JOURNEE DE L’EUROPE : TROIS QUESTIONS À GILLES GRIN

Aujourd’hui, un vent bleu et or souffle sur le Vieux Continent. En ce 9 mai 2021, la Journée de l’Europe fête ses 35 ans. Et même si ce jour particulier résonne moins au fond de nos vallées helvétiques, nous avons, pour l’occasion, posé trois questions à Gilles Grin.

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Après des études à HEC Lausanne, ainsi qu’à Yale, à la London School of Economics et au Graduate Institute de Genève, Gilles Grin enseigne aujourd’hui l’histoire et les enjeux actuels de l’intégration européenne à l’université de Lausanne. Il a également été consultant à la Commission européenne. Il est aujourd’hui directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, qui offre depuis la ferme de Dorigny des ressources documentaires uniques sur les origines et les développements de la construction européenne et les relations Suisse – Europe. Par ailleurs, la Fondation organise un dialogue en live le 11 mai sur cette thématique, dont vous trouverez toutes les informations ici.

M. Grin répond à titre personnel à nos questions basées sur son ouvrage Suisse – Europe : une perspective historique. Un essai à lire absolument si vous souhaitez approfondir les sujets abordés ici.

Commençons avec l’actualité de l’Europe. Selon vous, le Brexit a-t-il fragilisé ou renforcé l’Union européenne ?

Les deux à la fois. Du côté de la fragilisation, le Brexit a induit un rétrécissement géostratégique de l’Europe. Cela dans le contexte d’un monde en mutation accélérée où les conflits entre grandes puissances se font plus vifs, où le souverainisme a le vent en poupe et où le multilatéralisme est de plus en plus l’objet de visions divergentes. Les risques existentiels globaux (climat et biodiversité, armements) se font inquiétants. Dans ce monde perturbé, l’Europe a des valeurs et des intérêts à défendre. Elle peut se targuer d’une expérience assez unique dans le vivre-ensemble des peuples. Certes, l’Alliance transatlantique connaît une nouvelle idylle, mais qui sait de quoi demain sera fait ? Le Royaume-Uni était l’un des deux États membres de l’Union européenne à siéger comme membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies et à posséder l’arme nucléaire. Il ne reste maintenant que la France. La civilisation européenne est ancienne. Elle a développé des valeurs humanistes ainsi qu’un modèle économique et social que l’on retrouve peu ailleurs dans le monde. Des spécificités comme l’inclusion des individus ou la protection des données personnelles sont particulièrement développées en Europe. La mosaïque européenne offre une formidable diversité. Lorsque l’on se trouve au cœur du continent, on peut mettre le doigt sur nombre de différences et percevoir une tour de Babel. Mais il suffit de vivre quelque temps hors d’Europe pour se rendre compte de la force de l’Européanité. C’est un modèle de société qu’il vaut la peine de vouloir préserver. C’est pour cela, les valeurs étant si importantes, que le choc porté au projet européen par les démocraties dites « illibérales » est si pernicieux.

Du côté du renforcement de l’UE, on part du constat que les Britanniques n’avaient pas pleinement adhéré au projet communautaire. Ils ont souvent été un frein. Par exemple, avec un Royaume-Uni encore pleinement membre de l’Union, on peut douter que les Européens aient réussi à se mettre d’accord sur des plans de soutien et de relance de l’économie représentant près de 1’300 milliards d’euros, conduisant en fait à doubler le budget de l’UE au cours des prochaines années, donnant pour la première fois, même s’il ne s’agit pas de créer un précédent, le pouvoir à la Commission européenne de lever des fonds sur les marchés financiers en créant pour la première fois un endettement commun et solidaire. La grave crise du Brexit a aussi montré aux Européens la vulnérabilité de leur projet commun. Par la force des choses, tous les projets humains sont mortels. Mais cette crise les a particulièrement rendus attentifs à cet état des choses. Certaines forces politiques et idéologiques espéraient d’ailleurs en 2016 que le vote du Brexit par le peuple britannique allait entamer un processus de réaction en chaîne et de décomposition de l’UE. Clairement, cela n’a pas été le cas. Cela a même renforcé l’Union, qui souvent inspire plus confiance que n’arrivent à le faire les élus nationaux.

En fin de compte cependant, le Brexit représente un gâchis et un autogoal pour le continent européen. Les Britanniques en souffriront le plus. Peut-être le secret espoir des dirigeants britanniques est de noyer cela dans les effets induits par la crise du coronavirus. Mais les effets économiques du Brexit déploieront leurs effets sur plusieurs années. Ils se traduiront par des délocalisations, des investissements retardés, diminués ou annulés, une perte de croissance et des difficultés pour l’emploi. Les forces centrifuges entre les nations constituant le Royaume-Uni menacent de se renforcer. Les risques d’un nouveau départ de feu en Irlande du Nord sont préoccupants. Les États membres de l’Union qui ont le plus de liens économiques avec le Royaume-Uni, c’est-à-dire l’Irlande, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et les pays nordiques souffriront plus que d’autres. Mais le choc sera le plus dur pour le Royaume-Uni, car il dépend plus des liens économiques avec l’Union que vice-versa.

Il pourrait aussi ressortir du Brexit une Europe moins libérale en termes économiques, car le Royaume-Uni avait toujours soutenu cette perspective et était un acteur important au sein des institutions européennes. On constate une demande croissante pour que l’Union offre une plus grande protection à ses citoyens. C’est le retour en force de la puissance publique dans l’économie, mais aussi celui de la frontière. Le départ britannique et cette demande de protection renforcée pourraient influer sur le processus de construction européenne. Le Brexit pourrait aussi avoir un impact sur le grand combat entre forces intergouvernementales et supranationales au sein de l’Union. Les Britanniques portaient une forte vision intergouvernementale. Rien ne montre pour autant que la supranationalité sortira renforcée, car certains pays avaient beau jeu de se cacher derrière l’intransigeance britannique. Ils doivent maintenir sortir du bois.

La Suisse devrait se prononcer sur l’accord-cadre institutionnel, qui fait débat et divise la population ainsi que les partis et les groupes d’intérêts en Suisse. D’après votre expertise, l’accord institutionnel entérine-t-il une sorte de statu quo sous la forme de la voie bilatérale ? La voie bilatérale est-elle encore viable pour la Suisse ?

La voie bilatérale, portée sur les fonts baptismaux en l’an 2000, a été un beau succès. Elle a stimulé la prospérité suisse, elle a renforcé la coopération de la Suisse avec ses voisins, elle a donnée des libertés nouvelles et offert des opportunités aux citoyens suisses et européens. Les intérêts mutuels de la Suisse et de l’UE ont rendu possible le développement de cette voie dans les années 2000 avec en particulier la mise en œuvre du paquet des bilatérales II, permettant à la Suisse de rejoindre l’espace Schengen-Dublin.

La voie bilatérale a été développée après le non du peuple et des cantons suisses à l’Espace économique européen, en décembre 1992. Il existait alors une perspective stratégique d’adhésion depuis le dépôt de la demande d’adhésion suisse aux Communautés européennes en mai 1992. Cette voie bilatérale est statique, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de mécanismes juridiques et institutionnels pour permettre l’adaptation du droit et le règlement des litiges. Ces lacunes apparaissaient alors acceptables aux Communautaires car la voie bilatérale était imaginée comme une solution intérimaire, le temps que la Suisse adhère. Cette voie devait rapprocher préalablement la Suisse de l’UE, facilitant l’adhésion le moment venu. Mais voilà qu’est survenue une ironie de l’histoire. Au lieu de rapprocher la Suisse d’une adhésion, la voie bilatérale, qui a si bien fonctionné pour les Suisses, a repoussé la perspective d’adhésion, la rendant moins enviable que jamais. Cela s’est notamment vu avec le rejet cinglant par le peuple et les cantons suisses en 2001 de l’initiative du Nomes (ndlr. : Nouveau mouvement européen suisse) demandant l’ouverture immédiate de négociations d’adhésion. Puis, en 2005, le Conseil fédéral a rétrogradé l’objectif stratégique d’adhésion à une simple option parmi d’autres (jusqu’à ce que les Chambres fédérales votent le retrait formel de la demande d’adhésion en 2016).

La voie bilatérale a ainsi perdu le socle sur lequel elle était construite. Dans les années 2000, c’est la Suisse qui, la première, a constaté qu’il serait favorable de consolider la voie bilatérale par un accord institutionnel. Les accords existants étant statiques, il n’y avait pas de dispositif d’adaptation de ceux-ci. Un peu comme s’il s’agissait d’un ordinateur dont le système d’exploitation ne pourrait pas être mis à jour. Le temps passant, les problèmes étaient voués à croître. Il n’y avait pas non plus de mécanisme de règlement des différends. Avec l’approche purement intergouvernementale prévalant toujours, il incombe aux représentants européens et suisses de rechercher des solutions au sein des comités mixtes. Si aucun accord ne peut être trouvé, il n’y a pas de mode d’emploi pour régler les désaccords et la Suisse peut se retrouver à la merci de décisions arbitraires de l’Union. Quant à cette dernière, elle souhaite renforcer l’homogénéité juridique de son marché intérieur. On peut donc argumenter qu’il est dans l’intérêt des deux parties de trouver une solution aux problèmes précités. À partir de 2008, l’UE a régulièrement demandé la conclusion d’un accord-cadre, voyant bien que la perspective d’adhésion de la Suisse à l’Union était dans les limbes et qu’il fallait faire exister la voie bilatérale dans le long terme. L’UE a fait monter la pression en décrétant qu’il n’y aurait plus de nouveaux accords sectoriels avec la Suisse tant que la voie bilatérale ne bénéficierait pas d’un chapeau institutionnel. Les négociations sur l’accord-cadre ont eu lieu de 2014 à 2018. Elles ont été tout sauf faciles. Entretemps, les atermoiements suisses sur la question de la libre circulation des personnes ont encore compliqué l’équation. L’accord institutionnel sur la table permettrait de solutionner les problèmes évoqués précédemment et apporterait de la stabilité juridique à la Suisse. En outre, la reprise du droit européen resterait autonome pour la Suisse et les litiges seraient tranchés par un tribunal arbitral paritaire. Vu de l’UE, les choses n’ont plus bougé depuis décembre 2018 du fait de la Suisse et de ses contraintes de politique intérieure mettant en lumière trois difficultés (mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes, directive sur la citoyenneté, aides d’État). Une EU moins souple que par le passé et une Suisse paralysée, voilà ce qui explique le blocage actuel.

La voie bilatérale sans cadre institutionnel a pris un sérieux coup de vieux et elle est appelée à se détricoter progressivement. Les exportateurs suisses dans le secteur de la technologie médicale, puis dans l’industrie des machines, mais aussi le monde de la science et de l’innovation, risquent de perdre gros dans cette affaire si une solution n’est pas rapidement trouvée. Cela semble clair : la voie bilatérale actuelle est instable. Soit elle régressera, soit elle se développera. À l’heure actuelle, il n’y a pas de plan B par rapport à l’accord institutionnel. Et, on ne le dira jamais assez, il ne suffit pas que la Suisse imagine en toute hypothèse un plan B pour que celui-ci devienne réalité. Dans toute négociation, il faut que les parties se mettent d’accord. Souvent en Suisse, on ne fait pas suffisamment l’exercice de se mettre à la place des Européens pour mieux comprendre leur position. L’art de la négociation implique l’empathie avec son partenaire. Qu’on l’aime ou non, la Suisse comme État non-membre n’a pas un droit naturel à accéder au marché intérieur de l’Union. Si le projet d’accord institutionnel devait être abandonné, la décennie des années 2020 risquerait d’être cruelle pour notre pays – un peu comme l’avait été celle des années 1990. Mais alors quelle porte de sortie à l’horizon des années 2030 ? Le maintien de la privation d’un accès privilégié au marché intérieur européen avec ses coûts économiques et éventuellement une forme de « guérilla » avec nos voisins ? Ou le retour en grâce des scénarios d’adhésion à l’EEE ou à l’UE elle-même ?

Dans votre essai, vous qualifiez la perspective d’une adhésion de la Suisse à l’Union européenne comme étant « extrêmement peu réaliste […] à court et moyen terme ». Cependant, vous précisez également que « Cette perspective pourrait regagner en actualité si, et seulement si, il y avait une crise grave et prolongée ayant des effets économiques néfastes en Suisse ». Dans le contexte sanitaire actuel, ne sommes-nous pas déjà dans la situation d’une crise grave et prolongée ? Celle-ci ayant été gérée conjointement par l’Europe, tant au niveau des commandes de vaccins que des plans de relance, la Suisse a-t-elle souffert de ne pas y être intégrée ?

En fait, j’indique aussi dans mon essai que l’UE souffre d’un sérieux déficit d’image en Suisse (et d’ailleurs pas seulement en Suisse). Si les Suisses connaissaient mieux l’Union, ils verraient que cette dernière mélange des caractéristiques intergouvernementales et supranationales. Pour un pays comme le nôtre, point besoin de craindre l’intergouvernemental (à moins que l’on craigne que le Conseil fédéral développe indûment ses prérogatives au détriment du Parlement, des cantons et du peuple – mais ceci est une question d’équilibre interne des pouvoirs qui peut être corrigée le cas échéant). Et, dans la pratique supranationale de l’Union, il y a beaucoup d’éléments qui rappellent le fonctionnement de la Suisse. Ces questions de perception et d’image, à la limite peu importe la réalité des faits, jouent un rôle très important.

La crise du coronavirus a été éprouvante pour tous les pays ainsi que pour l’UE. Sans l’Union, les relations entre États et la concurrence pour se procurer des équipements de protection et des vaccins auraient été infiniment plus rudes. Et la crise a conduit les 27 à développer de nouveaux mécanismes de solidarité. Du fait de ses bonnes relations actuelles avec ses voisins, la Suisse n’a pas souffert de son statut de non-membre de l’UE. Mais sans accord bilatéral en matière de santé (ce qui sera le cas sans accord institutionnel), rien ne dit que la Suisse traversera aussi bien la prochaine crise pandémique globale.

Nous tenons à remercier chaleureusement M. Grin pour le temps accordé, ainsi que la qualité de ses réponses.

Deborah
Deborah Intelisano
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Arthur Thévenin
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