À première vue, le Yoga et l’Ayurveda paraissent inoffensifs. Le premier, bien que pratiqué sans beaucoup de connaissances historiques, culturelles ou philosophico-religieuses dans une grande majorité des cas, ne semble être lié qu’au « bien-être ». Le second ne semble, en Occident, qu’être un des composants de l’ensemble des nombreuses médecines traditionnelles circulant sur le marché de la santé. Cependant, une fois ces mécompréhensions écartées, tant le Yoga que l’Ayurveda nous apparaissent comme de puissants leviers du nationalisme indien – et, in extenso, hindou – tout comme de la politique identitaire du parti au pouvoir, le BJP – Bharatya Janata Party, le parti du peuple indien – du Premier Ministre Narendra Modi. Cet article ne se veut pas une mise en abîme postcoloniale ni une analyse poussée de discours de politiciens, figures religieuses ou institutions indiennes. Ce dernier cherche toutefois à poser les bases d’une compréhension plus large de ces deux constructions – car en aucun cas Yoga et Ayurveda sont deux objets bien définis – en tant qu’outils du nationalisme indien.
Un peu de théorie
Point essentiel à garder en tête : le Yoga et l’Ayurveda n’existent pas. Étrange ? Pas tant que ça. Aucune de ces deux formations culturelles n’est monolithique et unique. Rien qu’en Inde prémoderne, le Yoga doit se comprendre au pluriel ; en fonction des époques, des lieux et des philosophies, les yogas sont multiples et variés. Le Yoga postural moderne que l’on connait toutes et tous aujourd’hui est une création coloniale. Il est le résultat de la convergence des yogas du sous-continent indien, de la culture du corps et de la santé occidentale du 19ème et 20ème siècle, ainsi que des exercices militaires. Certains auteurs des Yoga Studies en viennent à affirmer que le Yoga est purement colonial, comme Mark Singleton. Certes, il est extrêmement difficile de trouver un yoga postural tel qu’il est pratiqué aujourd’hui dans l’histoire de l’Inde. On fait souvent remonter le Yoga à Patañjali, auteur – réel ou mythique ayant évolué entre quelque siècles avant notre ère et quelques siècles après – des Yoga Sūtra. Cependant, on oublie très souvent que le yoga de Patañjali ne ressemble pas à l’image que l’on s’en fait ; il n’y a pas de postures à part la position assise, jambes croisées. Les exercices sont des techniques de respiration, de méditation et de concentration. Il faut également prendre en considération un certain désaveu, voire une véritable aversion dans certains cas, envers les exercices corporels ainsi que la figure du yogi dans le contexte du sous-continent indien. En effet, le yogi et ce qu’il représente a toujours fasciné mais également répulsé en Inde ; pouvoirs magiques, pratiques subversives – qui ne le sont que du point de vue orthodoxe… – et divinités terrifiantes ont toujours été en conflit avec les courants plus orthodoxes, institués ou brahmaniques. Finalement, avant l’arrivée des Britanniques et du métissage dont est issu le yoga que l’on connaît aujourd’hui, il faut souligner que les pratiques corporelles n’avaient pas tellement la cote chez les réformateurs hindous de la fin du 19ème et du début du 20ème siècles. Fortement anglicisée, cette élite avait pour volonté de rendre l’Hindouisme plus concurrentiel dans le choc avec les Britanniques et leur monothéisme. Mimant les stratégies protestantes, ils évacuèrent tout ce qui n’était pas à leur goût, dont les pratiques corporelles ; une histoire – inventée ? – relate comment, en apercevant un corps flotter dans une rivière, Dayananda Saraswati le disséqua et jeta des traités de Yoga avec ce dernier dans la même rivière car il ne trouvait pas de correspondances entre ces traités anatomico-yogiques et le corps humain qu’il venait de pêcher.
Qu’en est-il de l’Ayurveda ? L’histoire est à peu près la même ; les deux ne sont qu’une histoire de contacts, de métissages et d’échanges – ce qui nous oblige à sortir du dualisme entre Inde et Europe et considérer ces deux formations culturelles comme les produits d’une histoire plurielle, de rencontres, de réceptions, d’interprétations et de retours… Une circularité, en somme . Il faut encore mentionner que, comme le Yoga, l’Ayurveda représente une manne financière gargantuesque ; les deux sont de véritables poules aux œufs d’or pour l’Inde.
L’Hindutva
Pour comprendre les dynamiques qui agissent en toile de fond du nationalisme indien – hindou – il est utile de rappeler sa base, son socle idéologique : l’Hindutva. Bien qu’il faille faire attention aux traductions trop rapides, on peut parler ici d’Hindouité.
Le terme pseudo-sanskrit et la doctrine qu’il véhicule nous viennent de Vinayak Damodar Savarkar (1883-1966), homme politique indien fortement opposé au parti du congrès ainsi qu’à la partition des Indes et, avant tout, aux concessions faites, dans ce cadre, à la communauté musulmane.
Jammu, Cachemire, Pakistan, Bangladesh, Sri-Lanka forment un espace hindou ; les religions endogènes à l’Inde – comprenant donc le Jaïnisme et le Bouddhisme – sont considérées comme provenant de matrice hindoue ; les hindous ont été opprimés sur leurs propres terres sous les différentes dynasties musulmanes ainsi que sous le British Raj ; il y a eu une dégénérescence, un affaiblissement des hindous durant ces mêmes périodes ; etc. Sont autant d’arguments avancés par les thèses de Savarkar et ses continuateurs.
Cette idéologie nationaliste et fortement identitaire a nourri différents groupes politiques ou paramilitaires tels que le RSS (le Rashtriya Samevak Sangh, l’organisation volontaire nationale), organisation nationaliste formée en 1925 et fortement inspirée par les groupes paramilitaires ou de jeunesse nazis ; le parti actuellement au pouvoir, le BJP (Bharatiya Janata Party, le parti populaire indien) de Narendra Modi est une émanation directe du RSS. Le Mahatma Gandhi fut même assassiné par un nationaliste hindou formé par le RSS et hostile à la Ligue Musulmane !
Mais aujourd’hui, comment s’insèrent donc le Yoga et l’Ayurveda dans la politique nationaliste du parti au pouvoir ?
Globalisation et patrimonialisation
“Ayurveda, the most ancient health care system originated with the origin of universe. With the inception of human life on earth Ayurveda started being applied. The antique vedic texts have scattered references of Ayurvedic Remedies and allied aspects of medicine and health (…).”
Cette définition de l’Ayurveda provient d’AYUSH, le ministère désignant Ayurveda, Yoga et Naturopathie, Unani, Siddha et Homéopathie – le Sowa-Rigpa tibétain s’étant ajouté à la liste en 2010. Auparavant lié au ministère de la santé, ce dernier en est désormais indépendant sous l’impulsion de Modi.
Ce ministère illustre à merveille la façon dont le gouvernement indien tend à graduellement revaloriser les médecines traditionnelles du sous-continent au sein de son système de santé national ainsi qu’à l’étranger. L’Ayurveda bénéficie d’une intégration de plus en plus profonde au sein du monde de la santé et de ses institutions en Inde ; il en est de même pour le Yoga qui, lui, est de plus en plus présent dans les écoles – ce qui pose le quid des élèves musulmans… – et au sein d’évènements d’ampleur nationale et fortement médiatisés.
À première vue, l’assemblage hétéroclite de médecines et pratiques traditionnelles sous l’étendard d’AYUSH peut prêter à confusion ; surtout l’inclusion de l’Unani qui est une médicine de matrice arabo-persane s’étant fortement développée à l’aune des sultanats musulmans du sous-continent indien – ce qui paraît contre-intuitif étant donné l’orientation fortement nationaliste du parti au pouvoir cherchant, par extension, à évacuer l’héritage musulman du patrimoine indien. Toutefois, l’inclusion de l’Unani dans le ministère permet simplement de se l’approprier, de l’englober. L’héritage musulman est donc fondu dans une tradition vue comme purement indienne et, in extenso, hindoue ! Notons tout de même une forte hégémonie et un accent mis presque exclusivement sur l’Ayurveda ainsi que le Yoga dans le système de santé prôné par AYUSH.
Mais revenons à la définition de l’Ayurveda selon AYUSH que nous avons vue plus haut ; cette dernière place cette médecine traditionnelle dans des temps immémoriaux, à « l’origine de l’univers ». On lie également l’Ayurveda avec les textes védiques, les textes religieux de l’Inde ancienne. Il en est de même pour le Yoga, que de nombreuses figures religieuses, politiques ou les deux à la fois ont la fâcheuse habitude de replacer dans des temps très anciens, souvent liés à la civilisation de l’Indus ; les preuves sont maigres – des sceaux représentants un homme assis, jambes croisées – mais permettent néanmoins d’établir une rhétorique de l’ancienneté, voire de la nature immémoriale du Yoga. Historiquement et archéologiquement parlant, les preuves sont pourtant loin d’être suffisantes.
Penchons-nous désormais sur un discours de Narendra Modi, à l’occasion de l’inauguration du All India Institute of Ayurveda en octobre 2017 :
“Friends, even with a lot of efforts a country cannot progress unless it knows its history, heritage, culture, glorious traditions and if it doesn’t take pride in them. Those countries that move ahead forgetting its legacy shall certainly lose its identity. Friends, if we look at the history of our country, we will find that India was once a prosperous and a powerful country. The other countries realized that it was impossible to compete with India’s knowledge and intellect. (…) During the era of colonization our traditions, sages, farmers, scientists, knowledge, yoga, Ayurveda were ridiculed. They tried to weaken these strengths of our country so much so that even our own people began to lose faith in them. (…) In the time of colonization, an attempt was made to destroy our strength and even after independence we continued with this. In a way we had turned away from our legacy. (…) The reputation of our superior heritage is once again being established in the minds of the people today.”
Ici, Modi souligne l’importance des illustres traditions de l’Inde mais également leur rôle dans la construction progressive d’une identité nationale ; une nation, un pays qui oublierait ses traditions est un pays qui perd son identité ! On trouve également l’idée de dégénérescence liée, dans ces discours nourris au biberon de l’Hindutva, aux différents règnes musulmans et à la colonisation britannique.
Penchons-nous sur un dernier discours, émanant cette fois de Baba Ramdev, figure religieuse mais également extrêmement médiatisée en Inde – participant à toutes les émissions télévisées possibles et imaginables et se mettant très souvent en scène auprès d’hommes et de femmes politiques du parti au pouvoir. Ce guru incarne à la fois une tradition ascétique et religieuse indienne et une vision particulière de l’Ayurveda, ce dernier étant assis sur un véritable empire capitaliste formé de sa marque de produits ayurvédiques Patanjali ; il est difficile de se promener dans la rue en Inde sans tomber sur la tête de notre cher Baba Ramdev souriant dans une publicité de ses produits. Très proche de la politique identitaire du BJP, ce dernier fait office de bras droit du parti et de porte-voix auprès d’un très large public, qu’il soit indien ou mondial.
“Brothers and sisters, we have been saying that for the whole world the first knowledge of medical science was given by India. If there is any country which gave health system, education system, judiciary system, political system, taxation system — everything to the entire world, then it is the country of India. But today the country of India has been filled with remorse, that whichever worthy things exist — have come from the West. (…) Brothers and sisters, we have to bring back to the country whatever thousands and millions of wealth that have been stolen…. But the biggest issue is to give prestige to India and Indian identity within the country and the world. And that journey begins from yoga, from Ayurveda. (…) We trust that honorable Brother Narendra Modi will induct Ayurveda, yoga and his own traditional medical system as a national medical system and will give glory to his own sages.”
On trouve à nouveau l’argument d’un héritage ancien, supérieur et glorieux. À travers un discours de la sorte – le fait de placer la quête de l’identité nationale, l’essence d’une tradition ayurvédique ancienne dans un passé lointain et védique – on évacue, de fait, l’héritage musulman, britannique et colonial de la construction de cette identité. Le prestige de l’Inde, pour Baba Ramdev, passe par le yoga et l’ayurveda ; deux composants d’un système de santé « national » selon ses mots. L’entreprise de survalorisation de l’Ayurveda et du Yoga dans une optique nationaliste de Baba Ramdev favorise les produits ayurvédiques indiens pour renforcer la santé de la nation ! Santé, consommation, traditions et nationalisme se trouvent donc entremêlés.
Inutile de dire que, tout comme Modi, Baba Ramdev se félicite de la globalisation et de l’expansion internationale tant du Yoga que de l’Ayurveda. Modi n’a-t-il pas lui-même proposé la mise sur pied de la Journée Internationale du Yoga que l’on célèbre dans le monde entier depuis 2015 ?
Notons que Baba Ramdev n’est de loin pas la seule figure religieuse à la solde du parti nationaliste au pouvoir ; parmi tant d’autres, on peut également citer Adityanath, yogi virulent étant également chief minister de l’Uttar Pradesh et affilié au BJP. Ce dernier, moins subtil que Baba Ramdev, a une fâcheuse tendance à appeler au meurtre d’indiens musulmans ainsi qu’à la destruction par le feu de leurs commerces.
La globalisation de ces pratiques, faisant les beaux jours du nationalisme hindou, s’accompagne d’un autre discours. Paradoxalement, aux côtés des discours vantant la haute antiquité du Yoga ou de l’Ayurveda, de la valorisation par la tradition, on trouve un discours visant l’inclusion de ces pratiques dans une vision biomédicale moderne. En effet, beaucoup de figures religieuses ou politiques indiennes prônent une médecine intégrative faisant dialoguer médecine allopathique moderne et occidentale avec les systèmes traditionnels de santé indiens. Tout un programme.
Finalement, il est important de noter qu’en Inde, de nombreuses voix s’élèvent contre la politique identitaire du BJP. Universitaires – qui sont malheureusement souvent muselés – artistes ou écrivains forment une résistance aux rejetons de l’Hindutva. D’ailleurs, au niveau médical, l’Indian Medical Association à ouvertement dénoncé les risques véhiculés par les conseils d’AYUSH et de Modi, les deux prônant des réflexes ayurvédiques et la pratique du Yoga pour booster l’immunité en temps de crise du COVID-19…
L’invention de la tradition
Dans le cadre du nationalisme hindou, c’est toute l’historiographie de l’Ayurveda qui se métamorphose et qui est influencée par la vision des différents acteurs politiques et/ou religieux ; la façon dont on voit et façonne le passé est tributaire de l’idéologie du présent.
Avec la promotion nationale – et nationaliste dans le cas qui nous intéresse ici – de la médecine ayurvédique et du Yoga, on se trouve dans la volonté de retour à un âge d’or, volonté qui était déjà présente au cœur des mouvements de réformes de l’hindouisme des 19ème et 20ème siècles.
Beaucoup de spécialistes de l’Ayurveda, des départements comme Ayush, des hommes politiques comme Modi ou encore des figures religieuses comme Baba Ramdev vont lier l’Ayurveda à ce qui fut une « science parfaite » ; cette rhétorique implique un imaginaire d’une nation indienne hindoue, monolithique, uniforme et intemporelle. Le résultat : tant l’Ayurveda que le Yoga sont replacés dans l’imaginaire d’une ancienne civilisation védique avancée qui va ensuite connaître un déclin ; déclin causé d’une part par le règne des différentes dynasties musulmanes et d’autre part par la colonisation et le règne du British Raj !
Tout cela peut très clairement être lié aux indologues et orientalistes des siècles passés. Ces derniers, en cherchant à élever le passé « classique » et védique de l’Inde au-dessus de l’Inde contemporaine ont largement favorisé les textes anciens à la profusion de traditions différentes de l’Inde qu’ils découvraient dans une logique de philologie comparée et de recherche des fameux Urtext – si chers aux chercheurs de l’époque. Cette recherche d’un âge d’or a influencé les réformateurs hindous ; ces derniers étaient eux-mêmes orientés vers la promotion d’un hindouisme nouveau, concurrentiel face aux monothéismes et dépouillé de toutes exubérances qui ne rentraient pas dans leur vision d’un hindouisme compatible avec les valeurs victoriennes.
La politique de valorisation d’un patrimoine indien vu comme intemporel, supérieur et qui serait à même de régénérer la nation suite aux « invasions » musulmanes et au règne des britanniques peut très bien être apparentée à « l’invention des traditions » des nations européennes au 19ème siècle, siècle des nationalismes – concept théorisé par l’historien Eric Hobsbawm.
Bien que cherchant à évacuer l’héritage musulman et britannique, le nationalisme indien hérite d’une vision de l’histoire et de l’historiographie occidentale du siècle des nationalismes et de la création des identités nationales ; tout comme les réformateurs de l’hindouisme ont hérité des stratégies missionnaires des protestants dans leur manière de refaçonner leur propre religion, en cherchant à exorciser le spectre du colonialisme, le BJP mime les mêmes stratégies nationalistes que les pays européens au temps des Etats-Nations.
Dans la même thématique, la rédaction vous propose les articles suivants :