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LES GRANDS ENJEUX DE L’UE : D’UNE PRÉSIDENCE FRANÇAISE À L’AUTRE, 2008-2022

Le premier mars dernier se tenait une conférence organisée par la Fondation Jean Monnet pour L’Europe sur le thème de la présidence du Conseil de l’Union européenne par la France. Cette présidence, ayant commencé le 1er janvier de cette année et pour une période de 6 mois, offre de nombreuses similitudes avec la dernière. En effet, la dernière présidence française du Conseil de l’UE (abrégé PFUE), coordonnée par l’invité principal, Jean-Pierre Jouyet, remonte à 2008. Elle a été marquée par une crise financière mondiale, une guerre en Géorgie ainsi que de nombreuses importantes négociations diplomatiques. Cette conférence a donc servi à tirer des leçons du passé, faire le point sur le présent et se projeter vers le futur.

Le mot d’ouverture est donné par Frédéric Journès, ambassadeur de France en Suisse.

Celui-ci commence son discours d’introduction par un retour sur la présidence de l’Union européenne en 2008, marquée par plusieurs crises : L’Irlande vote non à la ratification du traité de Lisbonne, grande réforme dont le but était d’adapter en profondeur les règles d’anciens traités européens et de permettre une meilleure coordination des Etats membres de l’UE, les conflits en Géorgie et la crise des « subprimes ». Malgré tous ces défis, la présidence de l’UE par la France en 2008 est reconnue comme un grand succès. Cette présidence a aussi marqué des avancées majeures pour l’UE : l’harmonisation des pratiques en matière d’asile, la définition d’une politique européenne face aux problèmes climatiques, la mise en place d’une politique européenne de défense, une réforme de la politique agricole commune, la mise en place du Service européen d’action extérieure et la création du poste de haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. La PFUE, ou Présidence française du Conseil (notez le changement) de l’Union européenne 2022 est elle aussi marquée par les crises, notamment la guerre en Ukraine et la crise au Sahel.

En 2007 : le Conseil fédéral définit les 3 axes de sa politique européenne

  1. Achever la mise en œuvre complète du réseau d’accord bilatéraux.
  2. Sécuriser le bon fonctionnement et la pérennité de ces accords, éventuellement par un accord-cadre.
  3. Approfondir les relations avec l’UE dans les domaines identifiés comme mutuellement avantageux, comme la santé ou l’énergie.

A l’époque déjà, la voie bilatérale était remise en cause, car « pénible » et ne permettant pas à la Suisse de participer aux négociations des normes européennes. En 2008, la Suisse devient membre de l’espace Schengen et de l’espace Dublin (qui régule le contrôle des frontières entre membres de l’UE et autres Etats associés) puis en 2009 rejoint Frontex, l’agence européenne des garde-frontières et garde-côtes.

L’ambassadeur décrit ensuite le rôle qu’un président du Conseil doit prendre : un rôle de médiateur ayant pour but de faire avancer des questions législatives. Il émet cependant un doute quant à la capacité de la France à respecter son agenda de président, en grande partie dû à la crise ukrainienne qui monopolise l’attention du monde entier et de l’UE en particulier.

Au début janvier 2022, le président Macron explicitait les 3 axes de la présidence française :

  1. Une Europe plus souveraine.
  2. Un nouveau modèle de croissance pour l’Europe.
  3. Une Europe humaine, sûre de ses valeurs.

Ces trois points sont également d’importance primordiale pour la Suisse, notamment la question des frontières sur laquelle les Suisses voteront le 15 mai prochain.

L’ambassadeur Journès cède la parole à l’invité du soir, Monsieur Jean-Pierre Jouyet.

Gilles Grin, directeur de la Fondation, présente l’invité principal : titulaire d’une licence en droit, diplômé de Sciences Po et de l’ENA, Monsieur Jean-Pierre Jouyet est un haut fonctionnaire qui a exercé pendant 40 ans. Ses expériences sont nombreuses, notamment : Inspecteur des finances, directeur de cabinet du président de la Commission européenne Jacques Delors, directeur de cabinet adjoint du Premier ministre français Lionel Jospin, directeur général du Trésor, secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, président de l’Autorité des marchés financiers, secrétaire général de l’Elysée sous François Hollande, ambassadeur au Royaume-Uni puis auprès de l’OCDE. Auteur de plusieurs livres, le plus récent, intitulé « Notre Vieux Royaume », montre les continuités dans l’histoire de la France à travers le temps.

La conférence suit le schéma d’un dialogue entre Gilles Grin et Jean-Pierre Jouyet, le premier adressant diverses questions au second qui y répond.

Question #1 : Dans votre livre « Notre Vieux Royaume », vous vous intéressez à cette perspective de long terme, quels sont les grands enseignements de cette réflexion ?

Il y a un certain nombre de constantes qui remontent à l’ancien régime. La France, c’est de par l’histoire, la construction d’une nation, pas seulement d’un Etat. Il a fallu beaucoup de mouvements pour créer cette nation. Il y a toujours eu la recherche de construction d’une nation, ce qui a mis beaucoup de temps et conduit la France à être une nation centralisée. Ce qui n’a pas changé depuis l’ancien régime, c’est le caractère vertical du pouvoir français, ce qu’on ne connait pas en Suisse ou en Allemagne. Cette centralisation, exemplifiée par la monarchie absolue, n’a pas été remise en cause par la Révolution française ou l’Empire napoléonien. Au contraire, la France s’est d’avantage centralisée à la suite de ces évènements. Cette centralisation a été encore une fois renforcée par la Cinquième République, l’élection du président au suffrage universel, son quinquennat présidentiel (remontant à l’élection de 2002) et la concomitance de l’élection présidentielle avec les élections législatives.

Deux autres éléments. Premièrement la personnalisation du pouvoir sous un monarque fort. A l’heure actuelle, le président est responsable de tout, on lui demande tout, on lui sait gré de tout et les révoltes se font à l’égard du président. En deuxième lieu, la France, de tout temps, est un pays d’argent magique, de dettes et de déficit. Le plus long déficit de l’histoire de France a duré plus de 100 ans, à l’époque de Louis XIV et Louis XV. Le dernier équilibre budgétaire français remonte à 1975.

Troisièmement, une tradition malheureuse est que la France n’a pratiquement jamais eu de femme au pouvoir. De par l’Histoire, la femme ne pouvait pas transmettre le pouvoir. La France n’a eu qu’une seule femme premier ministre, pendant 11 mois, pendant plus de 200 ans de République. Nous espér(i)ons changer ceci en 2022. Finalement, le rapport entre la religion et la société a toujours été fort. La France est passée du gallicanisme (séparation de l’Eglise catholique et du Pape) à la laïcité. Les rois ont toujours voulu que le pouvoir spirituel soit attaché au pouvoir exécutif. La France est le seul pays d’Europe à s’afficher extrêmement laïque et ne pas vouloir de rapports entre la religion et l’Etat.

Question #2 : Vous avez servi 4 présidents de la République, Messieurs Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron. Quels sont leurs points communs et leurs différences par rapport à la construction européenne ?

Les points communs pour tous : l’attachement à l’Europe. Nicolas Sarkozy, au contraire des autres, aimait que l’Europe soit son Europe. Il me critiquait, il me disait « Jean-Pierre, le problème c’est que tu crois trop à l’Europe juridique, l’ancienne Europe. Ce qu’il nous faut c’est une nouvelle Europe et développer de nouvelles règles ». Il n’hésitait pas, à l’époque des crises financières, à aller au Conseil de l’euro, ce qui était normalement le rôle du ministre des Finances. Sarkozy voulait une Europe qui bouge davantage, où il serait très présent.

Quant à François Hollande, en tant que secrétaire général je l’accompagnais moins lorsqu’il était à Bruxelles. Il s’impliquait beaucoup sur les enjeux européens et suivait cela de très près, notamment la crise de la zone euro et la Grèce. Il s’est aussi beaucoup investi sur l’Europe de la défense. Emmanuel Macron était celui qui avait la vision la plus révolutionnaire. Si l’on prend le discours de la Sorbonne, il faut un cœur de l’Europe, une souveraineté d’un nombre limité d’Etats, et tout cela bien séparé de la circulation économique et du marché unique. Chez nombre de dirigeants français, il y a toujours cette question de savoir si une Europe à 27 peut réellement fonctionner et si, sur certaines questions, il ne serait pas judicieux d’avoir un cœur de l’Europe plus limité. Tous les présidents français voulaient délivrer à travers l’Europe un message universel : ce qui caractérise la France, peu importe sa performance économique, est le souhait d’avoir une influence diplomatique.

Question #3 : Parlons d’actualité et de politique étrangère. Dans votre interview publiée dans « Le Temps » ce jour, on peut lire « Nous vivons en direct une révolution de l’UE ». Nous pouvons faire le parallèle avec la guerre en Géorgie en 2008. Pouvez-vous évoquer comment la guerre en Ukraine va bouleverser l’UE ? A quoi s’attendre dans les prochains jours, semaines, années ?

Lorsqu’il y a une crise comme on la vit actuellement, il est frappant de voir l’unité des 27. Il y a non seulement une unité très forte, mais aussi très rapide. Lorsque les valeurs sont en cause, on s’aperçoit que le mode de fonctionnement de l’Europe a totalement changé. Il y a 6 mois, je vous aurais dit que la difficulté de l’UE est la politique étrangère qui doit être décidée à l’unanimité. Ce qui me frappe le plus, c’est de voir qu’en une semaine, la Commission européenne a décidé d’acheter des armes pour les livrer à l’Ukraine, ce qui était impensable il y a un an. C’est une autre Europe qui est en train de naître, une Europe qui veut défendre ses valeurs et préserver sa démocratie, qui s’aperçoit qu’elle a été trop longtemps bernée et qu’elle a vécu de manière trop dépendante de la puissance russe. Par rapport à la Géorgie en 2008, alors que j’essayais de faire bouger les choses, on me disait « tu sais bien que Bruxelles au mois d’août, c’est fermé ». Les mesures de Sarkozy avaient été approuvées plus d’un mois après le début de l’invasion. Ce que l’on voit aujourd’hui, c’est une mobilisation de tous les jours : tous les Conseils ont été réunis et nous avons un ensemble de sanctions inédites en Europe et inédites sur le plan de l’unanimité que je n’avais jamais vu auparavant.

Question #4 : On pouvait lire ce jour dans le quotidien « 24 heures » une interview que le président François Hollande avait accordée à différents médias européens. Se posait la question de si l’Europe devrait aller plus loin dans les sanctions en touchant à des domaines plus sensibles comme l’énergie, le gaz et le pétrole, tout en sachant que certains pays européens sont encore très dépendants de la Russie. Selon vous, jusqu’où faudrait-il songer à aller ?

François Hollande est un de ceux qui veulent aller le plus loin. Je trouve que le niveau de sanction actuel est à un niveau sans équivalent dans l’Histoire récente, plus encore qu’à l’égard de l’Iran il y a quelques années. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais il faut savoir que ces sanctions auront des conséquences sur l’économie et nos citoyens.

Question #5 : Dans le domaine de l’économie, vous avez dû faire face à une crise majeure en 2007-2008, avons-nous tiré des leçons de ces crises ? En deuxième lieu, suite à la crise sanitaire, un grand plan de relance européen a été adopté en décembre 2020, est-il à la hauteur ?

Il y a eu une autre révolution européenne sur ce qui concerne la relance et l’acception de certains pays, notamment de l’Allemagne et des pays du Nord, d’accepter une mutualisation des efforts qui ont été faits pour lutter contre les conséquences de la crise sanitaire. L’autre point important : durant la crise de 2008, on avait renforcé les règles prudentielles et les fonds propres des banques. On avait cherché à renforcer la capitalisation des banques pour éviter les bulles ou empêcher les mauvaises banques de survivre. Maintenant, nous sommes rentrés dans une nouvelle période de bulle qui risque d’être renforcée si les sanctions venaient à s’étendre aux secteurs de l’énergie ou des matériaux rares duesà l’inflation grimpante, particulièrement aux USA. Il y aura des conséquences pour la BCE en ce qui concerne le relèvement des taux. Il y a un mois, je vous aurais dit que le « quoi qu’il en coûte » ne durerait pas au-delà des élections de 2022. Compte tenu de la crise de l’Ukraine, si nous voulons totalement écarter les Russes des systèmes économiques et financiers, cela n’est plus une certitude.

Question #6 : Nous évoquions la crise sanitaire. Diriez-vous que cette pandémie a renforcé l’Europe ? Y a-t-il des perspectives de développement d’une communauté de la santé en Europe ?

Je crois que la crise a renforcé l’Europe. Je crois également que cela a montré qu’il n’y a pas d’Europe de la santé. Il y a 25 ans, nous avions décidé de créer une Agence européenne du médicament. C’est la dernière décision qui a été prise dans le cadre d’une Europe de la santé. Maintenant, je crois que nous allons bâtir cette Europe de la santé qui n’existait pas auparavant.

Question #7 : Une chose qui a frappé depuis une décennie est la montée du populisme. Comment jugez-vous ce phénomène ?

C’est difficile car il existe un populisme anti-européen qui n’accepte pas une souveraineté autre que nationale. Deuxième point, c’est en cela que l’on va faire des progrès grâce à la crise ukrainienne, il faut qu’il y ait une Europe plus politique et moins bureaucratique. Ce que je remarque dans les programmes populistes de 2022, la sortie de l’Europe n’est plus aussi importante qu’en 2017. Il y a une seconde raison au populisme, c’est qu’il considère que le pouvoir n’est plus à l’écoute des citoyens. Aujourd’hui en France, on ne connait pas les membres du Parlement. Troisième facteur, et je pensais que les nouvelles technologies allaient changer cela, les gens en ont marre de la bureaucratie.

Question #8 : Vous avez déjà évoqué la Commission européenne, comment imaginez-vous son futur en tant qu’institution de l’intérêt commun ?

Je pense qu’elle doit devenir encore plus politique. Il faut véritablement que l’on envoie des personnalités qui soient beaucoup plus politiques et qui dirigent leur administration. Ce que j’ai vécu à Bruxelles, c’est que les directeurs ont plus de pouvoir que les responsables politiques et les commissaires obéissent trop aux différentes directions. Je pense également qu’il y a davantage d’allers-retours entre les fonctionnaires communautaires et les fonctionnaires nationaux. Quand vous restez 40 ans fonctionnaire à la Commission européenne, vous oubliez vos racines.

Question #9 : Est-ce qu’à votre avis, les pouvoirs du Parlement européen devraient être renforcés ou non ?

Cela dépend de l’orientation que l’on prend sur l’Europe. Va-t-on avoir un cœur européen dans la prochaine décennie ? Dans le cadre actuel, je crois que les pouvoirs du Parlement européen sont suffisants. Actuellement, personne ne connait les membres du Parlement, il n’est pas assez représentatif des citoyens de chaque pays.

Question #10 : Il faut mentionner le thème du climat. Durant la présidence française de 2008, un grand succès avait été ce paquet énergie-climat qui avait été adopté. 15 ans après, comment voyez-vous la réponse européenne au problème climatique ? Est-ce que l’humanité qui s’entre-déchire et n’arrive pas à tourner le cap de la guerre est capable de faire face à ces grands enjeux qui devraient nous unir ?

Je crois que l’humanité n’est pas au niveau, n’a pas conscience des changements à faire et de comment gérer la transition. Il va y avoir des coûts, des organisations du travail totalement différentes, il faudra repenser l’utilisation de certaines matières premières, etc… Je crois qu’il y a un retard extrêmement fort. L’Europe fait ce qu’elle peut et veut vraiment persévérer dans ce domaine. Nous avons les conférences type COP qui vont dans ce sens. Je crois que la question du climat est tout à fait centrale et l’Europe développe des moyens considérables, ce qui veut dire que les contributions devront augmenter.

Question #11 : La dernière PFUE, en 2008, a commencé une année après la présidentielle. Aujourd’hui la présidentielle va avoir lieu dans quelques mois. Est-ce que ce calendrier politique va interférer avec la PFUE ?

Il y a trois mois, je vous aurais dit qu’il aurait été mieux de faire la PFUE avant ou après. Aujourd’hui, je dirais que les élections n’auront pas d’influence sur la PFUE, elle est passée au second plan.

Question #12 : Comment imaginez-vous la construction européenne à moyen et long terme ? Comment pourrait être l’Europe dans une génération ?

Tout dépend dans quelle position sera l’Europe sur le plan géostratégique par rapport à la Russie ou à la Chine. Ces derniers jours, nous avons vu que les Britanniques étaient revenus à des positions proches de celles de l’Europe, malgré le Brexit. Sur certains plans, il faut un fédéralisme plus affirmé, notamment monétaire et économique. Ce sont des aspects qui doivent être vus de manière directe et on doit avoir une souveraineté européenne. Sur la coopération au niveau des frontières et des migrations, il faut que les contrôles et les moyens soient clairs, ce qui n’est pas le cas actuellement. Troisièmement, sur la souveraineté et la défense, ces questions sont principalement intergouvernementales. Si l’on revient à la première question sur la tradition française : la France aimerait garder une certaine souveraineté sur tout ce qui touche aux relations internationales. Dans le même temps, on a démontré cette dernière semaine que l’on était capable de faire face à 27 à une guerre sur le continent.

La conférence se termine sur cette question, suite à quoi, Monsieur Grin remercie Monsieur Jouyet et ouvre le dialogue avec le public.

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Michaël Wegmüller
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