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Êtes-vous plutôt dada ou surréaliste ?

Cette année à Rolle au Festival de l’île de la Harpe, nous sommes plongés au cœur des révolutions artistiques des années 1920, hommage rendu à l’époque avant-gardiste des Années folles il y a 100 ans, avec à l’honneur deux témoins de la Première guerre mondiale: la compagnie des ballets russes fondée par Serge Diaghilev, et l’artiste Charles H. Rau, créateur d’affiches de cinéma.

Au menu, une table dressée entre dadaïsme et surréalisme, caractéristiques du foisonnement artistique et pluridisciplinaire de cette période. Un tas d’artistes fuyant les atrocités se réfugient à Zürich, qu’ils transforment dès 1916 en berceau du dadaïsme, ou mouvement dada, contre-culture tant littéraire, politique qu’artistique – une forme d’art en rupture avec l’académisme et les conventions existantes considérées comme étant à l’orgine de la guerre.

Ils se regroupent autour d’une idée, celle de la destruction du langage : si le langage amène à la Première guerre mondiale, alors il faut le détruire. Sous l’angle artistique, tandis que l’huile sur toile est le chef d’œuvre par excellence dans les années 1920, les dadaïstes ne demanderont pas l’autorisation pour s’exprimer autrement: dada c’est l’expression du chaos par des photomontages, des collages désordonnés, une approche de la musique comme on fait du bruit. Par exemple, en 1919, Mona Lisa de la Joconde est affublée par le dadaïste Marcel Duchamp d’une moustache et d’une suite de 5 lettres, LHOOQ, n’ayant un sens que si celles-ci sont prononcées les unes après les autres (on vous laisse le soin de déchiffrer l’allographe). Même le billet de CH 50.- est dada: il représente Sophie Taeuber-Arp et sa célèbre « Tête Dada » (1920).

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Tête Dada, Sophie Taeuber-Arp

« Dada reste dans le cadre européen des faiblesses, c’est tout de même de la merde, mais nous voulons dorénavant chier en couleurs diverses, pour orner le jardin zoologique de l’art de tous les drapeaux des consulats. Nous sommes directeurs de cirque et sifflons parmi les vents des foires, parmi les couvents, prostitutions, théâtres, réalités, sentiments, restaurants. ohi oho, bang, bang » (Tristan Tzara, Premier manifeste Dada de Monsieur Antipyrine, 1916).

Emergence du dadaïsme

Le terme « dada », signifiant à dada sur son cheval, Hue-dada, ou encore mon dada/ mon hobby, aurait été choisi par Tristan Tzara au hasard en ouvrant le dictionnaire pour désigner le mouvement libéré de toute contrainte esthétique, fidèle à l’élan subversif contre l’ordre établi, préférant le jeu et la spontanéité. Poète français d’origine roumaine, Tzara fonde le Cabaret Voltaire à Zurich et la revue Dada avec un groupe d’artistes, dont André Breton. Mais Breton reprochera à Tzara son nihilisme et militantisme provocateur et stérile, puis le quittera pour créer le surréalisme. Dada ne survivra pas et l’héritage dada sera absorbé par le nouveau courant.

Ouverture de la fête surréaliste à Rolle avec les ballets russes et son fondateur, Diaghilev

Serge de Diaghilev est un créateur de génie mêlant nouvelles chorégraphies, nouvelles esthétiques, nouveaux décors et mises en scène, nouvelles couleurs, nouveaux graphismes, nouveaux costumes. En exil à Paris, loin du régime soviétique, il fonde sa compagnie, choisit ses compositeurs, Debussy, Ravel, Strauss, Stravinski et Prokofiev; Picasso, Roerich, Braque, Gontcharova et Matisse pour les décors et costumes, les chorégraphes Bakst, Fokine, et Massine; et les meilleurs danseurs du théâtre de Mariinsky à St-Pétersburg, Nijinsky et Pavlova.

Les légendaires Danses polovtsiennes et les Sylphides en 1909, l’Oiseau de feu et Scheherazade en 1910, l’Après-midi d’un faune, Le Sacre du Printemps, le Chant du rossignol, Pulcinella, le Fils prodigue en 1929: de 1909 à 1929, l’impresario de génie domine la scène parisienne. L’auditoire habitué aux ballets français, est électrifié par l’énergie brute et la puissance des danseurs russes, et les représentations organisées sont des spectacles grandioses.

Gontcharova crée une toile de tissu composée de centaines de dômes en forme d’oignons, évoquant les splendeurs byzantines et le passé russe orthodoxe. Poiret, pionnier de la haute couture consacré roi de la mode, suit la tendance de l’orientalisme et utilise des tissus colorés, supprime le corset, le tutu, crée des robes taille haute, turbans, pantalons de harem. Diaghilev nourrit l’appétit frénétique des Européens pour la mode orientaliste, en particulier avec la représentation fantastique de Scheherazade.

En 1912, Diaghilev présente « l’Après-midi d’un faune », spectacle inspiré du poème de 1876 de Mallarmé ; l’histoire est simple: un faune à l’affût de nymphes. Mais elles s’échappent et il se satisfait avec un voile oublié. Nijinsky dans le rôle principal, les partitions composées par Debussy, une chorégraphie avec des mouvements inhabituels, nouveaux, tournés vers l’intérieur, lents, bas, au contraire du joli et du gracieux. On disait aux danseurs de bouger comme des chèvres; eux se plaignaient de devoir accomplir ces mouvements compressés, restreints. Le Sacre du Printemps de 1913 est le ballet le plus controversé de la compagnie, représentant sur scène la Russie primitive, viscérale. Le compositeur Stravinsky reprend des mélodies populaires russes, Roerich étudie l’ethnographie russe pour confectionner les costumes. Les uns y voient une représentation de l’ère préhistorique, les autres, précurseurs, décèlent l’avant-gardisme post-impressionniste.

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Modèle de costumes, ballet présenté en 1924

C’est l’histoire du train de nuit qui amène ses passagers de Paris à la Riviera. Conçu comme une critique sociale des Années folles, ce spectacle est une œuvre co-signée Jean Cocteau, avec les costumes signés Coco Chanel (pour les danseurs ultra sveltes des vêtements de sport style contemporain androgyne, en paradoxe total avec le rideau de scène sur lequel sont représentées les deux femmes dodues et robustes courant sur la plage de Picasso), avec des décors de style cubiste, une chorégraphie incorporant des mouvements sportifs…

Scission et naissance du surréalisme

Bien que les premiers contacts avec les artistes parisiens suscitent un enthousiasme mutuel, de nombreuses incompréhensions apparaissent. Certains défendent une tradition qu’ils disent zurichoise, mais d’autres pensent que dada porte en lui la nouveauté. Les discussions, souvent violentes, entrainent une scission dans le mouvement dada, le séparant d’un côté en artistes de tradition zurichoise, mouvement qui dépérira, et de l’autre côté des artistes qui se rassembleront autour d’André Breton et donneront naissance au surréalisme.

Le substantif « surréaliste » apparait en 1917 chez Apollinaire, et est issu d’une rupture avec le dadaïsme: « De cette alliance nouvelle (…) il est résulté dans Parade, une sorte de sur-réalisme où je vois le point de départ d’une série de manifestions de cet esprit nouveau qui, trouvant aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera pas de séduire l’élite et se promet de modifier de fond en comble les arts et les moeurs dans l’allégresse universelle, car le bon sens veut qu’ils soient au moins à la hauteur des progrès scientifiques et industriels » (Apollinaire, Parade et l’esprit nouveau, in Programme des Ballets russes, Paris, mai 1917).

En 1921, le procès contre Maurice Barrès marque la décomposition véritable des dadaïstes. Barrès est accusé et jugé par un « tribunal révolutionnaire » pour crime contre la « sûreté de l’esprit ». André Breton préside le procès, Tzara intervient comme témoin: « vous conviendrez avec moi, monsieur le Président, que nous ne sommes tous qu’une bande de salauds et que par conséquent les petites différences, salauds plus grands ou salauds plus petits, n’ont aucune importance ». Le procès tourne rapidement à la plaisanterie, ce qui n’est pas le souhait de Breton qui intervient: « le témoin tient-il à passer pour un parfait imbécile ou cherche-t-il à se faire interner? »; ce à quoi Tzara répond: « oui, je tiens à me faire passer pour un parfait imbécile et je ne cherche pas à m’échapper de l’asile dans lequel je passe ma vie ».

Marqué par la lecture de Freud, André Breton définit le surréalisme en 1924 comme « la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité » ; ou un « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » (André Breton, Premier manifeste surréaliste, 1924).

« Révolte absolue, insoumission totale, sabotage en règle, humour et culte de l’absurde, le surréalisme, dans son intention première, se définit comme le procès de tout (…). Machine à chavirer l’esprit, selon Aragon, le surréalisme s’est forgé d’abord dans le mouvement dada dont il faut noter les origines romantiques » (Albert Camus, L’Homme révolté, 1951).

Principalement, le surréalisme vise à libérer du rationalisme étouffant. Refus de la logique ambiante, refuser l’opposition réalité – imagination, donner priorité à l’instinct, au hasard, à l’inconscient libéré des carcans de l’époque, tout ceci en recourant aux techniques psychanalytiques nouvelles (état d’hypnose, exploration du rêve, association spontanée de mots, écriture automatique, rapprochement d’images).

L’esprit surréaliste du rêve, onirique, franchit les frontières de la littérature, la poésie et la politique, et on le retrouve en peinture, sculpture et architecture lorsque la juxtaposition d’images incongrues, agencées dans une production signifiante, produit un choc visuel.

En 1931, Salvador Dali peint La Persistance de la mémoire, une plage jonchée de montres molles fondant comme neige au soleil, tournant en dérision la rigidité du temps qui passe, « l’une des obsessions les plus artificielles et abstraites inventées par l’homme: l’obsession de contrôler le temps par les heures que marque la montre (…) Dali déforme les instruments mêmes qui doivent nous informer sur le temps et il en annule la fonction » (Anna Otero, Histoire d’un tableau: la Persistance de la mémoire).

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La persistance de la mémoire

Au Festival de l’île de la Harpe, le voyage continue au début du XXème siècle autour d’un concert aux chandelles avec Christine Regard au violon et Ahmed Hamdy au piano de l’Orchestre de chambre de Genève, qui interprètent Satie, Ravel, Stravinski, N. Boulanger et K. Weil, compositeurs de l’époque dada.

Après le cinéma et le concert, place à la conférence animée par Frédéric Elkaim en présence des artistes exposants : l’écho de l’esprit surréaliste raisonne dans l’art contemporain. Les artistes Isabelle Ardevol, Camilo Gonzalez, Aline Kundig, Emmanuelle Michaux présentent leurs oeuvres, autour d’un ballon de raison des hauteurs de Rolle. Puis, place à la soirée danse jazz sur l’esplanade du Château au bord du lac, avec l’orchestre Quartet Moonlight Gang et sa troupe passionnée de Lindy up. Des extraits de films emblématiques de Bunûel, Cocteau, Man Ray, David Lynch viennent clôturer la fête surréaliste.

Merci aux organisateurs qui préparent une édition surprise pour septembre 2023.

Heidi Leclerc
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Sources:

Sophie Taeuber-Arp

https://www.salvador-dali.org/fr/oeuvre/catalogue-raisonne-peinture/obra/265/la-persistance-de-la-memoire

https://www.alamy.com/ivan-bilibin-costume-design-for-the-opera-prince-igor-by-alexander-borodin-1930-11-image364619881.html

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