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Le casse du siècle

Le casse du siècle

Entre l’automne 2008 et le mois de juin 2009 a eu lieu l’une des plus grandes escroqueries de l’histoire : la fraude à la TVA sur les quotas de carbone. Sobrement surnommé « le casse du siècle » il s’agit d’un vol orchestré par un groupe de traders et d’escrocs professionnels qui se chiffre à plusieurs milliards d’euros rien que pour l’État français.

L’idée de la bourse du carbone

Le 11 décembre 1997, le protocole de Kyoto est signé par 184 États membres de l’ONU. Cet évènement marque un tournant dans la prise en compte du réchauffement climatique. Son but : réduire, entre 2008 et 2012, d’au moins 5 % par rapport au niveau de 1990 les émissions de six gaz à effet de serre, dont le dioxyde de carbone. Pour ce faire, les grandes puissances de ce monde doivent se mettre d’accord sur la mise en place d’un système économique permettant de réguler et réprimer les industries les plus polluantes. Une bataille idéologique entre « pigouvistes » et « coasiens » prend donc place lors de ce sommet. Les premiers, adeptes de l’économiste néoclassique Arthur Pigou, considèrent que la pollution est une externalité qui nécessite une intervention étatique pour être contrée. Ils plaident donc pour l’établissement d’une fiscalité verte selon un concept de « pollueur-payeur » : c’est la position de l’Europe lors du sommet de Kyoto. Les seconds sont les défenseurs de Ronald Coase qui estiment que les acteurs économiques doivent pouvoir négocier entre eux des solutions sans intervention de l’État. Il faudrait donc, selon eux, instaurer un système où chacun disposerait d’un droit à polluer dans la limite d’un quota et où ceux qui polluent moins pourraient revendre leur surplus à ceux qui polluent plus par l’intermédiaire d’une bourse financière créée à cet effet. Cette vision des choses est notamment défendue par les États-Unis ainsi que la Banque mondiale et sera finalement l’option choisie, après dix jours de négociation, pour incarner le protocole de Kyoto.

Il faudra encore attendre six ans pour que l’Europe commence à traduire en actes les décisions prises lors de sa signature. Démunie face à la création d’un marché des quotas carbone, l’administration de Bruxelles va s’inspirer d’un système équivalent mis en place dans les années 1990 aux États-Unis pour réduire les émissions de dioxyde de soufre. Chaque État-membre de l’Union européenne fixe aux entreprises les plus polluantes de son pays un plafond annuel de rejet de CO2 à ne pas dépasser. On en recense 11’000 sur le continent et un millier en France, à titre d’exemple. De plus, les échanges de « droit à polluer » s’effectuent par l’intermédiaire de plateformes semblable à des sortes de bourse aux quotas CO2. Ces plateformes gérées par des sociétés indépendantes (bien que les États en soient actionnaires la plupart du temps) sont individuelles à chaque pays. En France par exemple, elle s’appelait Powernext, puis Bluenext.

Cependant, un point reste à statuer : faut-il assujettir ce nouveau marché à la TVA ? Le 14 octobre 2004, la Commission européenne finira par affirmer que oui. Et c’est sur cette décision précise que va se jouer l’une des plus grosses escroqueries de l’histoire.

La fraude à la TVA

Faisons d’abord un petit rappel sur la TVA et son fonctionnement. Inventée dans son principe et instaurée pour la première fois en France en 1954, c’est à l’époque une révolution fiscale. Le principe est simple : les entreprises collectent pour le compte de l’État une taxe sur ce qu’elles vendent mais peuvent dans le même temps déduire ce qu’elles ont préalablement payé pour leurs achats. Elles ne versent donc finalement au Trésor public que la taxe sur la valeur qu’elle ont ajouté au bien. Dans les faits, une entreprise qui achète un bien à une autre entreprise va l’acheter toute taxe comprise, mais pourra ensuite demander à l’État de lui redonner le montant de la TVA payée.

Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que quelqu’un ne trouve la faille du système et élabore un stratagème pour voler directement dans les caisses de l’État. En effet, la première enquête pour fraude à la TVA sur des marchandises a été ouverte en 1956 contre un certain Joseph Joanovici. Depuis, le concept a été appliqué à chaque nouveau marché émergent et l’échange des quotas carbone ne fait pas exception à la règle. Le principe est simple : plusieurs entreprises s’organisent afin d’obtenir le remboursement, par l’État, d’une TVA qui n’a jamais été collectée en amont. Les escrocs se voient donc verser le montant de la TVA, se le partagent et répètent le stratagème autant de « tours » que possible, d’où le nom de « carrousel » donné à la fraude.

Pour l’occasion, il a simplement fallu s’adapter aux lois de l’Union européenne et au fait que le marché du CO2 est complètement dématérialisé, ce qui rend les choses d’autant plus simples pour les escrocs. En effet, il n’est plus nécessaire de faire tourner de faux stocks de marchandises physiquement comme c’était le cas auparavant pour faire fonctionner le stratagème (des téléphones portables par exemple, domaine dans lequel nombreux de ces escrocs étaient spécialisés avant les quotas carbone). Ici, les virements sont effectués en quelques secondes par transactions électroniques. Selon la réglementation en vigueur, entre pays de l’Union européenne, les biens et services sont taxés dans le pays d’arrivée (l’acheteur) et exonérés de TVA dans le pays de départ (le vendeur). En sachant cela, on peut facilement comprendre le fonctionnement de l’escroquerie à travers un exemple :

Société « A » : bourse d’échange des quotas CO2 de l’Allemagne (non-fraudeuse et non complice de B)

Société « B » : société fictive domicilié en France (fraudeuse)

Société « C » : bourse d’échange des quotas CO2 de la France (Bluenext, non-fraudeuse et non complice de B)

Société « D » : société domiciliée en Allemagne (non-fraudeuse mais complice de B)

  1. La société « B » achète à « A » des quotas CO2 hors-taxe (car les deux entreprises ne sont pas domiciliées dans le même pays de l’UE).
  2. « B » revend le tout à « C » en facturant le coût de la TVA (19,6 %). « B » reçoit donc le montant de la TVA et disparait dans la nature avec. Elle n’est donc jamais perçue par l’État français.
  3. « D » rachète à son tour les quotas à « C ». « C » peut donc demander à l’État français le remboursement de la TVA facturée par « B » auparavant.
  4. « D » a donc acheté les quotas hors-taxe et les revend aussitôt TTC à « A », puis redonne la TVA à l’État allemand.

Ainsi, « D » à réapprovisionné « A » en quotas carbone sans perdre ni gagner d’argent. « B » peut relancer un nouveau tour de carrousel ou disparaitre afin qu’une nouvelle société fictive reprenne son rôle. C’est évidemment un exemple simplifié d’un vaste réseau d’entreprises mises en place par les fraudeurs pour brouiller les pistes, mais le principe reste le même.

Des escrocs organisés et un État désordonné

Dès 2004, c’est-à-dire avant même que le marché du CO2 soit mis en marche, certains experts percevaient déjà des échos sur les projets malhonnêtes de certains escrocs. Ils ont tenté de prévenir les institutions concernées par le sujet, mais en vain ; tout le monde était trop occupé à mettre en place le marché. Nous découvrirons par la suite que c’est en 2007 qu’ont lieu les premiers pillages de TVA en France : dans l’affaire « crépuscule », Cyril Astruc et Gregory Zaoui, deux escrocs de haute-voltige, auraient volé au moins 146 millions d’euros. Au même moment, à Marseille, on accuse un réseau de malfaiteurs d’avoir dérobé 385 millions d’euros.

Ce n’est qu’à partir de 2008 que les élites politiques commenceront à prendre conscience du problème que représente la TVA sur les quotas carbone : des augmentations anormales de volumes, des adresses exotiques et des mouvements de fonds versés vers des destinations douteuses leurs donneront quelques soupçons. Cependant, il faudra attendre jusqu’en juin 2009 pour que le marché soit exonéré de TVA. Entre 80 et 90 % des transactions disparaissent instantanément, signifiant que le marché du carbone était quasi intégralement entre les mains du crime en France. Marco Mouly, un des figures principales de la fraude à la TVA sur les quotas carbone témoignera plus tard : « On n’en revenait pas derrière nos écrans à chaque fois qu’un virement était accepté. (…) Le CO2 c’était comme un braquage mais quand tu rentres dans la banque, les policiers sont déjà là, le commissaire te dit de prendre l’oseille, il te précise par quelle porte sortir et te file la bonne caisse pour t’enfuir en disant bien qu’il n’y a pas de mouchards dessus ».

Par la suite, la Cour des comptes (un organe chargé de contrôler la régularité des comptes publics en France) reconnaitra plusieurs failles originelles qui ont encouragé la fraude :

  • Le régime de perception de la TVA n’avait pas été sécurisé pour éviter les fraudes ;
  • L’accès aux registres nationaux des quotas était possible quasiment sans contrôle pour toute personne physique ou morale ;
  • Le marché n’était soumis à aucune régulation externe ;
  • La bourse Bluenext s’interposait entre acheteurs et vendeurs offrant l’anonymat des transactions, elle jouait le rôle de société-écran sans le vouloir.

Mais surtout, comme le relèvera un haut fonctionnaire, la question des risques de fraude était totalement en-dehors des schémas mentaux de l’époque : « On aurait voulu le faire exprès qu’on ne s’y serait pas pris autrement ».

Résultat des comptes : une perte estimée entre 1,6 et 3 milliards d’euros, rien que pour l’État français et jusqu’à 10 milliards pour l’ensemble de l’Union européenne. En France, plusieurs peines de prison ferme seront prononcées, allant jusqu’à 8 ans, ainsi que des amendes se montant jusqu’à 1 million d’euros, des sommes qui semblent dérisoires en comparaison de celles volées à la société. Si l’on creuse un peu, on se rend compte de l’ampleur de l’affaire : on débouche sur du trafic à l’international, du blanchiment d’argent, de l’association de malfaiteurs (avec notamment la Camorra de Naples ou la mafia israélienne), des liens étroits entre ces escrocs et des personnalités du monde comme par exemple Arnaud Mimran, définitivement l’une des têtes pensantes de l’escroquerie, et Benyamin Netanyahou, l’ancien chef du gouvernement israélien. Une chose est sûre, la mafia du CO2 est opaque et, après plusieurs années de démêlés avec la justice, il reste toujours des zones de flou.

Marceau Bergeon

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– Manel Mahmoudi –

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Sources:

ARFI Fabrice (2019), “D’argent et de sang”. Points.