Kant

Choc des pensées éthiques : le kantisme (2)

Cet article est le deuxième d’une série de trois articles sur les courants éthiques. Le premier volet est disponible sur cette page et le troisième sur cette page. 

Chères lectrices, chers lecteurs, je suis heureux de vous retrouver ici aujourd’hui. Après l’introduction la semaine passée de notre premier combattant, l’utilitarisme, je vous propose aujourd’hui de découvrir son adversaire dans ce choc des courants éthiques, le célèbre kantisme. Par souci d’équité entre nos deux participants, je me vois obligé de commencer cet article comme le précédent, en vous racontant une petite histoire.

C’est un dimanche matin. Vous êtes employé·e dans une boulangerie locale, et vous venez tout juste de sortir une dernière série de baguettes du four, prêtes à être vendues. Entre alors un·e enfant, un billet de 20 francs à la main. Cet allègre personnage, en arborant son plus beau sourire, vous demande une baguette toute fraîche. Simultanément, il·elle pose son billet sur le comptoir, avant même que vous n’ayez pu lui transmettre le prix de ladite baguette.

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The Shopkeeper’s Action – Michael J. Sandel

Vous réalisez que l’enfant n’a aucun point de référence quant au prix de sa convoitise. Il serait donc simple pour vous d’augmenter ponctuellement le prix de la baguette, vous permettant de mettre quelques sous de côté pour un quelconque usage futur. Mais vous vous reprenez vite : une telle arnaque serait vite découverte par la famille de cet·te enfant, et vous risqueriez votre emploi ainsi que la réputation de votre établissement. C’est pourquoi vous décidez de rendre la monnaie correspondant au prix usuel de vos baguettes. Vous vous êtes donc, selon vous, comporté·e de façon éthique. À moins que… ?

Cette histoire aux airs de dilemme éthique est racontée par Michael J. Sandel, professeur de sciences politiques à Harvard et auteur de « Justice : What’s the right thing to do ? ». Comme nous l’avons vu la semaine passée, les dilemmes éthiques sont des situations où la prise de décision est rarement aisée, et auxquelles il n’y a souvent pas de « bonne réponse » ; en effet, la bonne réponse va dépendre du code de valeurs auquel vous vous rattachez. Ces codes de valeurs sont parfois rassemblés en règles communes afin de former un courant éthique.

L’utilitarisme n’ayant plus de secrets pour vous, il est grand temps de vous introduire à l’éthique déontologique d’Emmanuel Kant. Je me dois avant tout de préciser une chose : les travaux du philosophe de Königsberg (l’actuelle Kaliningrad) sont extrêmement riches et s’étendent sur une variété de sujets qu’un seul article ne saurait couvrir et qui, pour être tout à fait honnête, dépassent mon entendement sur certains points. C’est pourquoi, comme pour l’utilitarisme, nous n’allons explorer qu’une partie de l’idéologique kantienne ; celle qui nous servira pour l’affrontement final entre ces deux courants.

Le kantisme : « je dois, car je dois »

Dans Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Kant explique que la morale est une notion fragile, se détériorant continuellement dû à sa nature susceptible d’être corrompue. Afin d’éviter la corruption, il serait nécessaire d’avoir une règle de morale absolue et inconditionnellement valable ; sans cette règle, impossible d’échapper à la corruption de la morale. Il est absolument indispensable que ladite règle permette d’agir de façon catégorique, quelles que soient les conséquences, et non hypothétique, ce qui nous ferait agir en fonction des conséquences. Cet élément est le premier qui entre en contradiction avec l’utilitarisme, qui se veut hypothétique. Sur ces premières bases, Kant se met donc en cherche de cette fameuse règle suprême, capable d’être utilisée pour garder ses principes de jugement intacts.

Culturethèque - Fondements de la métaphysique des moeurs - Detail

De plus, pour Kant, on ne doit pas agir par intérêt (par inclination), mais par devoir (ou par bonne volonté). Il faut agir de façon autonome, libre de toute influence externe ; agir de cette façon car l’on respecte un devoir que l’on s’impose soi-même, et ce devoir imposé doit suivre la raison cognitive. Si une action est réalisée par inclinaison, elle n’est alors pas purement entreprise pour cause de devoir, et n’a donc aucune valeur morale. Par exemple, si l’on agit bénévolement dans le but de se sentir mieux et d’améliorer son image, c’est une inclinaison, et non un devoir. Dans ce même exemple, agir par devoir serait agir par altruisme dans son sens le plus pur, sans y avoir aucun intérêt.

Agir par devoir signifie aussi que l’on ne peut pas agir par expérience. Une règle que l’on s’impose soi-même est toujours prise à priori. Nous avons ici encore un signe de la déontologie d’Emmanuel Kant : l’expérience étant formée par l’évaluation des conséquences, Kant la considère comme inutile pour agir de façon morale. Sa pensée définit la moralité en déterminant les devoirs des individus sans en considérer les conséquences, ce qui oppose clairement Kant à Bentham et son conséquentialisme.

Bien d’autres concepts et principes accompagnèrent Kant lors de sa quête vers le remède contre la corruption de la morale humaine. Mais je vous sens frétiller, lecteurs et lectrices, et je ne saurais vous cacher la suite de l’histoire plus longtemps ; régisseur, levez le rideau.

« Agissez de telle sorte que la maxime de votre volonté puisse être érigée en tant que loi universelle. »

Si l’on vous demande un jour de résumer l’impératif catégorique de Kant, c’est-à-dire son remède déontologique contre la corruption, n’hésitez pas à ressortir la phrase ci-dessus (ou alors en entretien d’embauche, ça donne un air intelligent). En d’autres termes, le philosophe nous explique que la seule façon pour une action d’avoir une valeur morale, c’est si cette action nous provient de notre devoir, imposé librement d’un quelconque contexte externe, et qu’une universalisation de ce devoir se veut rationnelle. L’universalisation suppose qu’il est souhaitable par devoir que la loi dictant nos actions soit suivie par tout être raisonnable (ou, pour simplifier, par tout humain).

Dans l’impératif catégorique se cache également une deuxième règle : il ne faut jamais utiliser une personne comme un moyen, mais toujours comme une finalité. Il n’est jamais moral d’utiliser la dignité humaine comme d’un outil pour nous permettre d’atteindre un objectif ; notre action serait alors emprise d’inclinaison et d’empirisme, manquant ainsi donc de toute valeur morale.

Avant de passer aux exemples, je souhaiterais vous proposer une façon plus simpliste de se souvenir de la philosophie de Kant. Lorsque vous naviguerez avec moi à travers l’écume des situations suivantes, je vous prierai de toujours garder en tête la phrase suivante.

« Vous agissez de façon immorale si vous ne pouvez pas souhaiter que tout le monde suive la même règle que vous. »

Par pitié, donnez-moi un exemple !

Il n’est pas rare de voir des célébrités annoncer qu’ils·elles ont fondé ou fortement contribué à une organisation à but non-lucratif (par exemple, la fondation Bill & Melinda Gates). Il faut savoir que, dans énormément de pays (dont la Suisse et la France), une partie de la valeur des donations est fiscalement déductible. En d’autres termes, faire une donation permet de réduire ses impôts tout en améliorant son image publique, ce qui est intéressant lorsque lesdits impôts sont (très) élevés, comme dans le cas de la plupart des riches célébrités. Que pensez-vous de la moralité d’une telle donation ? Permettez-moi de présumer que vous avez imaginé que c’est une situation où tout le monde ressort gagnant·e : moins d’impôts pour la superstar, plus d’argent pour une cause philanthropique.

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Eh bien, selon Kant, c’est immoral. La source de l’immoralité provient ici du fait que l’origine du don ne provient pas du devoir de l’individu, mais est en partie causée par une potentielle déduction fiscale, ce qui est une conséquence. Même si la personne ne donne pas principalement pour réduire ses impôts, il s’agit tout de même d’une influence extérieure qui vient contredire le principe d’autonomie de Kant.

Si ce premier exemple peut vous éloigner de la pensée kantienne, j’espère que ce second pourra vous en rapprocher : l’impératif catégorique de Kant bannit l’esclavagisme de toute moralité. Brièvement, l’esclavagisme est une façon de profiter du labeur d’une personne contre son gré ; on ne retrouve donc pas la notion de liberté dans la prise de décision, notion chère à la théorique kantienne. De plus, un·e « maître·sse » utilise son esclave comme un moyen (le labeur) pour arriver à un but (construction des pyramides, par exemple), ce qui entre à nouveau en conflit avec les principes susmentionnés.

Ces deux premiers exemples, bien qu’ils permettent d’appliquer facilement les préceptes kantiens, manquent de la profondeur nécessaire à un réel exercice mental. C’est pourquoi je vous propose de nous aventurer à présent dans l’exemple d’application le plus célèbre pour la théorie du philosophe de Prusse-Orientale : le mensonge.

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Pour Kant, la règle est la suivante : mentir est immoral. C’est un impératif catégorique, ce qui signifie qu’il n’y a absolument aucune exception à cette règle. Effectivement, le mensonge et ses dérivés (on te regarde, mensonge par omission !) peuvent être assimilés à des abus de confiance, abus qui vont à l’encontre du système de confiance humain et prennent donc les humains comme un moyen pour arriver à un but. Pour que le mensonge puisse avoir une valeur morale selon Kant, il devrait être souhaitable que tout le monde mente, quelle qu’en soit la raison. Or, si l’abus de confiance était une règle que tout le monde suivait, il n’y aurait pas de système de confiance, le concept de vérité n’existerait pas et par conséquent le mensonge non plus. Nous nous retrouvons donc ici, selon la logique kantienne, avec une incohérence conceptuelle rendant le mensonge immoral, car aucune personne dotée de raison ne pourrait souhaiter que le mensonge soit universalisé, quelles que soient les conséquences.

Le même raisonnement peut se faire pour le vol. Pour que le vol existe, nous devons à priori partir du principe que la propriété existe. Or, si nous universalisons le principe du vol, cela présupposerait que la propriété n’existe pas, ce qui rend le vol impossible car il requiert un changement de l’état de propriété.

Néanmoins, il faut faire attention lorsque l’on justifie l’immoralité par des arguments kantiens ; parfois, ces derniers sont plutôt conséquentialistes. Par exemple, j’avais un jour entendu dire que les médecins ne doivent pas mentir aux patients car si tous les médecins mentaient à leurs patients, cela créerait un manque de confiance dans le système médical. Un tel argument retombe dans un raisonnement conséquentialiste. Kant, lui, nous dit la chose suivante : « il ne faut pas que les médecins mentent car il ne faut pas mentir, quelles que soient les conséquences ». De plus, mentir serait utiliser quelqu’un dans un but pour arriver à une fin, ce qui est à l’encontre de la déontologie kantienne. Si l’on dit « Il faut faire X car si on ne le fait pas il va arriver Y », c’est un argument conséquentialiste. Cet argument ne tient que parce que l’on y ajoute des données empiriques (« sinon… »), ce qui va à l’encontre de l’à priori kantien.

Les problèmes du kantisme

Tout comme la théorie utilitariste, le kantisme a ses défauts dont nous nous devons de discuter. La théorie déontologique, sous ses apparences de catégorisation des actions morales et immorales, camoufle de nombreux problèmes lors de l’évaluation de dilemmes éthiques.

Premièrement, le kantisme ignore complètement l’importance du résultat de l’action (autrement dit, les conséquences). Or, il est impossible en tant qu’humains de nous dissocier des conséquences de nos actes ; notamment dans le mensonge, où mentir peut parfois amener à des conséquences rationnellement positives. Si un agent de la Gestapo vous demandait de révéler lesquel·le·s de vos voisin·e·s cachent des personnes persécutées par l’Allemagne nazie, il paraît évident et de bon sens de mentir afin de protéger les masses. Néanmoins, pour Kant, c’est non. Il ne faut pas mentir, car il ne faut pas mentir, quelle que soit la raison.

Ensuite, Kant est rempli d’optimisme et a une vision utopique de la nature humaine : personne n’agit uniquement sous des ordres qu’on s’impose soi-même, par « devoir ». De plus, il n’est pas toujours possible de se rendre compte de pourquoi on agit comme l’on agit ou d’agir continuellement par raison pure. Nous sommes, en tant qu’animaux sociaux, toujours sous influences diverses et variées quant à nos actions, et ces influences dépassent bien souvent la sphère de la raison (le cœur a ses raisons que la raison ignore !).

Le coeur a ses raisons que la raison ignore.. Pascal - ~ Il était une fois...

Troisièmement, l’universalisation des maximes sous-entend la non-existence d’exceptions et une sous-estimation de la variabilité des situations. Ce principe ne peut être compatible avec notre monde, défini populairement par l’acronyme anglais VUCA : Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity.

Enfin, il est possible de se retrouver en situation de conflit d’universalisation. Par exemple, prenons votre ami·e Taylor. Taylor, suivant des principes kantiens, tient toujours ses promesses, et viendra toujours en aide à une personne en danger. Ces deux principes sont universalisables. Un jour, Taylor vous promet d’être à l’heure à votre rendez-vous, plus tard dans l’après-midi. Or, alors que le temps passe à toute vitesse, Taylor aperçoit une personne en danger. Aider cette personne mettrait Taylor en retard. Comment choisir dans ce dilemme moral kantien ? Si l’on suit l’impératif catégorique de Kant, on ne peut pas choisir. Les deux règles imposées sont à priori, et aucune ne passe avant l’autre. Il faut toujours arriver à l’heure, mais il faut aussi toujours secourir une personne en danger. Porter un jugement de valeur sur quelle action passe avant l’autre, c’est amener une valeur sur ses conséquences, ce qui n’est pas kantien.

Conclusion – c’est Kant même compliqué, tout ça…

Si vous m’avez suivi jusqu’ici, félicitations ! La philosophie kantienne est souvent considérée comme peu accessible, et j’espère que ma vulgarisation vous a aidé·e·s à y voir plus clair. Si néanmoins vous ne deviez retenir qu’une seule chose de cet article, retenez l’impératif catégorique de Kant. Avec un peu de gymnastique neuronale, il est possible de découler tous les autres principes kantiens de celui-ci.

Anecdote finale sur Kant : il est décédé à près de huitante ans, sans n’avoir jamais connu de rapport charnel. Peut-être peut-on en tirer une conclusion avec sa vision du mensonge… Quoi qu’il en soit, je vous retrouve la semaine prochaine pour une rencontre au sommet : Kant contre Bentham et Mill, mais qui l’emportera ?

Stay tuned (bis) !

 

Kant
Dilane Andrade Pinto
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Choc des pensées éthiques: l’utilitarisme
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Sources:

Sandel, M. J. (2009). Justice: What’s the right thing to do?. New York: Farrar, Straus and Giroux. Thiel, Karsten M. Kant’s Categorical Imperative and the Moral Worth of Increasing Profits. The Shopkeeper’s action by Michael J. Sandel, Harvard University. Cours “Unethical Decision Making in Organizations” sur Coursera Cours “Introduction to Business Ethics” par le Prof. Haack de HEC Lausanne https://www.youtube.com/watch?v=H8Ad6FkGxns https://www.youtube.com/watch?v=ZOoJ9Cq3oKM https://covers.feedbooks.net/book/114.jpg?size=large&t=1549045840 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/0c/BillMelindaGatesFoundation.svg/1024px-BillMelindaGatesFoundation.svg.png https://causetoujours.blog.tdg.ch/media/01/02/1815819039.jpg https://wir.skyrock.net/wir/v1/resize/?c=isi&im=%2F0943%2F81570943%2Fpics%2F3143698106_1_4_hkb9YM47.jpg&w=500