Peuples Autochtones : de l’altérité au dialogue

Du peuple Kanak de Nouvelle-Calédonie aux Aïnous de l’île d’Hokkaïdo, des Saami d’Europe du nord aux Huichols de la Sierra Madre Mexicaine, des Cris, Apaches et Navajos d’Amérique du nord à l’extrême diversité de peuples – eux-mêmes divisés en tribus – d’Amérique du sud, de l’Inde à l’Asie mineure, des Balkans à la Sibérie, des pays du Maghreb aux Philippines : les peuples autochtones représentent, selon l’Unesco, 370 à 500 millions de personnes. Présents dans toutes les régions du monde, ils occupent et utilisent plus de 20% des terres de la planète (Unesco). Véritable patrimoine vivant de l’humanité, les peuples autochtones sont pourtant victimes de l’accaparement de leurs terres, de la marginalisation, de la pauvreté et de la violation de nombreux droits humains. Penchons-nous sur cette galaxie si éclectique de tribus, croyances, et pratiques de cette si grande partie de l’humanité – et paradoxalement méconnue – que représentent ces peuples.

De l’extrême altérité à la connaissance de l’autre

Bien que les auteurs antiques comme Hérodote aient écrit au sujet de peuples lointains et isolés, la rencontre qui définira le regard occidental sur l’« autre » est celle des Grandes Découvertes. Les peuples amérindiens – tout comme ceux des côtes africaines ou d’Asie – ont, en plus du génocide en gestation, été qualifiés d’idolâtres ou adorateurs de Fétiches. Ces catégories ont été appliquées aux différents peuples rencontrés par l’Occident chrétien. Bien évidemment, la supériorité du message chrétien et la légitimité de l’église étaient en jeu face à des peuples qu’il fallait évangéliser – souvent par la force – et soumettre aux différentes couronnes du Vieux Continent. Une fois entrés dans la période des Lumières européennes, certains auteurs comme Montaigne ou Diderot nourriront le mythe du « bon sauvage » ; ces peuples, « simples et nus », exemples même de l’« état de nature » sont moins étudiés et valorisés qu’utilisés discursivement par les auteurs pour dénoncer les dérives du christianisme et de la colonisation. Les méandres de la confrontation de l’Occident et des peuples qu’il découvre ne sont pourtant qu’à leurs débuts.

Avec les sciences humaines naissantes et l’anthropologie des premières heures s’imposera rapidement le terme de « primitifs » ; véritable miroir d’une société évoluée se devant d’accompagner sur la voie du progrès les peuples récemment engloutis par la machine coloniale. Une justification de plus pour l’impérialisme, l’évangélisation et l’entreprise coloniale. Marqués par le courant évolutionniste, les premiers anthropologues – et ce jusqu’à la moitié du 20ème siècle – ne manqueront pas de se situer sur une échelle de l’évolution en haut de laquelle la société industrielle et bourgeoise européenne repose. Ce qui, par extension, implique que les peuples « archaïques » seraient restés dans des conditions préhistoriques. On comprend mieux l’intérêt – plutôt la frénésie académique – que ces derniers suscitent auprès des anthropologues, qui pensent alors étudier les origines de l’humanité.

Ce n’est qu’à partir de la première moitié du 20ème siècle que des voix s’élèvent contre l’évolutionnisme et la très forte influence que ce dernier exerce sur les sciences. Certains, comme le philosophe et anthropologue Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), postulent que ces peuples seraient moins inférieurs et « primitifs » que simplement orientés par l’affectif, l’émotionnel – contre la raison et la logique occidentale. Cependant, les risques d’une telle thèse seraient de justifier l’idée qu’il existe deux tronçons au sein de l’humanité, imperméables et destinés à ne jamais se comprendre. Contemporain de Lévy-Bruhl, l’anthropologue Franz Boas (1858-1942) sera l’un des premiers à soutenir la thèse du relativisme culturel et, de ce fait, à s’opposer au climat évolutionniste ambiant. Les différents peuples ne feraient pas partie d’un tronc commun et c’est pourquoi l’on ne peut appliquer de jugements de valeur sur ces derniers car ils sont tous soumis à une évolution qui leur est propre. Il fut l’un des premiers à postuler que ce n’est pas notre hérédité biologique mais bien la culture qui conditionne les manières d’être, les pratiques, les représentations, les rituels et la vie en société ; exit les théories déterministes ! Notons également que Boas fut l’un des premiers à souligner l’importance de la présence sur le terrain de l’anthropologue ; ce dernier se doit d’effectuer de longs séjours, de vivre parmi les indigènes et d’apprendre les langues autochtones afin de porter un regard complet sur leurs modes de vie. Un grand pas pour l’anthropologie et la connaissance de l’autre ! Ce n’était pas le cas des anthropologues de la première heure qui pratiquaient une « anthropologie de cabinet ». Ces différents juristes, économistes ou antiquaires se contentaient des récits de voyageurs ou de missionnaires et, sans quitter leurs cabinets, synthétisaient ce savoir dans leurs ouvrages sur la vie et les mœurs des « primitifs ».

Les décennies passent, les différentes visions s’enchaînent et s’affrontent. C’est le célèbre anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) qui portera le coup de grâce aux tenants de l’évolutionnisme. Ces différents peuples font preuve d’une organisation sociale, d’une appréhension de leur environnement, d’un imaginaire mythique et de pratiques rituelles d’un très grand pragmatisme ! La « Pensée Sauvage »[1], qui est le titre d’un de ses ouvrages, est tout sauf soumise au monde des émotions ou à la mystique – comme on a encore trop tendance à le croire aujourd’hui – mais régie par une nécessité d’organisation logique. Les peuples autochtones élaborent des systèmes de pensée globaux et pratiques dont le totémisme, les fêtes et les rituels religieux font partie. C’est au travers de ces derniers que l’organisation sociale et les rapports entre les hommes, tout comme celui du rapport à la nature et au monde surnaturel se construisent.

Aujourd’hui, l’anthropologie se veut extrêmement contextualisée. Que ce soit dans le temps ou dans l’espace, les études sont hautement spécialisées ; elles sont axées sur une population précise, si ce n’est pas une facette de leur organisation sociale qui est observée à la loupe.

Après cette mise en perspective historique de la rencontre entre l’Occident et les peuples autochtones, émerge la question de savoir ce qu’est un peuple autochtone ; quelle définition serait à même de nous renseigner sur ce vaste spectre de populations éparpillées sur toute la surface du globe ? La réponse à cette question n’existe pas. En effet, les différentes définitions anthropologiques nous paraissent aujourd’hui incomplètes et désuètes. Bien évidemment, certains aspects ne sont pas à jeter. Par exemple, ces sociétés sont souvent holistes – elles forment un « tout » social, parental, religieux, économique et politique – et leur organisation repose sur la patrilinéarité ou au contraire sur la matrilinéarité – le pouvoir résidant chez les hommes ou chez les femmes, même si de nombreuses modalités différentes existent. Cependant, la grande majorité de ces peuples a été d’une manière ou d’une autre touché par la mondialisation. Technologies et maisons en matériaux durables, smartphones et réseaux sociaux, liens avec les populations des villes et tourisme viennent désormais contredire les anciennes définitions anthropologiques des peuples autochtones.

Retenons cependant que ces derniers restent les descendants de groupes qui habitaient une région géographique avant l’arrivée de colons ou de mouvements de population plus récents. Par extension, ils sont les propriétaires légitimes de nombreuses terres et les témoins, les héritiers, de traditions millénaires. Tout cela sans pour autant être des « témoins de la préhistoire », des peuples isolés comme on a souvent tendance, encore aujourd’hui, à l’imaginer. La mondialisation ne les a pas oubliés ; elle les a même frappés de plein fouet.

En conclusion de ce voyage dans le temps, il est important de souligner que le regard de l’occidental sur ces peuples doit être problématisé. Si l’on se penche sur les peuples autochtones, la démarche doit être double : il faut comprendre l’autre mais avant tout comprendre notre regard sur l’autre. En effet, notre regard occidental est indissociable des siècles d’idéologies qui l’ont forgé. Accepter la différence c’est aussi accepter la relativité de nos catégories. Ces sociétés ont toutes des institutions, une politique, une juridiction, une économie et des croyance cohérentes dans leur propre système de pensée ; ce ne sont simplement pas les mêmes que les nôtres. La réalité n’est pas immuable ; elle est culturellement construite. Apprenons à remettre en question nos catégories d’histoire, de réalité, de religion et nos institutions. Elles ne sont pas les seules – encore moins les plus valables – dans la nébuleuse des sociétés humaines.

Et aujourd’hui ?

Les rapports entre les peuples autochtones et le reste de la population sont complexes et oscillent dans l’histoire entre conflits ouverts ou génocides et ententes mutuelles. Cependant, les rapports de force et de discrimination sont malheureusement plus fréquents dans l’histoire et toujours d’actualité. En effet, les peuples autochtones font face à de nombreuses menaces. Leurs territoires sont sujets à de nombreuses convoitises. L’exploitation des ressources naturelles et l’implantation de populations, d’industries ainsi que la déforestation, la destruction des sols et la pollution des eaux les touchent directement. De la politique ouvertement anti-autochtones de Jair Bolsonaro – qui sont un « obstacle à l’agrobusiness »[2] et dont les chefs sont assassinés[3] – à l’implantation d’un télescope sur un mont considéré comme sacré par les autochtones à Hawaï, les terres autochtones sont menacées et leurs habitants tout autant. Même dans les pays d’Europe du nord, ou les Saami bénéficient pourtant d’un parlement autochtone, ces éleveurs de reines se plaignent du manque de considération et de la non-coopération des États en ce qui concerne la répartition des terres et l’implantation d’entreprises minières sur leurs territoires ancestraux. À cela viennent s’ajouter les nombreuses atteintes aux droits humains, les conflits ethniques ou territoriaux et la forte discrimination dont de nombreuses communautés sont victimes.

Leur culture, langue et pratiques sont par conséquent en danger. Les langues disparaissent et, avec elles, leur mémoire et toute la galaxie de représentations, de mythes, de contes et rituels s’efface. Heureusement, des initiatives fleurissent pour revitaliser les langues et la culture indigènes même si ces celles-ci restent pourtant rares. De plus, leur connaissance de leur environnement et de la nature est tout sauf négligeable ; ces connaissances représentent une clé de lecture fondamentale concernant le problème climatique. Dans ce champ, même si les nombreuses connaissances que détiennent ces populations nous sont encore largement inconnues, la FAO – l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture – collabore et instaure un dialogue constructif avec les communautés autochtones et leur précieux savoir.

Aujourd’hui, le dialogue entre les peuples autochtones et les instances internationales bat son plein. En 1923 déjà, Deskaheh, le Chef de La Ligue Iroquoise part du Canada pour Genève afin de faire valoir les droits des Six Nations Iroquoises, affirmer leur autonomie et revendiquer le droit à leurs terres. Les portes du Palais des Nations resteront fermées. Il faudra attendre les années 1970 pour voir des peuples s’organiser politiquement et faire valoir leurs droits aux Nations Unies. Des grandes conférences au sujet de leurs droits, leurs cultures, leurs territoires et les menaces auxquelles ces communautés font face sont organisées et en 1982, un groupe de travail sur les populations autochtones sera créé au sein de l’ONU ; groupe collaborant avec les différents représentants autochtones. Les années passent et le combat juridique autochtone continue. En 2007, sera mis sur pieds le Mécanisme d’Experts sur le Droit des Peuples Autochtones – au sein duquel les représentants des différentes communautés autochtones participent. Ce dernier a pour but de doter le Conseil des Droits de l’Homme d’une expertise sur les peuples autochtones et les menaces auxquelles ils font face. Ici, les chants traditionnels des plaines sibériennes se mêlent aux interventions des missions permanentes et du Conseil des Droits de l’Homme, et les tatouages Maoris, les habits raffinés des Touaregs du Mali et les coiffes de plumes d’Amazonie croisent dans les couloirs du Palais des Nations les cravates et les chaussures cirées des habitués des lieux. Ce rendez-vous a lieu deux fois par année : une semaine à Genève et trois à New-York. Les représentants autochtones se succèdent mais les problèmes sont souvent les mêmes. Du Sahara au Groenland, des îles reculées aux plateaux argentins, les atteintes aux droits humains restent identiques.

Comment articuler des modes de vie nomades traditionnels avec les frontières des États modernes ? Comment mettre en place des mesures de sauvegarde et de revitalisation des langues et cultures autochtones ? Comment traduire les différents textes juridiques comme la Déclaration des Droits de l’Homme en dialectes autochtones ? Toutes ces questions sont étudiées, tout comme les difficultés d’accès aux instances internationales auxquelles les représentants autochtones sont confrontés.

Toujours en 2007, la Déclaration des Nations Unies sur le Droit des Peuples Autochtones est adoptée – en lien ci-dessous. Cette dernière n’est malheureusement pas respectée par de nombreux États comme le soulignent de nombreuses communautés autochtones.

Englué dans les discussions entre les Nations Unies et les États membres, le problème autochtone semble aujourd’hui voué à une lente et difficile évolution. La diversité des peuples et leurs interactions avec les nations qui les abritent sont autant de dimensions à prendre en compte que de situations complexes à résoudre. Cependant, une forte volonté de changement se fait sentir chez les peuples autochtones qui s’allient en coalitions, en groupes de réflexion et dont la jeunesse, consciente de l’importance des connaissances, langues et traditions de leurs différents peuples, prend souvent les devants.

Nous sommes en face d’une urgence. Des populations sont déplacées, des territoires accaparés et des droits fondamentaux bafoués. Des modes de vie traditionnels et millénaires sont menacés, des langues disparaissent, entraînant avec elles des univers culturels entiers. Réagir à cette urgence nous permettrait de poser un regard nouveau sur de nombreux problèmes actuels. Droits humains, conflits, éducation, écologie, place de la femme, santé et alimentation sont cristallisés au sein de la question autochtone. Véritable prisme reflétant des interrogations auxquelles nous sommes nous-mêmes confrontés, l’urgence autochtone ne doit en aucun cas s’éterniser. La balle est dans notre camp.

Lien vers la Déclaration des Nations Unies sur le Droit des Peuples autochtones :

http://cendoc.docip.org/collect/cendocdo/index/assoc/HASHc637/6f558ac4/fd8feeb6.dir/decl_adoptedfr.pdf

Benjamin Meier

Sources

À comprendre la pensée « à l’état sauvage », non influencée par la modernité, et non pas la pensée « des sauvages ». Campo Grande News, avril 2015. Miners Kill Indigenous Leader In Brazil During Invasion Of Protected Land, The New-York Times, juillet 2019.