George Orwell, dans 1984, décrivait un monde où la langue était transformée pour limiter la pensée. La « novlangue » qu’il théorise n’était pas simplement un outil de communication : c’était une arme de contrôle. Chaque mot était remodelé, chaque signification réécrite pour s’assurer que toute opposition à l’idéologie dominante devienne littéralement impensable.
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« Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. »
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Aujourd’hui, ce concept trouve un écho troublant dans ce qu’on pourrait appeler la « Novlangue progressiste » : une tentative de transformer le langage pour mieux refléter certaines valeurs contemporaines, mais qui finit souvent par appauvrir la pensée et diviser.
La langue française, en tant que patrimoine vivant et système structuré, est ciblée par ces pratiques militantes. Ces tentatives de réécriture de la grammaire et du lexique ne sont pas de simples ajustements : elles bouleversent les bases mêmes du langage, dénaturent les concepts universels et fragmentent la pensée collective.
Le Langage inclusif : une révolution ou une impasse ?
Le langage inclusif, pilier de la novlangue progressiste, ambitionne de corriger des injustices perçues dans la langue. L’idée est d’inclure toutes les identités, notamment celles marginalisées, via l’introduction de néo-pronoms neutres (iel, ael, ille), de termes épicènes (les étudiant·e·s), et de la neutralisation des accords grammaticaux.
Cependant, la langue française repose sur une grammaire rigoureuse où le genre grammatical n’a pas de lien direct avec le sexe biologique, mais constitue une convention linguistique. Comme le souligne le père de la linguistique, Ferdinand de Saussure : la langue est un système de signes où chaque mot tire son sens de ses oppositions. Effacer ces distinctions revient à désarticuler ce système.
Présenté comme une avancée, le langage inclusif alourdit la langue avec des outils comme le point médian, le « x » et la neutralisation des accords. Par exemple, « Tous les étudiants sont motivés » devient « Tou·te·s les étudiant·e·s sont motivé·e·s. » Ce type de phrase, en surchargeant la syntaxe, complique la lecture sans offrir davantage de clarté ou de précision. Roman Jakobson, dans ses travaux sur les fonctions du langage, rappelle que la clarté est essentielle à la communication. Or, ces innovations perturbent la fonction référentielle du langage, rendant les phrases moins fonctionnelles et plus confuses.
En cherchant à inclure tous les genres, le langage inclusif crée une étrangeté graphique qui nuit à la compréhension et désoriente les lecteurs. Il prétend corriger une langue qu’il accuse d’être « linguistiquement patriarcale », mais en réalité, il perturbe ses structures fonctionnelles. Loin de simplifier ou de rassembler, il surcharge et fragmente, excluant tout un autre public, tel que les enfants, locuteurs non-natifs, et personnes souffrant de dyslexie ou de troubles cognitifs.
De l’inclusion à l’exclusion : une division insidieuse
L’écriture inclusive, en cherchant à combler des divisions, en crée de nouvelles. Là où le masculin générique incluait naturellement tous les sexes, elle impose une binarité visible qui fragmente le langage. Comme le souligne la linguiste Anne-Marie Houdebine, cette approche fige les identités et renforce les stéréotypes. Au lieu de transcender les différences, elle enferme les individus dans leur genre, sapant l’universalité de la pensée collective.
Prenons un exemple concret : en français, le masculin générique dans « les citoyens doivent voter » inclut implicitement tout le monde. Mais « les citoyen·ne·s doivent voter » divise cette unité, imposant une distinction explicite et superflue entre les sexes.
Cette fragmentation linguistique ne s’arrête pas là. Nathalie Heinich, sociologue, met en garde contre les distinctions genrées systématiques qui, loin d’émanciper, réduisent les femmes à une sous-catégorie. Dire « Jane Austen était la meilleure des auteurs britanniques » l’inclut naturellement dans une communauté universelle. En revanche, « la meilleure des auteur·e·s » l’isole en la rattachant uniquement à son genre. Cette segmentation crée une rupture paradoxale : elle affirme l’égalité tout en enfermant les femmes dans des catégories distinctes et limitantes.
En allant plus loin, ce focus sur la distinction genrée aggrave la polarisation des sexes. Par exemple, « les leaders politiques doivent être exemplaires » évoque une qualité universelle. Mais en ajoutant « hommes et femmes », la phrase suggère une différence entre les sexes, risquant d’induire une perception d’exceptionnalité. Même Judith Butler, théoricienne des études de genre, reconnaît que corriger la binarité peut paradoxalement la renforcer.
Ainsi, en cherchant à rendre visibles certaines identités, l’écriture inclusive détourne l’attention de ce qui devrait primer : le rôle ou l’action. Dire « les médecins ont sauvé des vies » valorise les compétences de tous les praticiens. En revanche, « les médecins et les médecins femmes » réduit les femmes à leur genre, éclipsant leur contribution professionnelle. Comme le souligne le linguiste Claude Hagège, cette hyper-visibilité détourne l’attention du message essentiel et complique inutilement le discours.
Enfin, ce langage, censé promouvoir l’égalité, divise plus qu’il ne rassemble. En amplifiant les distinctions, il fragilise l’unité sociale et fracture la pensée collective. Loin de simplifier, il complique ; loin d’intégrer, il exclut. Ces fractures linguistiques reflètent une dérive plus large : une obsession des différences au détriment de l’universalité.
Les néo-pronoms et le paradoxe du non-être
Au cœur de cette transformation linguistique se trouve l’introduction de néo-pronoms comme iel ou ellui. Selon Benveniste, le pronom est fondamentalement un outil de l’énonciation, une manière pour un sujet de se positionner dans le discours : je affirme un être parlant/locuteur, tu désignes un interlocuteur, et il/elle représente un référent absent ou le « non-être » extérieur à l’énonciation : elle désigne un référent absent ou extérieur au discours immédiat. La troisième personne est, dans ce cadre, le “non-être” parce qu’elle n’est ni investie par le locuteur ni par l’interlocuteur.
Introduire des pronoms neutres cherche à transformer ce « non-être » en une revendication identitaire. Pourtant, cette tentative crée une tension : comment un pronom historiquement conçu pour désigner l’absence peut-il affirmer une identité singulière ? En modifiant la structure de la langue, les néo-pronoms brouillent les accords grammaticaux « iel est fatigué·e » et complique la communication. Claude Hagège avertit que « la langue perd sa capacité à traduire le réel lorsqu’elle s’éloigne de ses fonctions naturelles » (L’Homme de paroles).
En comblant un vide pronominal, les néo-pronoms investissent la troisième personne d’un rôle inédit : représenter une identité singulière non-binaire. Cela soulève une contradiction fondamentale. Si la troisième personne est historiquement le lieu de l’absence, l’utiliser pour affirmer une existence explicite semble paradoxal. Les néo-pronoms, conçus pour une représentation identitaire, transforment un outil de désignation neutre en porteur d’un message. Cette subversion peut être perçue comme une force par les partisans de leurs pronoms individuels, mais comme un flou problématique par ses critiques.
En désignant un référent qui ne correspond ni à il ni à elle, les néo-pronoms introduisent un flou référentiel intentionnel. Ce flou, bien qu’enrichissant pour certains, va à l’encontre de la fonction traditionnelle de la troisième personne : désigner avec clarté. Les théories pragmatiques montrent que ce flou impose une reconfiguration cognitive pour l’interlocuteur, complexifiant l’interprétation.
De plus, utiliser des néo-pronoms relève d’un acte performatif au sens d’Austin : nommer une personne par un pronom non-binaire ne se limite pas à un choix linguistique, mais crée une réalité sociale. Cet acte revendique une identité tout en modifiant la perception du locuteur et de l’interlocuteur. Toutefois, cette performativité entre en conflit avec la fonction implicite des pronoms, historiquement conçus pour des relations syntaxiques et référentielles, et non comme porteurs de revendications identitaires explicites.
Détourner le langage pour ne plus nommer le réel
Le langage a toujours été bien plus qu’un simple outil de communication : il est un miroir des structures sociales, une manière de nommer le monde pour mieux le comprendre et l’habiter. Pourtant, sous couvert du progressisme, nous assistons indirectement aujourd’hui à un détournement de cette fonction essentielle. Les mots, porteurs de sens et de distinctions précieuses, sont progressivement aplatis dans une tentative de créer une nouvelle forme d’égalité, bien qu’artificielle. Ce nivellement par le bas de la langue, loin de promouvoir la justice, affaiblit notre pensée et appauvrit nos relations humaines.
Prenons l’exemple de la parentalité, les termes mère et père, porteurs d’une longue histoire symbolique et affective, sont parfois remplacés par des expressions plus génériques comme parent 1 et parent 2, ou encore parent gestant. Ces changements, adoptés par exemple dans certains formulaires administratifs en France pour reconnaître les réalités des familles homoparentales et recomposées, visent à inclure sans distinction. Si l’intention est louable, le résultat peut avoir un effet inverse : réduire la parentalité à des fonctions anonymes. Dire mère ou père n’a jamais empêché de reconnaître d’autres configurations familiales. Ces termes évoquent non seulement un rôle biologique, mais aussi un lien unique qui ne peut être pleinement capturé par des désignations neutres. En cherchant à tout aplanir, on risque d’effacer la richesse et la diversité des expériences familiales, là où une approche plus équilibrée permettrait d’allier inclusion et respect des spécificités.
La même logique se manifeste dans les relations hiérarchiques. Des termes comme directeur ou chef, qui indiquaient des rôles clairs et des responsabilités précises, sont souvent remplacés par des expressions plus neutres comme responsable ou coordinateur.
Dans le cas des employés, on parlera de formulations neutres comme contributeur ou collaborateur, ce qui reflète cette volonté d’égaliser les rapports humains en gommant l’autorité.
Chez certaines entreprises prônant la collaboration horizontale, comme Google ou certaines start-ups, ces changements cherchent à éviter la connotation autoritaire de l’ancien vocabulaire. Pourtant, en basant sur les travaux de Roman Jakobson, dans Closing Statement Linguistic and poetic, on peut comprendre que le langage doit rendre les relations lisibles, pour qu’elles soient comprises et assumées. Masquer la hiérarchie dans le langage ne supprime pas les rapports de pouvoir, mais les rend opaques. Une hiérarchie visible, lorsqu’elle est juste, n’est pas un obstacle : elle est un repère. Ce flou linguistique, en prétendant égaliser, ne fait qu’affaiblir les structures organisationnelles et la clarté des rôles.
Dans le monde professionnel, l’effacement des distinctions est particulièrement frappant. Des métiers riches de sens et d’identité se voient réduits à des désignations génériques, déconnectées de leur savoir-faire unique. La menuisière devient une technicienne bois, le boulanger un opérateur de production alimentaire, la couturière une technicienne textile, et le plombier un intervenant en maintenance des infrastructures. Ces termes, censés moderniser ou professionnaliser les appellations, privent les métiers de leur dimension artisanale et humaine. Pour reprendre Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale abordé ultérieurement, le sens des mots naît des distinctions qu’ils établissent. En nivelant ces distinctions, nous ne rendons pas justice à l’expertise ni à l’héritage culturel qu’incarnent ces professions. Un boulanger, par exemple, n’est pas simplement un rouage dans une chaîne de production : il perpétue un savoir-faire et nourrit une tradition profondément ancrée dans nos quotidiens. Réduire ces métiers à des fonctions abstraites, c’est invisibiliser leur contribution et affaiblir la reconnaissance de leur rôle dans la société.
Ces transformations linguistiques, bien qu’animées par des intentions progressistes, révèlent une méfiance sous-jacente envers les distinctions. Pourtant, nommer une mère, un directeur ou une infirmière n’a jamais été synonyme d’exclusion, mais d’une reconnaissance de rôles précis et complémentaires. En cherchant à neutraliser le langage pour éviter toute différence, on affaiblit sa fonction première : clarifier, structurer et unir. Une langue claire n’est pas un outil de division, mais un instrument de compréhension et de cohésion.
Plutôt que de niveler vers le bas, une approche véritablement progressiste de la novlangue devrait chercher à préserver la richesse des mots tout en reconnaissant la diversité des expériences qu’ils englobent. Ce n’est pas en effaçant les distinctions que l’on atteint l’égalité, mais en leur donnant leur juste place, dans un esprit d’équilibre et de respect mutuel.
La réécriture des classiques : effacer ou contextualiser ?
Un des symptômes les plus révélateurs de la novlangue progressiste est la tendance récente à réécrire les œuvres classiques pour les adapter aux sensibilités contemporaines. Louis-Ferdinand Céline, par exemple, a vu certains de ses textes modifiés ou censurés dans de nouvelles éditions sous prétexte de ses positions controversées. Ce n’est pas un cas isolé : les contes des frères Grimm ont été adoucis pour masquer leur brutalité originelle, Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain ont vu disparaître des termes jugés offensants, et même des romans de Jules Verne ou des albums de Tintin, comme Tintin au Congo, sont systématiquement révisés ou accompagnés d’avertissements édulcorants.
Mais cette pratique pose une question fondamentale : peut-on réécrire l’histoire littéraire pour la rendre conforme à des valeurs actuelles ? Jacques Derrida disait que « toute écriture est un témoignage d’une époque ». Modifier ces textes, c’est altérer ce témoignage, effacer les traces du contexte historique et social qui les a produits. Chaque mot, chaque image, chaque silence dans ces œuvres sont des fragments de leur époque. Imposer une grille de lecture contemporaine, c’est les appauvrir, les réduire à un conformisme culturel qui ne sert qu’à rendre le passé plus confortable pour le présent.
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« Qui contrôle le passé contrôle l’avenir », clame un slogan du Parti, « et qui contrôle le présent contrôle le passé. »
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La solution n’est pas de réécrire, mais d’éduquer. Plutôt que de censurer ou de corriger, il est essentiel d’accompagner ces textes par des préfaces critiques, des notes explicatives ou des annexes. Ces outils permettent de contextualiser les représentations et de rappeler que ces œuvres reflètent les préjugés, les tensions et les contradictions de leur temps. Exposer ces aspérités ne les rend pas moins dérangeantes, mais invite les lecteurs à réfléchir, à confronter le passé au lieu de le nier.
Ainsi, en préservant l’intégrité des classiques, on protège la mémoire culturelle et on refuse de plier le langage et la pensée à une norme homogénéisée. La réécriture, sous couvert d’inclusion, n’est qu’une extension de la novlangue : elle efface, elle uniformise, elle prive les lecteurs de l’opportunité de s’engager avec le réel. Le passé, même dans sa rugosité, est un outil de pensée critique. À vouloir le lisser, on s’interdit de le comprendre pleinement.
Les universités : complices silencieuses ?
Ce qui est peut-être le plus troublant, c’est la manière dont ces pratiques linguistiques sont imposées, souvent sans débat ni consensus, dans les institutions académiques. Les universités, censées être les bastions de la rigueur intellectuelle et de la pensée critique, se plient trop souvent à ces injonctions linguistiques. Par peur d’être accusées de discrimination, elles imposent la novlangue progressiste dans leurs cours, leurs évaluations, et même leurs communications officielles, sans jamais interroger son bien-fondé. Dans plusieurs facultés de Français, « des enseignant·e·s » sont « contraint·e·s » d’utiliser le point médian dans leurs communications officielles. Ceux qui s’y opposent risquent des accusations d’intolérance. Ainsi, cette complaisance n’est pas un progrès, c’est une soumission qui trahit leur mission fondamentale : enseigner à penser de manière critique et à analyser.
Noam Chomsky, dans ses travaux sur la grammaire générative, souligne que le langage repose sur des structures universelles. En surchargeant ces structures avec des règles artificielles, on compromet l’apprentissage, particulièrement pour les étudiants étrangers ou ceux en difficulté. Perturber ces structures par des règles artificielles compromet l’apprentissage des étudiants et détourne les institutions de leur mission première. Les universités sacrifient ainsi la rigueur intellectuelle sur l’autel de la tolérance idéologique, abandonnant leur rôle de garantes de la réflexion critique.
Défendre la langue, préserver la pensée
Ces innovations divisent les locuteurs en deux camps : ceux qui maîtrisent les nouvelles règles et ceux qui peinent à les suivre. Cette fracture, loin de favoriser l’inclusion, marginalise encore davantage les populations déjà vulnérables.
Rappelons aussi que dans le cas de la langue française, cette dernière a toujours évolué de manière organique, en réponse aux besoins réels des locuteurs. Des mots comme « ordinateur » ou « courriel » se sont imposés naturellement, sans intervention idéologique. La novlangue progressiste, en revanche, est une tentative forcée de remodeler la langue. C’est une construction idéologique qui cible les fondements mêmes de notre capacité à penser et à communiquer. Elle efface des termes biologiques fondamentaux ainsi que des réalités historiques, surcharge la langue de marques inclusives inutiles, et détruit la clarté nécessaire à toute communication. Pire encore, elle conditionne les esprits à accepter des extravagances comme des vérités, à nier le réel et à fragmenter la pensée collective.
George Orwell avait raison : une langue contrôlée, c’est une pensée asservie. Préserver notre capacité à penser librement passe par le respect de notre langue. La langue française, forte de son histoire, de ses subtilités et de sa précision, ne devrait pas être réduite à un outil idéologique. Elle doit demeurer un moyen de réflexion, de transmission et d’expression de la vérité.
Dario Joan-Anton Domenech
Sources :
Livre :
HAGÈGE, Claude, Le français, histoire d’un combat, Paris, Éditions Odile Jacob, 2006.
ORWELL, George, 1984, traduit de l’anglais par Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972 (1ʳᵉ éd. originale : Nineteen Eighty-Four, Secker & Warburg, 1949).
Internet :
Benveniste Emile – Problème de linguistique générale 1,
Butler Judith – Gender Trouble : Feminism and the Subversion of identity (1990)
Chomsky Noam – Grammaire Générative
Adaptations des œuvres classiques
Jacques Derrida -De La Grammatologie
Hagège Claude – L’homme de parole
Langshaw Austin – How to Do things with Words
Heinich Nathalie – Ce qui n’est pas l’identité
Roman Jakobson – Closing Statement: Linguistics and poetics
Ferdinand de Saussure – Cours de Linguistique Générale