La justice face au complot : le cas du Liban à l’ère des NTIC

Le Liban, pays des cèdres et du lait labné (blanc) est une illustration unique en son genre de l’Etat tampon qui, en cherchant à préserver sa liberté, sa souveraineté et son indépendance, vise à participer à l’équilibre des puissances voisines rivales hostiles. Riche de ses influences régionales et internationales, historiquement le peuple libanais et sa diaspora héritent des coutumes phéniciennes, des traditions grecque, romaine, byzantine et arabe, et se situe entre guerre et paix perpétuelles. De culture commerçante, les communautés politiques et religieuses qui composent la société civile libanaise sont toujours en quête de s’unir, d’empêcher les conflits et d’ancrer leur neutralité face aux occupants ottomans, anglais, français puis syriens.

Après le départ des occupants français, le nationalisme arabe devient une préoccupation principale régionale pour la Syrie qui se prétend maîtresse des terres libanaises. Puis, avec la création d’Israël, le Liban devient le refuge des Palestiniens. À partir de la Jordanie en 1970, la résistance palestinienne s’organise et au fil des années c’est l’engrenage. La Syrie pompier-pyromane annexe, occupe le Liban, veut prendre le leadership face à Israel. Ceci dure aussi longtemps que les Nations Unies, les Américains et l’opinion publique internationale ne marquent pas leur désaccord. Durant la guerre civile au Liban (1975 – 1990), la Syrie continue d’armer les milices chrétiennes et palestiniennes les unes contre les autres et les combats inter-confessionnels, les actes de terrorisme, les prises d’otage continuent. À l’image des raz de marée populaires de la résistance démocratique libanaise « mille fois prise, jamais soumise », le cas du Liban est unique en son genre.

En 2001, l’Amérique remet en cause ses alliances avec les pays terroristes du Moyen-Orient, et le régime syrien est finalement reconnu pour son rôle dans le terrorisme international ; l’occupation au Liban est enfin dénoncée. Néanmoins les attentats continuent, notamment l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri à Beyrouth en février 2005, après lequel les démocraties occidentales poussent enfin au retrait des troupes syriennes du Liban. Les troupes syriennes se retirent du Liban en avril 2005. En 2011 débute la guerre civile en Syrie.

Est-ce réellement un hasard si la terre libanaise est devenue celle des complots ? Les événements qui font l’histoire du Liban sont-ils des faits accidentels, des coïncidences, des circonstances, des occurrences, comme par hasard ? Ou bien est-il possible d’établir des liens de connexité, ou de cause à effet, des raisons sous-jacentes entre les événements ? Sur quel pattern peut-on se mettre d’accord ? La triste histoire du Liban, maintenant à genou, dernièrement encore avec l’explosion au port de Beyrouth en 2020, illustre l’idée qu’un terrain conflictuel est fertile pour fomenter des complots.

En période tampon entre guerre et paix en 2005 à Beyrouth, l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri a eu pour conséquence la création, par les Nations Unies et par le Liban, du Tribunal spécial pour le Liban dont les portes ont ouvert en 2009 à La Haye, pour juger les personnes accusées par le procureur du Tribunal.

En général, les institutions de l’Etat de droit ne sont certes jamais parfaites, néanmoins en temps de paix elles fonctionnent à l’évidence normalement, conformément à leur mission d’identifier, poursuivre et juger les personnes qui complotent en vue de commettre des crimes. Tandis qu’en temps de guerre, les institutions de police et de justice sont potentiellement affaiblies voire paralysées. Et un Etat défaillant est le terrain idéal pour commettre des infractions de complots en toute impunité.

Avec la puissance des nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC), on peut penser que c’est devenu facile de démasquer, identifier les auteurs et les contenus télécom; et que du coup, cela devrait suffire à dissuader les esprits criminels de commettre des infractions telle que celle de complot en vue de commettre un crime tel qu’un acte terroriste. On peut aussi penser qu’ourdir un complot en vue d’assassiner une personnalité publique comme un ministre, est quasiment devenu mission impossible suite à l’émergence des NTIC.

En période tampon entre guerre et paix en 2005 à Beyrouth, l’assassinat du Premier Ministre Rafic Hariri a eu pour conséquence la création, par les Nations Unies et par le Liban, du Tribunal spécial pour le Liban, dont les portes ont ouvert en 2009 à La Haye, pour juger les personnes accusées par le procureur du Tribunal.

Les compétences sophistiquées qu’il faut à un esprit criminel pour ourdir un complot

Comploter en vue de commettre un crime exige des compétences sophistiquées de la part des comploteurs pour ne pas être identifiés, surtout à l’ère des NTIC. Fondamentalement, il faut déjà avoir l’occasion de se réunir plus ou moins spontanément entre personnes de confiance, c’est-à-dire dont on peut avoir connaissance implicite de la motivation criminelle, et avec qui partager des valeurs communes sans forcément avoir à les exprimer, permettant ainsi de déployer une stratégie par des actions en vue de réaliser le but commun : le crime.

Il faut aussi des personnes compétentes pour organiser « en équipe » le crime sans laisser de traces. En outre, obtenir l’assurance de la loyauté des personnes, entre elles et envers un code de conduite, du degré d’engagement sans faille de chacun jusqu’au moment de commettre le crime, et même après, de la détermination quasi-kamikaze (du japonais, suicidaire) de ne pas dénoncer les autres membres de l’association si l’un d’eux vient à être identifié et arrêté. Sans compter l’exigence de sang-froid et d’absence d’émotion que la commission d’un crime exige.

Le complot est donc une forme criminelle complexe, aussi bien pour le législateur, dont le défi est de distinguer le complot de la conspiration, de l’entreprise criminelle commune et de l’association de malfaiteurs, car ces notions s’enchevêtrent et se recoupent ; que pour le procureur et les autorités de poursuite, dont le défi est d’identifier les auteurs du crime ; que pour le juge, dont la difficulté est liée au fait d’examiner la preuve, au-delà de tout doute raisonnable, de l’existence de la concertation, et du degré de participation de chacun dans la préparation et la perpétration du crime.

La preuve devant le juge

Entre 2005 et 2009, une somme incommensurable d’éléments télécoms (big data) ont été réunis par le Liban et par le procureur du Tribunal pour tenter d’identifier les personnes responsables de l’assassinat.

Ont notamment été collectées, traitées et analysées les informations de télécommunications (telecom data) des antennes cellulaires situées aux alentours de la scène du crime. Il s’agit non pas des contenus des conversations téléphoniques, mais des relevés (présentés sous forme de tableaux par souci de lisibilité des données) des numéros de téléphone ayant activé les antennes alentour.

Ainsi, ont été mis à disposition des juges du Tribunal des milliers de tableaux indiquant qu’à telle heure tel numéro a appelé tel numéro et pendant tant de temps.

Le procureur a construit son dossier à charge et a accusé de plusieurs chefs d’accusation, dont celui de complot, les utilisateurs de huit numéros de téléphone (cartes SIM). Ces huit numéros s’entre-téléphonaient en réseau fermé (dit réseau rouge pour simplifier) et seulement jusqu’à l’explosion (après, plus rien), en activant des antennes cellulaires situées seulement autour de la scène du crime.

Le jour du crime, le 14 février 2005, le convoi véhiculé du Premier Ministre a explosé en pleine rue à Beyrouth. Selon l’enquête du procureur, c’est un van bourré d’explosifs parqué sur le bord de la route qui a explosé avec un conducteur kamikaze à bord, au moment où le convoi du ministre passait.

Ainsi, selon l’analyse par le procureur de ces tableaux d’appels, ce sont les utilisateurs de ces huit numéros, et parmi eux le kamikaze, qui ont préparé puis perpétré l’assassinat.

Encore fallait-il identifier les utilisateurs. Pour une juridiction pénale internationale, faire reposer le dossier de l’accusation sur des big data (tableaux séquentiels d’appels) de cette envergure pour identifier les coupables du crime, représentait à l’époque (17 ans déjà) un défi unique en son genre.

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La compétence de la justice internationale en matière de crimes d’agression, de guerre, de terrorisme, contre l’humanité, et de génocide

Le Tribunal spécial pour le Liban a une compétence sui generis : celle de poursuivre des infractions de terrorisme.

Avec les enquêtes de la Cour pénale internationale sur les crimes en Ukraine, la justice pénale internationale trouve sa compétence face à l’impuissance des Etats de faire cesser l’agression et les crimes contre le peuple ukrainien.

Ces mêmes défis ont existé avant déjà pour les juges des tribunaux pénaux internationaux créés par les Nations Unies pour l’Ex-Yougoslavie, pour le Rwanda, pour la Sierra-Leone, pour les chambres extraordinaires pour le Cambodge, qui ont été créés pour juger des crimes d’agression, de guerre, de génocide contre l’Humanité ; des crimes pour l’essentiel commis en temps de guerre.

Le droit national au renfort du droit international

Les juges du Tribunal spécial pour le Liban rappellent que le droit international ne comporte aucun crime équivalent à celui de complot, et ils en définissent donc les contours sur la base du droit national.

Tandis que les membres d’une association de malfaiteurs (AM) projettent de commettre toutes sortes de crimes (de terrorisme, d’homicide, d’enlèvement ou de vol), à l’inverse, les membres d’un complot complotent uniquement contre la sûreté de l’Etat. Par conséquent, la définition du complot est plus restrictive que la définition d’AM.

De plus, pour qualifier une infraction de complot, il faut prouver l’entente à l’avance sur des moyens envisagés pour commettre le crime ; et pour le complot qualifié en vue de commettre l’infraction de terrorisme, il faut prouver l’entente sur des moyens susceptibles de créer un danger commun.

S’agissant du complot, dans le cadre des activités du Tribunal, la rencontre des volontés suffit à mettre à exécution le complot. Il n’existe pas de tentative en matière de complot et toute action préalable est un acte préparatoire. L’entente constitue en soi le crime, même si l’entente en vue de commettre des infractions contre la sûreté de l’Etat n’a pas été matérialisée.

Selon le droit libanais, les crimes contre la sûreté de l’Etat incluent la trahison, l’espionnage, les relations illégales avec l’ennemi, les violations du droit international, les atteintes au prestige de l’Etat et au sentiment national, les infractions commises par les fournisseurs en temps de guerre, les infractions contre la constitution, l’usurpation d’un pouvoir politique ou d’un commandement militaire, la sédition, le terrorisme, les crimes portant atteinte à l’unité nationale ou les crimes perturbant l’harmonie entre les composante de la communauté nationale libanaise, l’atteinte au crédit de l’Etat ou à sa situation financière … Mais le Tribunal spécial pour le Liban n’est compétent que pour les complots en vue de commettre des actes terroristes.

Les deux infractions se distinguent ainsi : d’un côté, si on a une entente en vue d’assassiner une personnalité comme un ministre, c’est une AM. De l’autre, si on a une entente en vue de commettre un acte terroriste contre un ministre, et de nature à porter atteinte à la sûreté de l’Etat, alors c’est un crime de complot en vue de commettre un acte terroriste par le biais d’une entente en vue d’assassiner une personnalité publique.

Autrement dit, lorsqu’une entente ne vise pas à commettre un crime contre la sûreté de l’Etat (mais un autre crime), alors cette entente ne peut pas être qualifiée de complot. En revanche, le crime de complot requiert (en droit libanais) la preuve d’un élément spécial : la perpétration contre la sûreté de l’Etat.

En conclusion, le terme de complot est utilisé de plus en plus fréquemment dans les médias depuis l’avènement des NTIC. Et si le complot peut exister en tout temps et en toutes circonstances, c’est une chose d’en définir précisément les contours surtout dans le cadre de la justice, et c’en est une autre d’en apporter la preuve devant un juge et d’en identifier les auteurs.

Heidi Leclerc
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Sources :

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Source image : https://www.arte.tv/fr/videos/089973-001-A/histoire-de-l-antisemitisme-1-4/