Cet article est le dernier d’une série de trois articles sur les courants éthiques. Pour une lecture plus agréable, le rédacteur vous recommande vivement de lire préalablement le premier volet disponible sur cette page, ainsi que le deuxième volet sur cette page.
Depuis la loge d’honneur, vous avez une vue prenante sur l’amphithéâtre. Le sable brûlant fait onduler le sol de l’arène. Même si tous les sièges sont occupés, seuls quelques chuchotements brisent le silence cérémoniel. Tous les esprits sont impatients, assoiffés de combat.
Le bruit du gong retentit, faisant vibrer vos tympans. Les cages s’ouvrent de chaque côté de l’arène. Impatient·e, vous vous avancez pour essayer de distinguer qui (ou ce qui) en sort, et vous distinguez vite les deux combattants.
À votre droite, vous reconnaissez l’utilitarisme. Il arbore fièrement ses armoiries, sur lesquelles vous distinguez clairement la phrase suivante : « Il faut toujours agir de sorte à ce que la conséquence de l’action apporte le plus grand bonheur au plus grand nombre. ». Fier représentant du clan des conséquentialistes, vous le savez prêt à en découdre, quels qu’en soient les moyens.
De l’autre côté, sur votre gauche, le kantisme s’avance d’un pas sûr. Véritable fer de lance des déontologistes, il porte lui aussi la bannière familiale, sur laquelle est inscrite l’essence de leur doctrine : « Il faut agit de telle sorte à ce que la maxime de votre volonté puisse être érigée en tant que loi universelle. ». C’est un combattant pour lequel le résultat n’importe pas : il ne répond qu’à ses propres impératifs dits universalisables et catégoriques.
L’excitation est à son paroxysme. Le bruit des acclamations provenant des gradins remplace celui des chuchotements en un instant. À tout moment, le gong retentira à nouveau. Lorsque sa surface cuivrée sera frappée du marteau, il annoncera le début du combat. Que le meilleur gagne.
Le cas de la Ford Pinto – le profit prévaut à la sécurité
En l’an 1970, alors que les premiers signes du premier choc pétrolier se font ressentir aux États-Unis, Ford introduit la « Ford Pinto » sur le marché. Ce nouveau modèle vient s’inscrire dans le marché automobile comme la réponse du constructeur automobile à la demande des consommateurs pour une voiture compacte, pratique à conduire et, surtout, peu avare en essence. Toutefois, la voiture possédait une caractéristique particulière : le réservoir d’essence se trouvant dans la partie arrière de la voiture, tout impact provenant d’un autre véhicule par derrière avait des risques accrus de transformer la Ford Pinto et ses occupants en véritable boule de feu.
Le constructeur automobile était bien au courant de ce problème. En effet, parmi plus de 40 crash-tests, il n’y eut pas une seule occurrence où le réservoir d’essence ne fut endommagé. Néanmoins, Ford était sous pression : Toyota et Volkswagen, certains de ses principaux concurrents, avaient déjà leur modèle de voiture compacte sur le marché. Si le constructeur ne veut pas perdre de parts de marché, il faut agir, et vite.
Que fit l’entreprise américaine ? Une analyse des coûts des deux différentes alternatives : laisser la voiture telle quelle sur le marché, ou régler le problème en renforçant la partie arrière du véhicule. Et la « bonne réponse » est donc devenue évidente pour l’entreprise. En effet, ladite analyse déclare que ne rien faire coûterait presque trois fois moins cher que de renforcer la partie arrière des plus de 10 millions de Ford Pinto.
En effet, ne rien faire signifierait statistiquement que Ford devrait payer aux assureurs près de 200’000$ par décès, environ 65’000$ par personne grièvement brûlée, ainsi qu’environ 700$ par voiture brûlée. De plus, selon ses propres statistiques, le constructeur américain prévoit qu’environ 180 personnes mourraient, 180 autres seraient blessées, et environ 2’100 voitures seraient brûlées. En multipliant, nous arrivons à environ 50 millions de dollars américains. Or, un renforcement de la partie arrière des près de 12’500’000 Ford Pinto coûterait 11$ par véhicule, ce qui mènerait à un coût de près de 140 millions de dollars américains. Suite à cette analyse, l’entreprise ne fit aucun rappel de Ford Pinto.
Il est estimé qu’entre 500 et 900 personnes périrent brûlées dans des Ford Pinto. Pourtant, l’entreprise continua à produire son nouveau modèle pendant plusieurs années, alors même qu’elle est accusée de meurtre, marquant ainsi l’histoire de la première affaire judiciaire américaine où une entité morale est accusée de meurtre.
Vous l’avez deviné : la direction de Ford a agi de façon non seulement égoïste, mais aussi utilitariste. En effet, en remettant les choses dans leur contexte, Ford représentait une des entreprises américaines les plus florissantes du 20ème siècle. L’entreprise était un des plus gros employeurs américains et possédait plus d’un quart du marché automobile mondial. Il était de son devoir de continuer à croître, non seulement pour assurer des conditions très compétitives à ses employés, mais aussi pour plaire aux actionnaires. Ainsi, au sein de l’entreprise, agir de façon à maximiser le bénéfice (et donc l’utilité des employés et actionnaires) a été considéré comme la bonne chose à faire. Il fallait coûte que coûte réparer l’erreur de la façon la moins coûteuse : la fin a justifié les moyens.
Néanmoins, rien de tout cela ne se serait passé si Ford avait eu une culture d’entreprise kantienne. La déontologie kantienne nous demande d’ignorer la fin, et de porter l’accent uniquement sur les moyens et sur le devoir. Peut-on universaliser le principe de laisser volontairement un défaut de sécurité pour maximiser son profit ? Bien évidemment, non. Personne n’oserait alors conduire, personne n’oserait utiliser toute machine par peur que celle-ci ne présente un quelconque défaut de sécurité. De plus, le raisonnement de Ford utilise les individus comme des moyens pour arriver à son but. Dans son analyse des coûts, la vie humaine est estimée à 200’000$. Voilà ce que représentait la vie humaine chez Ford dans les années 70. Si Kant avait été en vie à cette époque, je n’ai aucun doute qu’il aurait été particulièrement écœuré à l’idée d’une telle ignominie.
Est-il possible d’être catégorique ? – les cas de la torture et du mensonge
Après une (subjective) victoire de la théorie d’Emmanuel Kant, il est temps de nous plonger dans une situation où celle-ci peut potentiellement être plus controversée. À force, vous commencez à connaître votre rédacteur ; je vous demande donc de me suivre dans une nouvelle histoire factice, directement sortie de ma boîte crânienne.
Vous travaillez en tant que détective pour les forces de l’ordre. Lors d’une patrouille, vous recevez un appel sur la ligne d’urgence : une attaque terroriste a été pistée, et le·la principal·e suspect·e a été capturé·e. Après un court interrogatoire, vous apprenez vite que le·la criminel·le a planté des bombes à plusieurs endroits de la ville, et que ces bombes vont exploser lorsque leurs minuteurs arriveront à zéro. Vous ne savez ni quand ces bombes exploseront, ni où elles sont placées, mais le·la criminel·le vous indique qu’elles causeront à coup sûr la mort de plusieurs milliers de personnes.
On vous informe que les entités de déminage sont en route, mais qu’il est tout à fait possible qu’elles n’arrivent pas à temps. Vous n’avez qu’une seule solution pour sauver les habitants de votre ville : il vous faut extirper les informations du·de la criminel·le. De toute évidence, votre collègue est arrivé·e à la même conclusion que vous, et vous propose de torturer le·la criminel·le pour en retirer les informations le plus rapidement possible. Que répondriez-vous ?
Si je ne peux deviner votre pensée, je peux toutefois vous présenter ce que nos théories éthiques nous disent. Kant nous dirait qu’il ne faut pas torturer cet·te individu·e. En effet, la torture ne peut être universalisée ; personne ne voudrait d’un monde où la torture est présente et validée. De plus, la torture ne respecte pas la dignité humaine : elle utilise la personne torturée comme un moyen afin d’arriver à un but (savoir où sont placées les bombes). Rappelez-vous, l’impératif de Kant est catégorique : il n’y a pas d’exceptions pour le philosophe de Prusse. En outre, la conséquence n’a pas sa place en déontologie : quelle que soit la raison, même si nous parlons de sauver toute une ville, il est impossible d’universaliser le principe de torture ; le principe n’est par conséquent pas éthique.
Les utilitaristes arriveront bien vite à la conclusion que la torture est ici éthique. En effet, il s’agit de la méthode qui apportera le plus gros bonheur au plus grand nombre. La seule partie souffrante est le·la criminel·le, et sa souffrance ne saurait jamais égaler la souffrance qu’apporterait la destruction d’une ville et la perte de ses habitant·e·s. Même s’il n’est toutefois pas dit que le·la criminel·le parlera sous la douleur, c’est une maximisation des opportunités de découvrir l’emplacement des bombes, et donc une maximisation de l’utilité. La moralité du moyen n’a aucune place dans le conséquentialisme ; c’est le résultat qui nous importe. Si une solution apporte plus de bonheur au plus grand nombre qu’une autre solution, il faut s’en tenir à la première, quelle qu’elle soit.
Rassurez-vous, que vous ayez ou non cautionné la torture, notre criminel·le a dévoilé l’emplacement des bombes. Grâce à une prompte intervention des équipes de déminage, ainsi qu’à vos talents de détective, la ville a pu être sauvée. Les habitant·e·s sont hors de danger, pour le moment.
Pourtant, alors que vous pensiez l’affaire close, on vous rappelle au poste : le·la criminel·le demande à vous parler, et à vous uniquement. Il·elle prétend pouvoir vous aider à démasquer une des organisations terroristes les mieux infiltrées et secrètes du siècle. Il·elle ajoute que ses actions n’étaient point volontaires, mais guidées par des menaces de ladite organisation. Notre individu·e vous propose donc un marché : si vous lui assurez l’absolution de ses crimes ainsi qu’une protection totale pour sa famille, il·elle vous donnera toutes les informations qu’il vous manque pour avancer dans votre enquête stagnante.
Vous prenez quelques instants pour réfléchir. Étant données les circonstances, vous savez qu’il est tout à fait possible d’assurer de protéger ses êtres chers. Néanmoins, en ce qui concerne l’absolution, vous êtes certain·e qu’il sera impossible d’accorder un tel pardon. Vous vous retrouvez alors avec le dilemme suivant : faut-il mentir, ne serait-ce qu’en partie, pour obtenir des informations qui pourraient sauver beaucoup de vies sur le long terme ?
Si vous avez suivi ce triolet dès le début, il n’est pas nouveau pour vous que Kant condamne le mensonge quel qu’il soit. En effet, pour éviter de me répéter, je résumerai en disant qu’il est impossible d’universaliser le mensonge, car cela reviendrait à une perte de confiance en la parole humaine, et le mensonge ne respecte pas la dignité humaine. À nouveau, la conséquence n’est jamais à prendre en considération lorsque l’on réfléchit de façon kantienne ; un·e kantien·ne ne mentirait donc pas, quitte à perdre ces précieuses informations.
Cependant, il s’agit ici d’une affaire en or pour un·e utilitariste. Il n’y a presque que du bonheur créé par ce mensonge. Premièrement, vous obtenez d’inestimables informations qui vous permettraient de faire avancer votre enquête. Ensuite, cette même enquête pourrait mener à une arrestation de l’organisation terroriste, protégeant ainsi la population de ses activités. La seule souffrance engendrée par ce mensonge serait la déception du·de la criminel·le, lorsqu’il·elle découvrira la supercherie. Inversement, si vous penchez pour l’honnêteté, vous passez à côté de précieuses ressources pour le bien-être commun ; vous ne maximiseriez ainsi pas le bonheur pour le plus grand nombre.
Ces deux exemples soulignent fortement un des principaux défauts de la théorie de Kant, en comparaison avec celle de Bentham et Mill : l’absence de considération pour les résultats. Même si la règle se veut noble dans ses intentions, elle ne prend pas en compte les scénarios exceptionnels qui exigent parfois, eux-aussi, des réactions exceptionnelles.
L’issue du combat
À travers trois articles et près d’une dizaine de dilemmes, nous avons exploré et confronté deux célèbres courants éthiques. Loin d’être les seuls, ces courants sont néanmoins une bonne base à tout·e aspirant·e philosophe de la morale.
À mon humble avis, pouvoir analyser une prise de décision éthique sous plusieurs angles est un soft-skill des plus indispensables ; pas seulement en tant que consommateur·trice ou employé·e, mais tout simplement en tant qu’humain·e. Il est parfois difficile d’évaluer avec objectivité un dilemme auquel nous sommes confronté·e·s. C’est pourquoi recourir à votre « boîte à outils éthiques » personnelle peut vous être utile plus d’une fois.
Si vous souhaitez en apprendre plus sur les courants éthiques, je vous propose d’autres pistes : explorez le voile d’ignorance de John Rawls, plongez dans le communautarisme tel que présenté par Michael Sandel, ou laissez-vous emporter par le libertarianisme de Robert Nozick. Ces courants, totalement différents de ceux présentés dans ce triolet, pourraient bien être vos nouveaux coups de cœur.
Le gong retentit une dernière fois. À bout de souffle, les deux combattants se tournent vers la loge d’honneur. Leurs regards vous percent ; ils attendent votre jugement. Alors, lequel des deux sauverez-vous ?
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