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Le complotisme, le savoir et l’université

Le sujet des théories du complot évoque chez beaucoup de gens la désinformation et le rejet de la vérité empirique. De ce fait, l’idée même que le complotisme pourrait exister dans le milieu de l’éducation semble paradoxale ; comment est-ce possible de soutenir des idées farfelues dans un environnement rigoureusement dédié à la recherche ? Cependant, malgré une population de plus en plus éduquée – 46% des Suisses de moins de 25 ans disposaient d’un diplôme de Bachelor en 2019, contre 42% en 2015, d’après l’OECD – les théories du complot ne cessent de se répandre. En effet, une étude de la Commission Fédérale contre le racisme indique que plus d’un Suisse sur 4 a un penchant pour les thèses conspirationnistes. Comment cela s’explique-t-il, et existe-t-il des façons de combattre ce phénomène ?

Du fait que les théories complotistes s’opposent à la vérité acceptée, et s’échappent à l’examen scientifique de leurs propos, elles sont souvent considérées comme séparées et opposées à notre idée du savoir. Toutefois, le schéma de pensée qui mène au complotisme naît justement de notre façon d’interpréter le monde qui nous entoure. William Perry, psychologue et professeur à Harvard, a longuement étudié le rapport des étudiants à l’information au cours de leur cursus académique. Il a ainsi établi neuf étapes qui marquent le développement intellectuel ; celles-ci démontrent le passage d’une réflexion binaire à un processus intellectuel avec plus de nuance. D’abord, l’enfant accepte toute information venant de l’autorité comme une vérité absolue. Ensuite, il comprend que toute autorité n’est pas fiable, puis que l’information elle-même peut être incertaine. S’ensuit une phase où l’idée de nuance prend le dessus : tout est relatif, et toute interprétation est potentiellement valide parce que l’information peut être recontextualisée à l’infini. C’est cette notion qui nous rend particulièrement vulnérables au complotisme : après tout, il est toujours possible que toutes les interprétations soient simultanément valables et que la vérité n’existe tout simplement pas. De plus, les enfants baignent dans les idées préexistantes de leur entourage, qu’il est rare de remettre en question. Ces conditions, couplées aux biais cognitifs qui nous affectent, favorisent l’adhésion aux thèses conspirationnistes. C’est là aussi la première preuve de l’omniprésence des théories du complot ; elles peuvent tout autant exister comme acquis de socialisation que comme thèses anticonformistes réactionnaires.

Revenons-en aux universités. Si la recherche universitaire est rigoureuse et doit expliquer chacune de ses conclusions en ne laissant aucun doute possible, comment le conspirationnisme peut-il non seulement y exister, mais s’y propager ? Ce phénomène peut être attribué au polymorphisme des théories du complot, qui s’attribuent des apparences commodes pour diminuer la dissonance cognitive qu’elles engendrent.

Au cœur de la notion de recherche, qui domine le monde universitaire, on trouve la pulsion primale de la quête de connaissances. Son but est de construire une représentation du monde qui obéit à une logique interne qui elle-même nous apparaît évidente et bien-fondée. Les théories du complot s’appuient sur une démarche logique erronée mais qui offre une solution soi-disant universelle, prête à l’emploi, dont l’essence est simple mais les détails peuvent se complexifier dans l’intérêt d’obéir à la cohérence interne. Afin de se distinguer des croyances religieuses et spirituelles, qui peuvent répondre au même besoin de connaissance, les théories complotistes s’approprient le langage et les apparences de la science pour se faire paraître comme des conclusions raisonnées et abouties. Par opposition à la méthode scientifique, la théorie du complot présente l’hypothèse comme la vérité à laquelle il faut absolument arriver, et autour de laquelle il faut mouler chaque argument.

Prenons l’exemple des platistes, qui postulent que la Terre est plate. Ils rejettent entièrement l’idée d’une Terre sphérique dont le rayon surpasse l’échelle de nos sens, en faveur d’une Terre en forme de disque ; la nature de son périmètre serait un secret gardé par les élites mondiales. Ainsi pourrait-on expliquer que l’horizon soit plat, que les corps d’eau ne soient pas recourbés à vue d’oeil, et autres implications hâtives d’une planète sphérique. Les platistes encouragent les non-adhérents à faire des expériences simples chez eux, pour en tirer des conclusions similaires, en analysant leurs observations à travers le prisme du platisme et sans chercher à les contextualiser grâce à la physique mécanique, souvent trop abstraite.

Cette déformation de la science est un exemple saillant, presque dérisoire, des théories pseudoscientifiques, mais met en évidence leur fonctionnement. Pour beaucoup d’universitaires, les théories s’attaquant à des principes physiques établis (telles que le platisme, ou les théories concernant le premier atterrissage sur la Lune) n’ont pas de crédibilité car elles sont trop flagrantes. Toutefois, les théories portant sur des sujets politiques ou sociaux sont plus attrayantes – de façon analogue à la dissimulation scientifique des platistes, certaines théories ignorent les mécanismes politiques et sociaux en place pour désigner des boucs émissaires qui sont responsables des maux de notre société actuelle. Actuellement, la plus connue de celles-ci est sans doute celle du Grand Remplacement, propagée par la droite européenne, qui postule qu’il y a une volonté de « remplacer » les soi-disant « Européens de souche », et qui est particulièrement efficace pour rassembler l’électorat de droite autour d’une cause commune. De plus, parce qu’elle ne tente pas de présenter des explications rigoureuses ou approfondies de ses propos, elle est capable de se reposer sur les biais cognitifs de chacun et ainsi de s’adapter à leurs notions préconçues sans être immédiatement réfutée.

Ainsi, en dépit de leur éducation et du sens critique qu’elle tente de leur insuffler, certains universitaires peuvent adhérer à des théories du complot qui s’adaptent à leurs processus cognitifs particuliers. Au cours des deux dernières années, peut-être avez-vous découvert dans votre entourage des personnes qui se sont mises à adhérer de manière inattendue à une ou plusieurs théories conspirationnistes au sujet de la pandémie de COVID-19 ; ces dernières ont pu se propager dans toutes les catégories sociales, en partie dû à la diversité thématique de leurs propos et à la politisation de la pandémie.

Bien que les théories du complot semblent omniprésentes et inévitables, il n’est pas impossible de les combattre, et il est vital que nous sachions le faire si nous voulons maintenir une cohésion sociale. L’université, qui réunit des étudiants de parcours variés et permet d’exposer une multitude de points de vue, est un champ de bataille primordial. Toutefois, les théories du complot ne peuvent pas être vaincues dans un amphithéâtre en répétant inlassablement que les Américains ont bien mis le pied sur la Lune et que la Terre est bien sphérique ; il est nécessaire que les étudiants sachent confronter les informations qui leurs sont présentées avec un sens critique bien ajusté, capable de comprendre une différence d’interprétation comme étant soit arbitraire soit fondée par une analyse différente mais toute aussi rigoureuse.

C’est la raison pour laquelle plusieurs curriculums actuels de l’école obligatoire imposent des cours de compétences médiatiques, destinés à former les élèves à effectuer des recherches pertinentes et à évaluer la qualité de leurs résultats. Ces notions sont davantage poussées dans l’éducation supérieure, où l’on encourage les étudiants à critiquer le contenu des médias qui leur sont présentés. Une étude américaine de 397 adultes (Craft, Ashley, Maksl, 2015) a montré qu’il existe une corrélation entre l’apprentissage de compétences médiatiques et une plus faible adhésion au complotisme, sans toutefois conclure que les compétences médiatiques permettent le rejet total des théories conspirationnistes. Bien que ces résultats soient encourageants, ils ne permettent pas de répondre à l’une des critiques majeures des cours de compétences médiatiques : la remise en question systématique peut aussi pousser les étudiants à accepter des explications conspirationnistes pour combler les lacunes qui surgissent.

Il semblerait donc que toute tentative de réfuter les théories du complot ne fasse que créer un nouveau terrain pour leur propagation. Il existe toutefois une solution applicable dans le milieu de l’éducation : en plus des compétences médiatiques, il est nécessaire d’apprendre aux étudiants que le monde est complexe, et que les explications simples décrivent rarement entièrement les phénomènes que nous observons. En nous inculquant un rapport nuancé à l’information et une analyse critique, et en nous apprenant à reconnaître les fausses prémices qui constituent le fondement de beaucoup de théories du complot, les universités nous préparerons beaucoup mieux à aborder l’univers de désinformation qui nous entoure.

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Kepler Warrington-Arroyo
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