Zoom sur l’interminable combat d’une Maman pour sa fille

Résilience et résignation ne sont pas synonymes. La Maman Leina Sadaoui l’a compris étant jeune: si la résignation signifie l’abandon, la résilience elle, est la clé face à l’adversité.

Rien de mieux qu’un lien d’amour d’une mère pour sa fille pour comprendre combien les mécaniques de la discrimination peuvent nuire.

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit, et traiter quiconque comme inférieur en raison de son origine ou de son handicap, constitue une violation des droits et de la dignité humaine. Cette forme de discrimination existe par exemple lors de contacts avec les autorités ou les établissements de santé. Et, avec l’essor de la plume en ligne, elle existe aussi sous couvert de propos publiés qui, par association implicite d’idées, ou par montée en généralisations indirectes, contribue à nourrir des stéréotypes négatifs qui pèsent lourd sur le vivre ensemble. Ces formes plus insidieuses et sournoises visent à distinguer une personne (ou un groupe) puis à suggérer de l’écarter, la mettre à part.

Une perle dans le genre acerbe

Si dans les années 1980-2000 on n’osait pas toujours mettre les mots sur ces comportements, ni les poursuivre en justice, aujourd’hui au moins on les dénonce; illustration avec des propos publiés dans une chronique du Temps du 11 mai 2002 intitulée Grève de la faim ou chantage? Leina Sadaoui faisait la grève de la faim sur les escaliers de l’église:

« (…) Mais faut-il vraiment parler gros sous et faire les pingres face à cette vie brisée, cette enfant profondément handicapée, cette mère qui livre combat? Malheureusement oui parce que Leina Sadaoui a mené des tractations si âpres et si intransigeantes qu’elle n’a pas été soutenue par les divers interlocuteurs sociaux et médicaux qui l’entourent. Pourtant, grâce à son recours à une grève de la faim publique, elle a suscité l’intérêt et la sympathie d’où, sans doute, l’entretien qu’elle a pu obtenir avec le conseiller d’Etat et sa victoire finale.

Que va donc devenir notre Etat de droit si chaque citoyen peut ainsi s’arroger un chemin direct à l’autorité? Quel exemple a été ainsi donné à tous les revendicateurs d’une meilleure justice les concernant! Quelle invite à utiliser des méthodes toujours plus spectaculaires pour attirer l’attention! Quel encouragement à court-circuiter les cheminements patiemment élaborés pour offrir aux citoyens un cadre objectif, indépendant, et démocratique. En acceptant ainsi de pervertir les rôles respectifs du Politique et du Judiciaire, notre société court à sa perte.

Il ne faut pas se rassurer en arguant qu’il s’agit là de cas isolés inévitables! En effet, ces recours au chantage se multiplient, parfois même avec l’aide de ceux qui ont été élus pour faire respecter les lois: toute l’action récente des sans-papiers est de cet ordre. Si ces personnes ou ces milieux n’avaient pas accès à la justice du pays, ils seraient excusés d’utiliser, en désespoir de cause, des moyens illégaux ou marginaux. Mais Leina Sadaoui a été entendue par les instances cantonales et fédérales, elle

a reçu réparation, elle peut compter sur l’institution de l’AI. Les sans-papiers relèvent de la loi et non de l’arbitraire d’un despote.

Un système ne vaut que par le respect qu’on en exige et il meurt des exceptions qui deviennent la règle. La volonté des politiques à se vouloir toujours plus à l’écoute du peuple atteint donc ses limites. L’autorité a une place à tenir et un conseiller d’Etat ne peut décider, en huis clos, de ce qu’il faut faire avec l’argent public d’une part, ni surtout avec les principes de notre organisation démocratique ».

Ce torchon constitue un contenu typique de discrimination insidieuse dont les propos nourrissent les préjugés racistes. S’attaquer à plus faible que soi, faire le portrait blessant d’une personne fragile, vulnérable; ne pas la rencontrer avant d’écrire sur elle, ne pas même chercher son nom sur google et trouver son site (https:// www.naissance-de-differences.com/). La chroniqueuse n’a jamais rencontré ni la Maman, ni sa fille en situation de handicap. Sa chronique transpire la méconnaissance du contexte vécu par la famille Sadaoui.

Comme le disait Tim Morrison, « la fonction, la fonction très grave du racisme est la distraction. Cela vous empêche de faire votre travail », Mme Miauton ! Peu importe la nationalité suisse et les origines algériennes de la famille Sadaoui: sans réflexion sur les destins des gens derrière les mots, sans effort de s’informer au sujet des personnes concernées, l’angle pris d’évoquer la problématique globale des sans papiers constitue une généralisation abusive, un biais de sélection maladroit, une utilisation mal maitrisée du langage qui renforce les idées toutes faites. Le titre produit en outre un sensationnalisme déplacé, de manière à attirer le lecteur en jouant sur des clichés, et sous forme de question, créant une fausse problématique.

Traiter l’actualité non pas de manière urgente, mais en examinant le contexte et en s’informant correctement concernant cette famille, vous auriez minimisé les risques de discrimination, Mme Miauton! Un travail de relecture plus soigné n’aurait pas laissé passer une telle généralisation, et la contrainte du format ne justifie pas l’absence de contexte !

L’histoire de Mme Sadaoui et de sa fille : le contexte nécessaire

Depuis la naissance de sa cadette en situation de handicap à 100% à vie en conséquence des violations graves des règles de l’art commises par le corps médical, la Maman se bat. Aujourd’hui elle a 73 ans, elle est une grand-mère comblée des deux petits-enfants de son aînée, née dans les règles de l’art.

Dans son premier ouvrage paru aux éditions Baudelaire, intitulé Laisse tomber la neige: une vie prises en otage par l’Etat de Vaud, Leina Sadaoui raconte la naissance de sa cadette Sabrina le 11 avril 1979 en fin de matinée au CHUV, et son combat avec le corps médical, les avocats et l’Etat de Vaud.

Violations graves des règles de l’art du corps médical

Le 11 avril 1979 au prénatal, tout était en ordre: le carnage a commencé en salle d’accouchement. Première faute, la négligence du Dr médecin accoucheur à l’esprit bien arrêté, décidant bêtement et contre l’avis des médecins du prénatal que l’accouchement se déroulerait le soir, plaçant la Maman loin de la sonnette en cas d’urgence, la laissant non installée, sans l’étrier, et seule en présence d’une stagiaire n’ayant encore jamais assisté à un accouchement, et partant à la pause de 12h30. Quelques instants après, la poussée du bébé survenait et le début de l’expulsion commençait.

Deuxième faute: voyant la tête du nourrisson, la stagiaire attend d’abord que la grosse contraction passe en maintenant les jambes fermées, et une fois la contraction passée, elle donne l’alerte. Troisième faute: une fois arrivées en salle d’accouchement, les assistantes maintiennent ouvertes les jambes de la Maman en lui écartelant littéralement les hanches. Quatrième faute, la sage-femme en chef prend la mauvaise décision de faire une épisiotomie mais pour ce faire, elle doit d’abord repousser la tête du bébé dans le ventre de la Maman, lui causant un malaise: « de fait, la pression empêchait tout épisiotomie dans les règles de l’art. (…) En réalité elle faisait un geste contre nature, confirmé par le fait que Sabrina était ensuite née sans aucune contraction ni poussée de ma part, comme un bébé mort-né ». Puis, le Dr arrive, arrache le nourrisson des mains de la sage-femme, commence la réanimation à l’oxygène, qui dure près de 20 minutes, suite de quoi le nourrisson miaule, et est emmené au service des soins intensifs.

Cinquième faute: la Maman en situation de détresse post-traumatique, ne recevant aucun soutien psychologique en attendant des nouvelles de ce qu’il se passe, dans une chambre à plusieurs où deux autres mamans partagent leurs joies. Le troisième jour, toujours séparée de son nourrisson, ne sachant pas ce qu’il se passe, Mme Sadaoui décide de passer outre les avertissements des infirmières de garder le lit plus longtemps, et se rend aux soins intensifs voir sa fille. Là, elle trouve deux docteurs qui conversent et s’interrogent en discutant devant la vitre écran de l’isoleuse, son bébé derrière, le visage crispé de douleurs. Mme Sadaoui demande ce qu’il se passe, ce à quoi ils répondent qu’ils ne savent pas. Ils ne comprennent pas pourquoi Sabrina fait des arrêts respiratoires et des convulsions. Sixième faute: sans diagnostic précis, les médecins avaient quand même procédé à l’administration au bébé d’antibiotiques contre la méningite, dont il ne souffrait pas, et qui causera plus tard une surdité profonde à l’enfant. La Maman leur demande s’ils connaissent les circonstances de la naissance, ce à quoi ils répondent « on nous a juste dit que c’est un bébé qui est venu vite ».

Septième faute: alors qu’il s’agit de sauver une vie, les médecins accoucheurs n’ont pas informé leurs collègues des soins intensifs des complications terribles durant la naissance, empêchant ainsi ces derniers de poser le bon diagnostic à temps, ce qui équivaut à de la non assistance à personne en danger. La Maman leur raconte donc la souffrance vécue. Le Dr s’effondre d’un bloc sur une chaise derrière lui et s’adresse à son collègue en disant: « on l’a, l’explication qui confirme l’hémorragie cérébrale». Et quelques heures plus tard, Sabrina tombe dans le coma, et ce durant 2 mois.

Lorsqu’elle sort finalement de l’hôpital, la Maman est complètement abandonnée. Pendant plusieurs semaines aucun accompagnement, aucune explication, c’est l’isolement total.

De 1979 à 2023, les fautes s’enchaînent : les médecins s’abritent derrière le handicap pour justifier l’absence de temps et les moyens indisponibles pour diagnostiquer l’état de santé du bébé, puis pour éviter de tout mettre en oeuvre pour améliorer le quotidien du petit enfant, de l’adolescente, de la jeune femme, et de la femme qu’elle est aujourd’hui devenue.

Microcépahlie, absence de mastication et absence de langage en raison du refus de soins orthodontistes et d’appareillage de la cavité buccale pour baisser et élargir le palais, cyphose fixée en raison de la suspension de la physiothérapie.

La réalité est bien cruelle parfois. Pensez-vous que si, au lieu de s’appeler Sadaoui, l’enfant et sa Maman s’appelaient Müller, Favre ou Schmid, on aurait tout fait pour sauver la petite et lui assurer un avenir décent, sans faire passer sa Maman par les pires obstacles ?

« Si j’ai pu me faire à l’idée que ma fille allait être différente, que l’erreur était humaine, et que je devrais faire un travail sur moi-même pour accepter que la malchance nous ait menés à un médecin inexpérimenté, j’ai aujourd’hui encore des frissons en pensant à ce que certains responsables de ce canton nous ont fait endurer », écrit Mme Sadaoui qui aujourd’hui encore, se bat contre le racisme et pour éviter que le handicap ne s’aggrave.

En parallèle de la bataille avec les médecins, la famille doit se battre devant les juges puis avec l’Etat de Vaud et le CHUV pour obtenir l’aide due.

L’engagement de l’Etat de Vaud

Suite à l’échec de la conciliation devant la justice de Paix, la famille ouvre en 1986 action devant le Tribunal cantonal. En 1989, l’expert judiciaire conclut que Sabrina a subi d’importantes lésions cérébrales en raison d’une assistance inappropriée à la naissance, lésions en conséquence desquelles elle est invalide à 100%, et précise que compte tenu de son important retard mental et psychomoteur, elle est totalement incapable de pourvoir à ses besoins, et doit rester toute sa vie en milieu protégé.

Mais, dans sa requête, l’ex-avocat omet de mentionner l’incapacité de travail de Sabrina et l’atteinte à son avenir économique. Les juges cantonaux n’ont donc pas à se poser la question du mode de réparation du dommage futur de Sabrina. En 1995, le Tribunal cantonal rend son jugement: le CHUV est responsable et la famille n’obtient qu’un engagement de la défense du CHUV pour assumer les frais.

Suite au rejet du recours devant la Chambre des recours qui confirme le jugement attaqué, la famille recourt devant le Tribunal fédéral, qui rend son arrêt le 17 novembre 1997, soit sept mois après les 18 ans de Sabrina devenue majeure. Le TF admet que la réparation repose sur un engagement peu précis du débiteur, mais que cela reste un « mode de réparation admissible », équivalent pratiquement à une réparation en nature, et supposant que le débiteur « exécute loyalement ses engagements afin de prévenir les problèmes entre les parties, notamment au sujet du paiement des factures de l’institution de placement qui accueille Sabrina ». Le TF conclut donc que les besoins de Sabrina sont couverts par l’engagement de l’Etat de Vaud débiteur.

L’arrêt du 17 novembre 1997 du Tribunal fédéral consacre la responsabilité du CHUV pour les dommages irréversibles causés au cerveau de Sabrina, accepte cependant de manière inhabituelle pour ce type de dommage l’engagement de l’Etat de Vaud à « réparer en nature ».

Les fautes des ex-avocats s’enchaînent et au fil des décennies, le combat judiciaire contre l’Etat de Vaud responsable du dommage, mais mauvais payeur, se transforme en combat contre les ex-avocats.

En 1997, Sabrina venait tout juste d’avoir 18 ans, et les ex-avocats avaient omis de soulever des postes importants du dommage futur (avenir économique, incapacité de travail), et n’avaient rien fait pour empêcher la prescription de ces prétentions.

Réparation en nature

La réparation en nature peut exceptionnellement être choisie par l’auteur du dommage si la réparation peut être effectuée, et si ce mode de réparation ne place pas le lésé dans une situation moins favorable. Par exemple, on peut réparer en remettant en état une chaudière, un terrain, une route. Mais réparer un cerveau, c’est encore impossible.

Pourtant en 1999, la RC du CHUV écrit à l’ex-avocat de la famille en expliquant: « L’engagement assumé par l’Etat de Vaud n’est pas sujet à interprétation. Par contre, ce que pensent pouvoir en déduire vos mandants ne résiste pas à un examen objectif des décisions rendues dans cette affaire. En conséquence il n’appartient pas à notre sens à l’Etat de Vaud d’intervenir en faveur de vos clients, qui d’ailleurs devraient songer à obtenir réparation ailleurs ».

Combat pour trouver un payeur

« À mauvais payeur, mauvaises garanties », disait Homère, dans l’Odyssée, au VIII ème siècle avant JC. Puisque l’engagement de la part du responsable du dommage n’inclût pas de payer les frais en conséquence du dommage, le combat de la Maman continue pour trouver un payeur moins pingre.

En 2002, Sabrina est aux poursuites pour non paiement de ses frais médicaux. Il ne reste à la Maman pour combattre plus que la grève de la faim sur la place St Francois pendant 15 jours, pour sensibiliser le public quant à l’absence de prise en charge et d’indemnisation du handicap par les autorités, pour révéler la mise aux poursuites de Sabrina et ses parents, par l’auteur du dommage, le corps médical, pour non paiement des frais médicaux, et pour dénoncer la cessation des soins. Elle a perdu 16 kg et a récolté 9’000 signatures.

Suite à cela, un Protocole d’accord a été signé entre la famille et l’Etat de Vaud, le CHUV.

Le canton, bon prince face à ces vies brisées, verse des indemnités avec effet rétroactif depuis la majorité en 1997 de Sabrina. Néanmoins, ni la RC du CHUV, ni l’assurance maladie ne veulent entrer en matière, et aujourd’hui, en attendant, l’AI prend en charge les frais quotidiens de Sabrina, et le canton complète via les PC.

En accouchant au CHUV, Mme Sadaoui était loin de se douter du trou noir dans lequel la naissance de sa cadette allait la plonger tout le restant de son existence.

Aujourd’hui, l’avocat de la famille se retourne contre ses prédécesseurs pour actionner leur RC (La Tribune de Genève). Il en va de la réputation du canton et de ses avocats.

L’Association romande pour les victimes d’accident et les personnes en situation de handicap, notamment pour allonger le délai de prescription en cas de dommage corporel créée par Mme Sadaoui a pour but principal de soutenir et défendre devant les autorités, les assurances et les services sociaux, les familles des victimes d’accidents en tous genres et des personnes en situation de handicap; d’informer le public en vue d’une meilleure compréhension des thématiques et des enjeux liés au handicap; d’améliorer les structures en faveur des personnes handicapées; de développer des relations avec d’autres organismes poursuivant des buts similaires; de soutenir la vie associative pour des jeunes adultes handicapés. Pour atteindre ce but, l’association s’efforce notamment de rechercher des soutiens financiers; d’augmenter le cercle de ses membres et de ses sympathisants; de suivre l’actualité afin de connaître les victimes d’accident ou en situation de handicap (pétition https:// chng.it/QWtjWfJZzG).

En 2023, les dommages irréparables au cerveau de sa cadette (44 ans) ne sont pas encore indemnisés, et ce en raison non seulement des fautes commises par les ex-avocats, mais aussi de la défense de l’Etat de Vaud qui ressemblait fortement à de la discrimination en raison des origines.

Heidi Leclerc
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Crédit image de couverture : femina.ch

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