A quoi pourrait servir la fiction ?

Que se passe-t-il lorsque nous ouvrons les premières pages d’un roman, que nous nous installons confortablement devant un film ou que nous faisons l’acquisition d’un billet pour aller au théâtre ? La fiction, autant incarnée par la littérature que par la cinématographie ou la scénographie nous emporte, nous porte et nous permet de nous détacher du quotidien, en nous révélant une autre époque, de nouveaux personnages, des paysages inconnus. En captant notre attention dans des histoires qui ne nous appartiennent pas, mais auxquelles nous nous ouvrons volontiers. Comme semblerait le promettre Christian Bobin, « Ecrire, c’est dessiner une porte sur un mur infranchissable, et puis l’ouvrir ». Pousser la porte de l’inconnu et s’abandonner à cette immensité. Les rêves représentent certainement une autre porte dessinée à ce mur, comme une exigence de notre corps à déjouer quotidiennement le réel.

La fiction possèderait donc le pouvoir de nous divertir, mais serait-ce là sa seule fonction ?

Pouvons-nous faire le procès de la fiction en la condamnant à n’être qu’un objet d’oisiveté et de perdition ? Platon s’y est attelé. Luttant contre l’ignorance, il érige la beauté en tout ce qui serait capable de retransmettre la vérité. Le beau serait ce qui parviendrait à incarner le plus fidèlement possible l’essence originelle de l’objet, du visage ou du paysage que l’on voudrait dépeindre, comme peuvent en témoigner les Arts du portrait et de la sculpture de l’âge classique. Poursuivant la même idée, il condamne les pratiques des poètes et des sophistes qui en usant d’artifices de la rhétorique, parviennent à convaincre leur auditoire par une manipulation de leurs émotions. Ils se joueraient de leur public en dissimulant la vérité derrière le merveilleux finement brodé par leurs talents d’orateurs. Mais Platon n’a pas pour autant voulu sacrifier le mythe à la faveur de la raison philosophique. En effet, chargé de valeurs morales, culturelles, religieuses et de symboles, Platon a vu en le mythe une portée éducative. Il pensait que le mythe pouvait assurer une initiation à des réalités ou des principes qui dépassaient ce que la raison humaine pouvait expliquer ou démontrer et a précieusement fait usage de ces derniers afin d’établir sa philosophie de l’éducation. Ainsi, la fiction ne se limite pas à sa capacité de nous distraire mais elle permet également un développement cognitif important, elle nous permettrait d’atteindre des vérités que ne nous le permettrait pas le langage du quotidien.

Mais qu’apprend-on alors par la fiction ?

En ouvrant un livre, en s’ouvrant à une œuvre littéraire, nous attendons de celle-ci qu’elle nous transporte dans l’irréel tout en pouvant reconnaître un cadre familier. Si certains romans ne sont liés au réel que par l’impossibilité de s’en détacher totalement, d’autres au contraire, en sont le témoignage le plus fidèle possible. Comme par exemple les biographies, autobiographies ou romans historiques. Mais déjà là se pose un problème. Est-il réellement possible de restituer fidèlement toutes les histoires d’une vie ? Probablement pas. Le biographe sélectionnera certains éléments d’une vie, lui paraissant les plus représentatifs. « Je me suis plu à faire et refaire ce portait d’un homme presque sage. » Voilà ce qu’affirme Marguerite Yourcenar au sujet de sa biographie de l’empereur Hadrien, ce qui montre bien les multitudes de chemins que nous pouvons prendre pour tenter de restituer une vérité. L’autobiographe se verra contraint par la subjectivité de son propre jugement et certainement également par les limites du langage, ne pouvant lui permettre de restituer exactement ses pensées. Ainsi, de nombreux auteurs se sont penchés sur cette question. Comment restituer le réel ? Dès le moment où un auteur décide de traiter un certain sujet, n’entache-t-il pas déjà la réalité en se l’appropriant ? Comme semblait le craindre Platon tous les écrivains seraient-ils des menteurs qui chercheraient à nous convaincre de faits purement inventés par amour de l’esthétique ?

Roland Barthes, dans le Degré zéro de l’écriture nous permet de répondre à cette question. En effet, il nous explique que le poète révèle sa supercherie en optant consciemment pour un style reconnaissable par ses lecteurs. Par l’usage de métaphores, du passé simple ou de noms et prénoms d’emprunts, l’auteur signale à ses lecteurs que ses mots ne prétendent pas à une restitution fidèle de la réalité. Dans ce contexte, le lecteur est averti, il sait que c’est par la fiction et le langage littéraire que l’auteur transmet une réalité. C’est alors au lecteur de porter son attention sur les idées générales vers lesquelles convergent les faits et gestes des différents personnages, il ne devra pas croire en la véracité de chaque évènement compté. C’est essentiellement grâce à ce pacte tacite fait entre auteurs et lecteurs et à la prudence de ces derniers que la réalité peut être transmise par la fiction.

En plus de nous permettre de découvrir (avec la prudence mentionnée ci-dessus) des contrées inconnues, de nous faire voyager dans le temps afin de rencontrer de grandes figures historiques et leurs contemporains, de nous confronter à différentes cultures, différentes idées et pratiques, la fiction se heurte également à notre réalité par la similarité entre les émotions dites esthétiques (celles provoquées par un objet artistique) et les émotions de la vie. En effet, il n’existe pas d’émotions proprement esthétiques et grâce au fait que la littérature puisse nous provoquer les mêmes émotions que dans le réel la fiction fonctionne également comme instituteurs d’émotions, nous permettant de vivre des émotions réelles par procuration. Des émotions que nous ne serions peut-être jamais amenés à vivre dans la vraie vie ou pas avec la même intensité et qui expérimentée à travers la fiction nous permettent également un certain apprentissage et surtout un développement interne essentiel et très personnel.

Mais ce n’est pas tout. La fiction peut être incarnée par toutes les formes de l’Art et c’est peut-être cette caractéristique plus large de la fiction qui reste la plus importante. Les vertus de l’Art sur le conscient et l’inconscient ne sont plus à prouver. L’Art qui n’est pas forcément toujours beau et apaisant, nous confronte à l’autre, à un artiste qui aura voulu nous dépeindre sa réalité et nous offrir à travers un objet de sa composition une émotion vive ou latente que nous sommes libres d’accepter ou refuser de laisser pénétrer en soi. D’après Hegel, l’Art n’a pas de but, il serait une fin en soi. Se limiter à définir l’Art ou la fiction par sa faculté à éduquer ou externaliser des passions négatives (devant un film triste par exemple) serait limiter l’art à un moyen. Un artiste apporte au beau ou au terrible qu’il reconnait dans son environnement, son intelligence et sa sensibilité. C’est cette rencontre entre le beau, le terrible puisés dans le quotidien, l’intelligence et la sensibilité de l’artiste avec celles de celui qui l’accueil (que ce soit un lecteur novice ou expérimenté, un jeune passionné du cinéma ou encore un étudiant curieux) qui permet à une œuvre de s’élever et de nous élever à une représentation sensible de l’absolu, qui est d’après Hegel la seule fin de l’Art.

Certaines œuvres de fiction ont peut-être un but en soi, dénoncer, raconter, imiter, mais elles ne sauraient exister sans le public à qui elles sont adressées et les réactions que provoqueront ces œuvres sur ce dernier, n’est plus du recours de leurs auteurs, ils ne peuvent les contrôler. Ainsi, lorsque nous ouvrons les premières pages d’un roman, que nous nous installons confortablement devant un film ou que nous faisons l’acquisition d’un billet pour aller au théâtre, nous pouvons nous attendre à être instruit sur un sujet, à découvrir ou revivre une émotion, à peut-être simplement passer un bon moment, mais ce qu’il se passe vraiment est d’une nature beaucoup plus vaste, qui nous échappe encore et qui fait couler beaucoup d’encre depuis de nombreux siècles.

Sophie De Blonay
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