génisse

Toutes les parts au lion ou pas ? Mariage entre littérature et droit

C’est souvent fascinant de réaliser à quel point la littérature et le droit s’imbriquent, font fièrement chemin ensemble, main dans la main, tels des amoureux aux bords du Lac Léman. Ce constat s’observe dans cette magnifique fable de la génisse, la chèvre et la brebis en société qui en réalité traduit un principe important en droit des sociétés commerciales. Rappelons la fable avant d’en extirper la leçon de droit.

L’exposé de la fable : « La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion »

La génisse, la chèvre et leur sœur la brebis,
Avec un fier lion, seigneur du voisinage,
Firent société, dit-on, au temps jadis,
Et mirent en commun le gain et le dommage.
Dans les lacs de la chèvre un cerf se trouva pris.
Vers ses associés aussitôt elle envoie.
Eux venus, le lion par ses ongles compta,
Et dit : « Nous sommes quatre à partager la proie. »
Puis en autant de parts le cerf il dépeça,
Prit pour lui la première en qualité de sire :
« Elle doit être à moi, dit-il, et la raison,
C’est que je m’appelle Lion :
À cela l’on n’a rien à dire.
La seconde par droit me doit échoir encore :
Ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant je prétends la troisième.
Si quelqu’une de vous touche à la quatrième,
Je l’étranglerai tout d’abord. »

Aussi bien exprimée qu’elle puisse être, cette fable ne nous plonge pas d’office dans du juridique. Nous ignorons d’ailleurs si La Fontaine était guidé par un esprit de droit, mais nous allons nous plaire à le supputer.

Leçon de droit : la prohibition des clauses léonines

L’image de la société en présence ici est clairement celle d’une société commerciale. Plusieurs associés (la génisse, la chèvre, la brebis et le lion) ayant convenu d’affecter des apports à une entreprise commune (mise en commun des efforts dans la chasse), en vue de réaliser et de partager des bénéfices, ou de profiter des économies qui en résultent (le cerf).

Nous remarquons par la suite qu’un associé de la société, le lion en occurrence, oublie l’article 533 du Code des obligations Suisse (ci-après entendu comme CO) puisque au lieu d’accepter que le bénéfice (le cerf) soit partagé entre les associés, il va, avec des raisons plus ou moins valables, s’arroger l’intégralité de celui-ci. Dans de pareilles conditions, la chèvre pourrait se demander pourquoi être allée chasser le cerf puisque ça ne lui sert à rien d’être en société.

Dans cette fable donc, le constat clair : notre société ne fonctionne pas. Et pour éviter d’avoir ce type de sociétés qui ne fonctionnent pas, le législateur a réagi avec l’article 533 du code sus visé. Cet article nous renseigne à son alinéa 1 sur la répartition des bénéfices et des pertes dans les sociétés. En principe donc, ladite répartition est faite de façon égale, quelles que soient la nature et la valeur de l’apport. En droit français c’est en proportion de la part dans le capital social. Et pour l’associé qui n’a apporté que son activité/industrie, si une clé de répartition différente n’est pas prévue, il pourra être dispensé de contribuer aux pertes tout en prenant une part dans les bénéfices (article 533 alinéa 3 du CO). En droit français, il bénéficiera du même pourcentage de bénéfices et supportera le même pourcentage de contribution aux pertes que l’associé qui a le moins apporté, le tout sauf clause contraire. C’est dire qu’il est possible, pour bénéficier d’un traitement plus avantageux, de prévoir, après des négociations avec les associés, d’apporter 25% du capital social, mais d’avoir en retour non pas 25% du bénéfice mais peut être plus.

Précisément donc il y a des limites à ce type de pratique. Il s’agit de quatre clauses qui sont interdites : la clause qui donne à un associé tout le profit procuré par la société. Le cas échéant, impossibilité pour le lion de prendre l’intégralité du cerf ; la clause qui exonère un associé de la totalité des pertes (c’est-à-dire que la possibilité de reprendre l’apport fait quoiqu’il arrive, n’existe pas) ; la clause qui exclue complètement un associé du profit ; ou la clause qui décide que la totalité des pertes est supportée par un ou plusieurs associés seulement. En droit, ces clauses interdites sont dites “réputées non écrites”. C’est une sorte de fiction juridique qui consiste à se comporter comme si les clauses en question n’existent pas et n’ont jamais existé.

En pratique il faudra presque toujours aller demander au juge de faire appliquer le texte parce l’autre partie qui bénéficie de la clause réputée non écrite considérera toujours que ladite clause n’est pas réputée non écrite et donc qu’elle est valable.

Ce sont ces clauses sus-évoquées que le droit appelle donc clauses léonines parce qu’elles donnent la part du lion à un associé. Si on considère qu’on est en société, il va de soi que ce type de clause ne fait pas sens.

Nos hommages à La Fontaine pour nous avoir enseigné le droit en l’imageant si bien.

Vivien Bekam Kengne
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