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Les armes culturelles et juridiques de l’esprit contre le complotisme à l’ère du numérique

L’essor fulgurant des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications (NTIC) a augmenté de façon vertigineuse la rapidité des échanges, libérant la parole, favorisant la connaissance et le partage d’idées.

Des mouvements récents brisent l’omerta sur des comportements cachés par exemple incestueux, de harcèlement, contre les femmes, contre les enfants, sur des comportements de corruption, de détournements de fonds et d’autres activités clandestines qui tombaient auparavant sous le coup de la loi du silence. On prend aussi conscience grâce aux NTIC de la formidable amplitude et complexité des chaînes de causalité existantes entre les phénomènes.

Néanmoins, en guise de revers de médaille, les NTIC radicalisent aussi les opinions et agitent particulièrement les positions boutefeu, bellicistes. Le complotisme, polariseur d’opinions, illustre la fragilité de l’esprit issue de l’incompréhension face à l’adversité, qui perturbe la minutieuse lenteur que l’examen des intrications délicates exige.

Par essence, le cerveau n’est pas armé intellectuellement pour digérer immédiatement les flux d’informations qui l’entourent lorsqu’elles défilent sans cesse et à toute allure.

Et face à des incitations à réagir de manière intuitive et rapide, le polémiste participe facilement à radicaliser les positions et à provoquer les susceptibilités populistes. Bref, pas besoin d’être fin stratège pour couper l’herbe sous le pied et malmener la controverse.

Dans le mode de gestion à court terme des flux de données, l’esprit reste hermétique à l’expérience de la complexité, et l’expérience ne s’apparente alors qu’à la catégorisation en système simple, quasi-infantile, en noir et blanc, de la conflictualité du bon contre le méchant.

Dans ces circonstances, le talent résulte de l’effort (struggle) supplémentaire visant à ralentir les flux, indispensable pour cadrer les systèmes qui par nature sont non-binaires. En fait, le mérite ne consiste pas à savoir utiliser des biais cognitifs fallacieux pour abréger radicalement les causalités, mais l’agilité consiste à savoir comment freiner le jeu en vue de la réflexion ralentie et analytique.

Le complotisme agit comme une plaie ouverte pour la cellule familiale, pour l’entourage et pour le tissu social en général. Faire polémique revient à défouler sur un forum public des idées décomplexées et simplifiées sur des sujets intriqués et enchevêtrés.

Une personne alimente ainsi facilement le conflit, et au lieu d’arrêter de creuser le trou dans lequel la conversation tombe, elle continue et immanquablement divise en camps extrêmes, au lieu de privilégier le rassemblement pour faire émerger des solutions.

Dans un ensemble fracturé à l’excès où l’on perd l’occasion de s’intéresser aux nuances, forcément les issues sont bouchées. Au mieux, on retrouve une forme de silence (de fausse paix) dans la cristallisation du statut quo, et au pire des cas, la situation se dégrade. On se retrouve alors dans des sociétés nourries de violences, et avec la guerre comme seul exutoire restant.

Or, le but ultime reste non pas de se préparer à la guerre, mais de l’éviter.

Il est aisé de constater que l’adage diviser pour mieux régner, qui a fait ses preuves au Moyen-âge, est aujourd’hui désuet. Faire face aux défis du XXIème siècle à l’aide de théories complotistes, c’est avouer perdre l’équilibre et se trouver dans une impasse. L’antidote est ailleurs.

Quel est le rôle des NTIC dans ce paysage chaotique ? Comment analyser les causes et les effets des crises actuelles (pandémie, conflits, changement climatique, pouvoir d’achat) à la lumière des NTIC ?

Avec l’âge et l’apprentissage, le cerveau apprend à naviguer au-delà des extrémités polaires manichéennes, jusqu’à idéalement se positionner moyennant les événements observés et expériences vécues.

Si les idées, jugements et intuitions peuvent surgir de manière innée et immédiate (animalité), la réalité intelligible n’est quant à elle ni absolue, ni relative, ni accessible directement.

La prise de conscience de l’enchevêtrement des systèmes dans lesquels nous vivons exige d’appliquer une définition fiable de la causalité. Lorsqu’en conséquence d’un acte, une personne lésée subit un dommage, elle peut agir en responsabilité contre l’auteur de l’acte et demander réparation, à condition de prouver le lien de causalité entre le dommage et l’acte. Est-ce que l’acte est bien la cause du dommage ?

Le Tribunal fédéral (TF) rappelle constamment dans sa jurisprudence que la condition de la causalité est remplie lorsqu’elle est naturelle et adéquate ; naturelle si le rapport de cause à effet entre l’acte et le dommage est tel que l’acte est une condition nécessaire (sine qua non) de la survenance du dommage : sans l’acte, il n’y aurait pas eu le dommage. Et la causalité est adéquate lorsque l’acte est propre, selon le cours ordinaire des choses et l’expérience générale de la vie, à conduire à ce type de dommage. Par analogie, on peut appliquer ces concepts de causalité naturelle et adéquate à tout type d’acte (comportement fautif, négligence) ou de dommage (physique, moral, économique).

Lorsque l’esprit acquiert la faculté de rendre opérante, au moyen de processus crédibles, la rationalisation des informations, il acquiert sa meilleure arme face à l’adversité.

Pour les événements qui éveillent particulièrement l’imagination et les fantasmes (la cogitation d’Averroès), l’esprit peut librement cogiter s’il est muni de clés de dialectique, rhétorique (Platon et Aristote), méthodologie (Descartes), éthique (Spinoza) et de mémoire (Ricoeur).

L’esprit adulte capable de discernement gagne la faculté d’interpréter, parfois même de façon contre-intuitive (Pascal). Image

Plus le jeu est complexe, plus on a besoin de règles solides pour jouer convenablement. Et avec des règles claires, la pluralité participe à multiplier les points de vue : une clé contre le complotisme. L’activité cathartique du procès poursuit, autant que la scène de théâtre (Shakespeare), l’art, la littérature et la culture en général, la fonction de purger les maux, apaiser les familles et les sociétés.

Non seulement l’on est en présence de bon (victime) et de méchant (la personne accusée), mais potentiellement aussi de complice, de témoin (neutre), d’accusateur (procureur), de défenseur (l’avocat), de juge, de spectateurs et de l’opinion publique.

À chacun son équilibre et son aiguille au cœur de l’aléa : à chacun sa tâche de rester ouvert face à l’inconnu, voire au mystérieux ou à l’incompréhensible, selon le degré d’intelligibilité des causes, et ce dans le respect de sa propre capacité émotionnelle.

A chacun son astuce pour cogiter : l’introspection à la manière de Montaigne, le voyage en Corse comme Nietzsche et Rousseau, en un lieu hospitalier où le temps s’arrête carrément, qui u tempu si é fermatu. De retour à l’ici et au maintenant (Jankélévitch).

À chacun ses armes, sa trousse à outils pour faire face à la survenance d’un événement inhabituel, absurde, voire dangereux, ou a contrario d’un événement fabuleux qui relève du prodige fantastique, du mythe, de l’héroïsme ou de la légende.

Tout citoyen sensibilisé dès 1945 au respect de valeurs emblématiques de paix, liberté et sécurité, et dès les années 1950 à l’interdiction de la torture, de l’esclavage, de la peine de mort, du travail forcé et de la corruption, dispose d’un référentiel puissant pour face à l’éventail de données incommensurable issu des NTIC.

Les règles du jeu issues de la deuxième guerre mondiale sont de portée universelle et intemporelle, et participent donc de manière plus solide que les théories complotistes à fédérer, rassembler, et donc à résister à l’émergence des espaces conflictuels.

Heidi Leclerc
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