, tout le monde se tait lorsque le Sage parle.

 

Thibaud Rullier

 

Sources : Les différents chiffres,anecdotes et citations de cet article se recoupent dans différentes revues, magazines et livres. Notamment :

Livre : Les écrits de Warren Buffett, seconde édition, Valor Editions 2009

Magazine : Challenges n°430, du 23 avril 2015.

Journaux : Les Echos (10 août 2015/11août 2015) ainsi que le site Internet des Echos, régulièrement.

site officiel de Berkshire Hathaway : http://www.berkshirehathaway.com/

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