Cet article est le dernier d’une série de trois articles sur la politique suisse. Vous pouvez retrouver le premier article ici ainsi que le deuxième ici.
Tome 3 : Aimer notre démocratie directe
La semaine dernière, en quête d’une meilleure compréhension du fédéralisme, nous avons voyagé dans l’histoire suisse, de 1291 à 1848. Si le Sonderbund est un élément central de la création de la Suisse en tant qu’État fédéral, il en va de même en ce qui concerne la démocratie directe, pierre angulaire de la vie politique suisse. Pour ce dernier épisode, nous apprendrons à aimer notre démocratie directe, tout en gardant un regard très critique sur ses manquements.
Une démocratie particulière
« La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres », disait Winston Churchill. Vivre en démocratie est donc une chance, nous nous en doutions déjà. Mais la Suisse en exerce une forme différente, unique, et c’est peut-être là ce qui fait la force de ce pays. Tout d’abord, il faut distinguer les différentes formes de démocratie. Aux États-Unis par exemple, la démocratie est représentative, ce qui signifie que les citoyen·ne·s élisent les personnes qui les représenteront et leur laissent carte blanche pour gérer le pays. En Suisse, la démocratie est dite semi-directe, car elle intègre, en plus de la démocratie représentative, la possibilité d’intervenir ponctuellement dans les décisions politiques, grâce à l’initiative populaire et le référendum. Enfin, en Appenzell Rhodes-Intérieures ainsi qu’à Glaris, la démocratie est dite directe, c’est la célèbre Landsgemeinde.
La démocratie directe est un régime dans lequel toutes les personnes ayant le droit de vote se rassemblent, discutent et décident ensemble des affaires courantes. Lors de la Landsgemeinde, qui s’effectue encore dans deux cantons alémaniques ainsi que dans de nombreuses communes suisses, les citoyen·ne·s se réunissent sur la place centrale et débattent avant de prendre une décision au vote à main levée. Avec toutes les difficultés que l’on peut imaginer liées à l’augmentation démographique des derniers siècles, l’institution est restée très importante dans la tradition et le sentiment d’appartenance de certains cantons.
En cette année d’élection présidentielle aux États-Unis, une forme de pratique de la démocratie directe a été médiatisée aussi en Europe, il s’agit du caucus, qui existe dans une douzaine d’États américains. Par exemple, le caucus démocrate de l’Etat de l’Ohio s’est tenu le mois dernier : les électrices et électeurs du parti démocrate se sont réunis dans chaque ville, généralement dans une salle de sport, pour signaler le candidat démocrate qu’ils ou elles souhaitaient envoyer combattre Trump lors de l’élection du 3 novembre. Le vote se fait avec les pieds, c’est-à-dire que les supporters d’un même candidat se regroupent dans un coin de la salle. Lorsque tout le monde a choisi son camp, on compte les différents soutiens et centralise les résultats vers le chef-lieu afin de donner le score global de l’État, par candidat. Cependant, les soutiens à des candidats ayant obtenu moins de 15 % au premier décompte doivent choisir un autre camp, ce qui interroge sur la possibilité de chacun·e d’exprimer librement ses préférences. De même, le caucus est un exercice de persuasion où chaque camp tente de convaincre les indécis·e·s de le rejoindre. Enfin, on ne vote pas pour le candidat du parti, mais pour l’un de ses délégués qui sera chargé de lui transmettre les votes. Difficile alors de parler d’une vraie démocratie directe.
Les outils de la démocratie directe
En Suisse, au niveau fédéral, les outils de démocratie directe sont au nombre de deux : l’initiative populaire et le référendum obligatoire ou facultatif. Instauré en 1848 dans la première Constitution fédérale de la Suisse moderne, le référendum obligatoire empêche de modifier la Constitution sans l’approbation du peuple et des cantons. Cette exigence de double majorité est liée aux problèmes de l’après-Sonderbund. En effet, comme nous l’avons constaté dans l’épisode précédent, il a fallu concéder de nombreux « cadeaux » aux perdants du Sonderbund. Une majorité simple impliquant uniquement le vote du peuple tendrait à privilégier les gagnants du Sonderbund, nettement plus nombreux. En revanche, avec la double majorité, il suffit aux sept cantons catholiques de convaincre quelques autres cantons afin de bloquer la modification constitutionnelle proposée. Petite précision, le résultat d’un canton est calculé simplement en comptabilisant les votes pour et contre des habitant·e·s du canton concerné, et n’implique donc pas une procédure spécifique menée par des autorités cantonales. Le vote du canton est le vote des citoyen·ne·s du canton.
En 1874, afin de réaffirmer la souveraineté du peuple, un nouvel instrument de démocratie directe est mis en place, le référendum facultatif. Lorsque le Parlement édicte une loi, les citoyen·ne·s ont la possibilité de demander à ce que le peuple soit consulté avant l’entrée en vigueur effective de la loi. Pour cela, il suffit de réunir 50’000 signatures dans un délai de 100 jours à partir de la publication de la loi dans la Feuille fédérale, qui réunit toutes les publications officielles des autorités fédérales. Lorsque la récolte de signatures aboutit, le peuple est amené à voter sur la loi concernée. Dans ce cas, il suffit de la simple majorité du peuple pour accepter ou rejeter le texte. Cet instrument est extrêmement important car il contraint le Parlement à une recherche perpétuelle du consensus malgré des opinions souvent très différentes. En effet, le référendum facultatif est une épée de Damoclès sur les projets de loi, car il menace toujours d’anéantir une loi lors de sa publication officielle.
Le dernier instrument de démocratie directe qui permet au peuple suisse de participer activement à la vie politique est l’initiative populaire, instaurée en 1891. Elle ne concerne que la modification de la Constitution fédérale, même si elle peut se décliner au niveau cantonal et communal, toujours grâce au fédéralisme. L’initiative populaire est une proposition de modification de la Constitution qui doit récolter 100’000 signatures dans un délai de 18 mois afin d’être soumise à votation. C’est un instrument idéal au niveau de la démocratie car il permet de soumettre au vote des objets concernant des minorités, à l’image de la célèbre initiative pour les vaches à cornes en 2018. En réalité, à peine plus de 10 % des initiatives populaires soumises au vote depuis 1891 ont été acceptées par le peuple ou par le peuple et les cantons ; les exigences changeant selon la forme de l’initiative. Même si elle n’aboutit que rarement, l’initiative populaire permet de médiatiser un problème et, souvent, d’obtenir un contre-projet du Parlement, soit une proposition généralement plus modérée visant à répondre au même problème.
Une démocratie problématique
Même si la Suisse est fière d’être l’un des pays les plus démocratiques au monde, sa démocratie est perfectible car elle pose parfois quelques problèmes. Reprenons l’exemple de la Landsgemeinde qui a lieu dans deux cantons traditionnellement marqués très à droite. La pression de la foule tend à empêcher une personne qui aurait une opinion radicalement opposée de s’exprimer, ce qui empêche le débat et le renouveau politique. Aussi, c’est une erreur de prendre pour véridique le paradigme de l’homo œconomicus. Le peuple n’est jamais pleinement informé ni totalement rationnel dans ses choix, ce qui peut amener à un vote motivé par l’émotionnel, par exemple par la peur. Les exemples dans ce domaine ne manquent pas.
Sur le plan institutionnel aussi, des problèmes peuvent se poser. C’est le cas notamment lors des « paquets de réformes », ces projets combinant deux aspects, généralement l’un plutôt négatif et l’autre plutôt positif. Le vote revient donc à un choix qui n’exprime pas fidèlement la volonté des citoyens, ce qui constitue un problème majeur. Le Tribunal fédéral a d’ailleurs été maintes fois sollicité sur ces questions. Un autre problème qui fait souvent plonger la Suisse dans les classements des meilleures démocraties est le manque de transparence des financements des partis politiques. Si certains partis sont plus exemplaires que d’autres, il manque des normes claires dans ce domaine, ce qui est problématique lorsque l’on connaît l’importance des partis (et de leurs moyens financiers) dans l’issue des votations.
Le dernier problème qu’il est nécessaire de mentionner est la possibilité, pour l’exécutif, de produire des textes législatifs. Oubliez tout ce que vous avez appris sur la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire depuis le premier tome de cette série : le Conseil fédéral peut légiférer ! En réalité, le Conseil fédéral peut produire des ordonnances qui sont d’un rang inférieur aux lois fédérales, mais qui ne sont pas soumises au référendum. Ainsi, le peuple ne peut pas s’opposer à ces textes adoptés par l’exécutif. Cependant, le système juridique est toujours présent pour veiller au respect du principe de la séparation des pouvoirs et limiter les abus.
Finalement, la démocratie n’est jamais parfaite, mais elle est sans doute meilleure en Suisse que dans de nombreux autres pays. Les instruments de démocratie directe en notre possession sont une chance que nous devrions toutes et tous saisir. Cela commence, on ne le répétera jamais assez, par le simple fait de voter. La démocratie directe permet, avant tout, de façonner le pays à l’image de nos valeurs. Cet article était le dernier de ce Petit Guide de la Politique Suisse, mais, je l’espère, le début de votre nouvelle vie de votante ou votant !