Features correspondent Aysha Imtiaz

Temu : l’Amazon sous stéroïdes qui soulève plus de questions que de colis

Des prix impossibles, une ascension fulgurante et une expérience shopping addictive: Temu a tout pour séduire. Mais derrière ces promesses qui semblent trop belles pour être vraies, la plateforme soulève des interrogations sur ses pratiques et le coût réel de ses produits.

Depuis son lancement aux États-Unis en septembre 2022, Temu, plateforme de commerce en ligne d’origine chinoise, s’est imposée comme une véritable révolution dans le monde du e-commerce. Propulsée par PDD Holdings, également propriétaire de Pinduoduo, Temu profite d’une expertise bien rodée dans le secteur et d’un modèle économique agressif. Son slogan, « Achetez comme un milliardaire », résume l’ambition affichée : offrir aux consommateurs un accès à des produits à des prix si bas qu’ils défient toute concurrence. Mais derrière ces promesses séduisantes, une question cruciale reste en suspens : que cachent vraiment ces offres imbattables ?

La stratégie de Temu repose sur une capacité unique à combiner des prix ultra-compétitifs, un service efficace et une expérience utilisateur pensée pour fidéliser. Contrairement à ses concurrents bien établis comme Amazon ou AliExpress, Temu mise sur une politique de prix encore plus agressive. L’entreprise n’hésite pas à vendre à perte pour attirer une base massive de consommateurs, quitte à subventionner les frais d’expédition ou à offrir des réductions spectaculaires allant jusqu’à 90%. Cette approche repose sur un modèle appelé « factory-to-consumer », qui supprime les intermédiaires en connectant directement les usines aux clients, réduisant ainsi les coûts de production et de distribution.

Ce modèle est également renforcé par des délais de livraison relativement rapides, une prouesse rendue possible grâce à l’expédition par avion directement depuis la Chine. Temu contourne ainsi les frais d’entreposage dans les pays de destination tout en optimisant les coûts. Cette rapidité, couplée à des prix défiant toute concurrence, répond parfaitement aux attentes des consommateurs dans un contexte d’inflation et de baisse du pouvoir d’achat. Avec Temu, consommer redevient abordable, voire excessif, car ces prix cassés incitent souvent à acheter davantage que nécessaire.

Temu ne s’arrête pas là. Son approche marketing est particulièrement redoutable. La plateforme investit massivement dans la publicité sur les réseaux sociaux, notamment Facebook, Instagram et TikTok, avec des campagnes omniprésentes. En 2023, elle aurait dépensé près de deux milliards de dollars rien que pour ces publicités, un investissement colossal pour une entreprise encore récente. Temu transforme également ses utilisateurs en ambassadeurs grâce à un système de parrainage attractif : recommandez la plateforme à votre entourage, et vous pourriez recevoir des produits gratuits en échange.

Mais ce qui distingue le plus Temu de ses concurrents, c’est sa façon de transformer le shopping en une expérience ludique et addictive. Le site et l’application regorgent de jeux qui permettent aux utilisateurs de gagner des points, des réductions ou même des produits. Ce concept de gamification, combiné à un design flashy et captivant, rappelle davantage un site de paris en ligne qu’un site de e-commerce classique. Cette approche joue directement sur la psychologie des utilisateurs, les incitant à passer plus de temps sur la plateforme, à explorer davantage de produits et à multiplier leurs achats.

Le succès de cette stratégie est indéniable. En décembre 2022, seulement trois mois après son lancement, Temu est devenue l’application gratuite la plus téléchargée aux États-Unis sur l’App Store et Google Play. Cette ascension fulgurante, rare dans le monde du e-commerce, montre à quel point Temu a su séduire un public avide de bonnes affaires et d’innovations dans l’expérience d’achat en ligne.

Toutefois, cette réussite soulève également des interrogations. Si Temu fait rêver par ses prix imbattables et son modèle disruptif, les critiques commencent à émerger sur la qualité des produits, la transparence de la plateforme et les pratiques parfois douteuses qui se cachent derrière ce succès.

Des prix cassés, mais des risques bien réels pour les consommateurs

Si les tarifs proposés par Temu séduisent, les tests effectués par l’émission À Bon Entendeur de la RTS révèlent une autre facette inquiétante de cette plateforme. Plusieurs produits commandés sur le site se sont avérés non conformes aux normes de sécurité, parfois même dangereux.

Parmi les exemples frappants, un pendentif vendu à moins de 50 centimes contenait 26% de cadmium, un métal lourd extrêmement toxique, alors que la réglementation suisse fixe une limite de 0,01%. Ce bijou représente un risque majeur pour la santé, avec des dangers allant des allergies sévères à des effets encore plus graves en cas d’accumulation dans le corps.

Les inquiétudes ne s’arrêtent pas là : des équipements censés garantir la sécurité des utilisateurs se sont révélés tout aussi problématiques. Un casque de vélo n’a pas tenu le choc lors des tests, la fixation arrière lâchant sous pression, et des lunettes de protection ont littéralement explosé, rendant leur rôle de protection inutile. La situation est encore plus préoccupante lorsqu’il s’agit d’articles destinés aux enfants. Un gilet de sauvetage, par exemple, s’est avéré peu fiable, car il s’ouvre trop facilement, tout comme une ceinture de natation défectueuse. Ces failles constituent un danger direct pour la sécurité des plus jeunes.

Au-delà des questions de sécurité, d’autres pratiques trompeuses interpellent. Certains produits sont décrits avec des matériaux premium, mais la réalité est bien différente. Une veste annoncée comme étant en cuir s’est avérée fabriquée en polyester, tout comme des chaussures dont la mention « cuir » ne concernait en réalité que des matériaux synthétiques.

Face à ces résultats, Temu se dédouane en rappelant qu’il s’agit d’une simple « place de marché » reliant acheteurs et vendeurs, et renvoie la responsabilité de la qualité des produits directement aux fabricants. Cela complique fortement la tâche des consommateurs qui voudraient obtenir réparation en cas de préjudice. Selon Karola Krell Zbinden, avocate spécialisée dans la sécurité des produits, une action contre un fabricant basé à l’étranger, souvent en Chine, s’avère presque impossible en raison des coûts et des complexités juridiques.

Pour les acheteurs, cela signifie qu’en cas de problème grave, les recours sont très limités. Temu promet toutefois de « collaborer avec les vendeurs pour trouver des solutions », mais dans les faits, la plateforme se décharge systématiquement de toute responsabilité. Acheter sur Temu, c’est donc faire un pari risqué : des prix alléchants, mais une sécurité et un service après-vente qui laissent souvent à désirer.

Collecte de données : jusqu’où va Temu pour séduire ses utilisateurs ?

Les pratiques de Pinduoduo, l’application sœur de Temu et également détenue par PDD Holdings, ont déjà fait l’objet de vives critiques. L’utilisation de logiciels malveillants, qui peuvent accéder à des données sensibles comme les messages privés, la localisation ou les paramètres système, ont fait l’objet de nombreuses analyses. Ces méthodes, visant à optimiser les recommandations et à surveiller les concurrents, ont conduit à la suspension de Pinduoduo du Google Play Store. Ces révélations posent une question troublante : des pratiques similaires pourraient-elles être utilisées sur Temu ?

L’affaire du programme « Cash Reward » sur Temu ne fait qu’alimenter cette inquiétude. Cette campagne, lancée récemment en France et au Royaume-Uni, proposait aux utilisateurs une cagnotte de 100 euros, composée de 20 euros en argent réel via PayPal et de 80 euros en bons d’achat, en échange de l’exploitation à vie de certaines de leurs données personnelles, comme leur nom d’utilisateur ou leur photo de profil. Si Temu a rapidement suspendu cette initiative après la polémique, l’idée même de monétiser les données personnelles de manière aussi directe soulève des interrogations sur la manière dont la plateforme exploite les informations de ses utilisateurs à des fins commerciales.

Avec Pinduoduo déjà impliqué dans des pratiques intrusives et une société mère partagée, il est légitime de se demander si Temu pourrait pousser les limites encore plus loin pour s’assurer une croissance rapide sur les marchés occidentaux. Cette stratégie soulève de sérieuses préoccupations sur le respect des normes de confidentialité et les droits des consommateurs dans un environnement où la collecte de données devient une arme commerciale redoutable.

Les travailleurs invisibles derrière le succès de Temu

Derrière le fonctionnement de Temu, des zones d’ombre subsistent sur les conditions dans lesquelles ses produits sont fabriqués. Un rapport de la commission américaine sur le Parti communiste chinois a révélé que Temu n’a pris aucune mesure pour prévenir le recours au travail forcé dans sa chaîne d’approvisionnement. Ces inquiétudes sont particulièrement alarmantes dans un contexte où la région chinoise du Xinjiang est régulièrement accusée de pratiques massives de travail forcé à l’encontre des Ouïghours et d’autres minorités musulmanes. On estime que des centaines de milliers de personnes dans cette région sont contraintes de travailler dans la production textile ou la cueillette de coton. En profitant d’une règle appelée « de minimis » qui permet l’importation de colis d’une valeur inférieure à 800 dollars sans inspections ni droits de douane, Temu échappe à tout contrôle rigoureux sur l’origine de ses produits. Cette absence de supervision alimente les préoccupations sur la possible utilisation de pratiques contraires aux droits humains, rendant les travailleurs invisibles de cette chaîne de production encore plus vulnérables.

L’ avenir d’un modèle sous pression

Temu, comme d’autres géants de la fast fashion, s’appuie sur un modèle qui encourage une consommation effrénée. En proposant des articles à des prix dérisoires et en jouant sur l’effet d’urgence avec des promotions constantes, la plateforme incite les consommateurs à acheter toujours plus, souvent sans réel besoin. Ce modèle alimente non seulement une production excessive, mais aussi une accumulation de déchets, dont une grande partie finit dans des décharges, aggravant la crise environnementale mondiale. En parallèle, cette consommation rapide et à bas coût repose sur des chaînes d’approvisionnement souvent opaques, comme le soulignent les critiques sur l’absence de mesures contre le travail forcé. Ce système pose une question essentielle : combien de temps peut-on poursuivre ce modèle avant d’atteindre ses limites, tant sur le plan éthique qu’environnemental ?

Si l’ascension fulgurante de Temu semble irrésistible, elle repose sur un équilibre précaire. L’entreprise continue d’opérer à perte, subventionnant les frais d’expédition et les promotions pour capturer des parts de marché. Cependant, ce modèle n’est pas durable à long terme. Elle doit également faire face à des défis réglementaires grandissants, notamment sur la protection des données, le respect des droits du travail et l’impact environnemental de ses pratiques. De plus, la méfiance croissante des consommateurs et la pression des gouvernements pour encadrer la fast consumption pourraient entraver son expansion.

Temu illustre parfaitement les contradictions de notre époque : un succès basé sur des prix imbattables, mais au prix d’un lourd impact social, environnemental et éthique. Alors que l’entreprise conquiert les marchés occidentaux, la question demeure : jusqu’où les consommateurs et les autorités seront-ils prêts à tolérer ce modèle ? Pour Temu, l’avenir repose sur sa capacité à équilibrer croissance et responsabilité, dans un contexte où les appels à une consommation plus durable se font de plus en plus pressants. À cela s’ajoute un défi de taille : Temu devra rapidement devenir rentable, son modèle actuel basé sur des ventes à perte et des subventions massives étant insoutenable à long terme.

Mina Ghassabi

Sources :

Comment Shein et Temu contournent les lois américaines sur le travail forcé

Temu n’a rien mis en place contre le travail forcé 

La fast fashion chinoise, une catastrophe humaine et environnementale :

Travail forcé des Ouïghours, des parlementaires américains réclament une enquête

L’ascension controversée de l’application chinoise Temu 

Tout ce qu’il faut savoir sur Temu 

Temu retire son programme « Cash Reward » après une polémique 

Malware sur Pinduoduo : l’analyse de CNN 

Dangers et tromperies sur la plateforme Temu 

Temu : l’Amazon sous stéroïdes et les risques de travail forcé

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