« Dostoïevski est le seul psychologue dont j’ai eu quelque chose à apprendre, il compte parmi les plus grands coups de chance de ma vie » – voilà les termes qu’utilise Friedrich Nietzsche en décrivant le géant russe, pourtant connu pour son narcissisme. Etrange, quand on sait que Fiodor Dostoïevski n’est pas un psychologue au sens technique du terme, mais un romancier. Or, très peu ont su racler les profondeurs de la psyché humaine autant que lui à travers ses divers personnages. Nous allons dans cet article explorer le plus extrême d’entre eux, le narrateur innomé des « Carnets du sous-sol ».
Dans cet ouvrage, l’auteur apporte une critique sur tout un éventail de courant de pensée qui florissaient dans la deuxième partie du XIXème siècle, une période anormalement fertile dans ce domaine. Le premier courant de pensée remis en question par le narrateur est le nihilisme, qui prenait de l’ampleur dans l’Empire Russe. Ivan Tourgueniev, autre immense auteur de la même époque, définit le nihilisme dans son magnus opus « Pères et fils » :
« Un nihiliste est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui ne fait d’aucun principe un article de foi, quel que soit le respect dont ce principe est auréolé. »
En somme, ce sont ceux qui vivent dans la négation constante de tout principe. Dostoïevski voit dans ce mouvement un danger réel, car il ouvre la porte à une immoralité infinie. Ses craintes se sont tragiquement confirmées par la suite, avec l’avènement du communisme dans son pays, la doctrine de la tabula rasa (« du passé faisons table rase ») étant une évolution logique du nihilisme. Le léninisme et le stalinisme ont fait croire aux gens qu’il était possible de créer une société parfaite sans aucune boussole morale, si ce n’est la poursuite de l’égalité à tout prix (en théorie en tout cas, car en pratique les élites soviétiques se sont gâtés pendant les prolétaires mourraient de faim). Or, il est maintenant évident que la seule poursuite de l’égalité, sans aucune forme de restriction morale, mène à l’horreur, et fait fi de la nature humaine.
Hommes d’action et hommes de conscience
Dostoïevski fait une distinction entre les hommes d’action et les hommes qui souffrent d’un excès de conscience, le narrateur se range dans cette dernière catégorie. Il est envieux des hommes d’action, ceux qui vivent leur vie sans s’éterniser sur leurs pensées. « Je vous assure Messieurs, avoir une conscience trop développée, c’est une maladie dans le plein sens du terme ». En fait, le narrateur est pris d’une maladie aussi terrible que fréquente : l’excès de conscience. C’est une sensation que nous connaissons tous, qui n’a jamais poussé un raisonnement à ses limites ? En se demandant à chaque fois « pourquoi ? », on tombe inexorablement dans une impasse. C’est cette impasse que la religion a pour devoir de combler, et ainsi donner une direction aux vies des croyants. L’excès de conscience de l’homme des Carnets du sous-sol est frappant : il décrit à travers tout le livre les raisons de son inadéquation au monde, de manière détaillée et précise, il connait donc les raisons de son inconfort mais il demeure impossible pour lui d’y remédier. Pourquoi ? Parce-que ce que le narrateur nomme « les hommes de conscience » sont immobilisés par leurs raisonnements et leurs questionnements permanents. Alors que l’homme d’action, lui, peut agir car sa conscience est moins développée. Pour Dostoïevski, l’action implique d’être en paix avec le monde, comme illustré dans le passage suivant, où il utilise la figure du mur afin d’illustrer la limite posée par l’ordre objectif du monde, c’est-à-dire le monde tel qu’il est réellement :
« Devant le mur, ce genre de messieurs, je veux dire les hommes spontanés et les hommes d’action, ils s’aplatissent le plus sincèrement du monde. Pour eux, ce mur n’est pas un obstacle comme, par exemple, pour nous, les hommes qui pensons, et qui, par conséquent, n’agissons pas ; pas un prétexte pour rebrousser chemin… Non, ils s’aplatissent de tout cœur. Le mur agit sur eux comme un calmant, une libération morale ».
La maladie de l’intellect
Les premiers mots du narrateur nous indiquent qu’il est « un homme malade, méchant et désagréable », or il est évident pour le lecteur qu’il est un homme intelligent et cultivé, et le narrateur est convaincu que cela joue un grand rôle dans sa détresse. La conscience moindre des hommes d’action, par rapport aux hommes de conscience, les empêche de se saisir de l’ordre objectif du monde et de la réalité du monde, et leur permet d’agir, en se soumettant à cet ordre. Les hommes de conscience, eux, savent que les dés sont joués et que les limites de l’ordre des choses sont inébranlables, leur dignité les empêche d’aller s’encastrer dans le mur, mais le narrateur explique que cela provoque une honte terrible pour l’homme de conscience, la honte de « celui qui se ressent lui-même, le plus sincèrement du monde, comme une souris, et non plus comme un homme ». Les personnages de Fiodor Dostoïevski sont très souvent extrêmes dans leurs actions et leurs pensées, à l’image de Raskolnikov dans « Crime et Châtiment » ou Aliocha dans « Les frères Karamazov ». C’est ainsi car cela permet d’exposer des idées dans un champ de pensée bien plus vaste que si les personnages étaient mesurés. C’est pour cela que Dostoïevski est considéré non seulement comme un des plus grands romanciers de l’histoire, mais également comme un des plus grands philosophe et psychologue de l’humanité. Ici, en faisant cette distinction entre hommes d’action et homme de conscience, il met en garde face à l’intellectualisme à outrance. Pour lui, les gens qui réfléchissent trop et n’agissent pas assez, sont condamnés à une existence misérable.
Pour conclure, « Les Carnets du sous-sol » est l’histoire d’un homme trop consciencieux et qui en souffre. La vie est faite de mystères et qui tente de les résoudre avant d’agir est condamné à l’immobilisme éternel, qui mène inexorablement à la misère. De nos jours, il y a plus de problèmes liés à l’excès de stimulations par les actions que de gens touchés par l’excès de conscience, mais il ne faut pas tomber dans l’extrême inverse comme le narrateur du roman. Tout est dans l’équilibre.
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