Le 19 février dernier, des milliards de petites figurines se trouvèrent subitement orphelines suite au décès de leur père et créateur, Jens Nygaard Knudsen. Bien que ce nom danois ne nous évoque rien de prime abord, son œuvre a accompagné l’enfance de chacune et chacun d’entre nous. Il s’agit du créateur de l’emblématique figurine LEGO, sortie tout droit de l’imagination de ce designer employé de la grande firme de jouets en plastique. Précurseur et visionnaire, il créa l’outil et laissa l’imagination des enfants faire le reste. Comme un hommage, petit tour d’horizon de l’empire LEGO, ses briques et ses figurines, les jouets non-genrés des années 1980.
Un empire de bois et de briques
L’histoire de LEGO commence en 1932 dans la petite ville danoise de Billund. C’est là que vivait Ole Kirk Christiansen, un menuisier issu d’une famille pauvre et dont l’entreprise était durement touchée par la Grande Dépression. Face à la crise, un syndicat conseilla aux artisans du bois de se spécialiser dans des objets plus petits, l’immobilier étant particulièrement touché à cette période. Un peu par hasard, Ole Kirk Christiansen décida de faire des jouets avec les restes de bois qu’il avait encore dans son atelier. Cela permit de nourrir la famille pendant un certain temps, mais la menace de la faillite était toujours présente. Dans la tourmente, le menuisier décida de donner un nouveau souffle à sa marque avec le nom de LEGO, contraction de leg godt, qui signifie « joue bien » en danois. Cette nouvelle identité plut aux clients et permit à l’entreprise de dégager un bénéfice dès la fin des années 1930, et ce malgré la guerre. Pourtant, l’histoire de LEGO est marquée par des crises économiques graves dont nous n’avons vu que le début.
En effet, en 1942, l’atelier fut détruit par un incendie et tout fut à refaire. A force de persévérance, Ole et son fils Godtfred remirent le navire à flot. En 1946, grâce à l’assainissement de leurs finances, ils parvinrent à acheter une machine de moulage de plastique, nouveauté importée du Royaume-Uni. Toutefois, il fallut attendre l’année 1954 pour que LEGO fabrique les briques que nous connaissons. L’idée derrière ces pièces était de stimuler l’imagination et la créativité des enfants, au lieu de leur donner des jouets déjà construits. Avec cette idée, LEGO commença enfin à s’exporter hors du Danemark. Mais, une fois de plus, l’entreprise dut faire face, presque simultanément, à la mort de Ole et à un second incendie dans l’atelier de production de bois. Suite à ce sinistre, Godtfred, désormais seul aux commandes, décida d’abandonner la production de jouets en bois afin de tout miser sur les briques en plastique. La marque resta ensuite dans les mains des Christiansen avec le petit-fils, Kjeld (fils de Godtfred), qui la dirigea jusqu’en 2004, lorsque l’entreprise connut encore une crise majeure avec la concurrence des jeux vidéo. Fort heureusement, la petite brique a su tenir tête aux géants de l’électronique.
Aujourd’hui, la ville de Billund compte moins de 7’000 habitants mais possède un aéroport destiné d’abord à l’exportation des jouets ainsi qu’un des parcs d’attraction les plus célèbres au monde : LEGOLAND. Le groupe LEGO représente désormais un chiffre d’affaires annuel de 4.7 milliards d’euros et un bénéfice de plus d’un milliard d’euros en 2019. Mais LEGO c’est aussi 2 millions de visiteurs en 2016 dans le seul parc de Billund, 8 parcs d’attraction sur 3 continents, 50 jeux vidéo, 4 films sortis au cinéma, une moyenne de seulement 20 pièces défectueuses sur un million de pièces fabriquées et, surtout, 915’103’765 combinaisons possibles lorsque l’on a 6 briques de 2×4. Avec LEGO, la seule limite est l’imagination.
La figurine LEGO, pour les filles et les garçons
C’est en 1968 que l’homme qui allait changer l’histoire de LEGO rejoint l’entreprise : le designer Jens Nygaard Knudsen. Il y restera jusqu’à sa retraite, en 2000. Dès le début des années 1970, il se pencha sur le dessin d’une figurine qui pourrait amener de la vie dans les maisons de briques des enfants. Ce n’est qu’en 1978 que la première figurine aux bras et jambes mobiles vit le jour, rencontrant immédiatement un franc succès. Dès lors, ce sont plus de 4 milliards de figurines qui ont vu le jour.
Cependant, au-delà du succès commercial, la figurine LEGO est pensée dès le début sans mention de race ni de sexe. Sans attributs féminins ou masculins, et avec une couleur jugée neutre, la figurine s’adresse autant aux filles qu’aux garçons. Le souhait de Knudsen était de laisser l’enfant s’approprier le jouet. Comme pour les briques LEGO, il n’est point d’autre limite que l’imagination.
Quarante-deux ans plus tard, l’exploit est toujours aussi surprenant. Afin de le comprendre, il faut revenir à quelques concepts de base de la sociologie et des gender studies. Autrement dit, il faut répondre à la question suivante : comment inculque-t-on son identité de genre à l’enfant ? Bien sûr, les parents sont les premiers enseignants de l’enfant et lui expliquent rapidement qu’il doit se comporter d’une certaine manière s’il est un garçon et d’une autre manière s’il s’agit d’une petite fille. Les conséquences d’une éducation différenciée sont le renforcement et la reproduction des stéréotypes de genre. Une petite fille apprendra à être calme et discrète, tandis qu’un garçon apprendra à se montrer plus extraverti et courageux. Mais les parents ne sont pas nécessairement à blâmer. Premièrement, ils ne font que reproduire ce qu’eux-mêmes ont vécu. Secondement, même si des parents décident, comme cela se fait de plus en plus à notre époque, de donner une éducation aussi indifférenciée que possible à leurs enfants, ceux-ci seront très vite confrontés à des jouets genrés qui leur apprendront quelle place ils occuperont dans la société. Pour preuve, prenez un catalogue de jouets quelconque et feuilletez-le jusqu’à y trouver des stéréotypes de genre. Les chances sont minces que vous dépassiez la page de couverture.
Aspirateur, cuisinière ou planche à repasser pour les petites filles ; ballon de football ou jolie petite voiture pour les garçons : voilà la future parfaite ménagère et l’homme sportif qui roule des mécaniques. Tête à coiffer ou nouveau-né à biberonner : la femme prend soin d’elle mais aussi de ses enfants, car il ne faudrait pas oublier son rôle reproducteur. De son côté, le garçon joue avec les figurines de ses héros préférés, car lui sera fort et courageux. Ces jouets ne sont pas anodins. Leur effet sur la socialisation des enfants a été prouvé à de maintes reprises, montrant ainsi qu’ils renforcent les stéréotypes valables dans notre société patriarcale.
Ces choses-là, Jens Nygaard Knudsen les avait déjà comprises en 1978. Avant-gardiste, il vit la figurine évoluer d’un modèle de société idéal à une affligeante conformité lors de la sortie des LEGO Friends, destinés uniquement aux filles. Pourtant, ce ne sont pas les premières transformations des figurines LEGO. En effet, pour augmenter ses profits, l’entreprise a dû rapidement s’associer à diverses marques, créant ainsi des LEGO souvent plus proches des préférences des jeunes garçons : LEGO Technic, Ninjago, Star Wars, Creator, … Les exemples abondent depuis que la figurine LEGO s’est trouvé un genre et tous les stéréotypes qui l’accompagnent. Nul doute que Jens Nygaard Knudsen a dû regretter de voir l’imagination des enfants bridée de cette manière. Pourtant, les LEGO classiques existent toujours. Alors, la prochaine fois que vous ferez un cadeau à un petit garçon ou une petite fille, offrez-lui une boîte de LEGO non-genrés et donnez-lui ainsi accès à un monde sans barrières.
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