Neutralité helvétique : entre héritage et adaptation

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La neutralité helvétique, un pilier de notre identité nationale, est souvent un sujet de tensions et de questionnements, particulièrement en temps de crise en Europe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce débat a ressurgi à la suite de la nouvelle initiative de l’UDC intitulée « Sauvegarder la neutralité suisse », qui propose de l’inscrire dans notre Constitution fédérale. Cette réflexion met en lumière un enjeu fondamental : la Suisse doit-elle conserver à tout prix sa neutralité ou faut-il l’adapter à un contexte international interconnecté ?

INITIATIVE DE 2024

Au début de l’année, environ 130’000 signatures ont été déposées à la Chancellerie fédérale à propos de l’initiative populaire « Sauvegarder la neutralité suisse ». Mais en quoi consiste-t-elle réellement ?

L’UDC, le parti initiant, a pour but de renforcer et d’ancrer la neutralité dans la Constitution fédérale. Selon le texte, la Suisse ne doit rejoindre aucune alliance militaire ou de défense, sauf en cas d’attaque militaire directe. Berne doit également s’abstenir de participer aux conflits militaires et d’imposer des sanctions contre un belligérant, outre celles qui seront décidées par l’ONU. L’initiative met aussi l’accent sur le renforcement des bons offices dont le but est d’offrir davantage de services humanitaires et de médiation internationale grâce au statut neutre.

En résumé, le parti de droite ne souhaite plus une neutralité au « cas par cas » et veulent donc restreindre la marge de manœuvre du gouvernement en inscrivant un concept rigide de neutralité dans la Constitution fédérale.

Postérieurement à la validation des signatures par la Chancellerie fédérale, le texte est transmis au Conseil fédéral qui rédige un rapport avec une recommandation. Ce dernier propose au Parlement de rejeter l’initiative et considère que la neutralité définie et pratiquée depuis 1993 reste pleinement pertinente et adaptée aux circonstances actuelles. Il estime que cela nuirait à la sauvegarde des intérêts du pays. Il est maintenant de la compétence du Parlement de débattre sur le sujet et de proposer un projet de loi qui sera votée à la double majorité par le peuple suisse.

Cette votation sera un moment décisif pour l’avenir de la neutralité suisse, qui a déjà connu de nombreuses évolutions au fil des siècles.

L'initiative sur la neutralité - Neutralitätsinitiative

RETOUR HISTORIQUE SUR LA NEUTRALITÉ HELVÉTIQUE

Congrès de Vienne de 1815

Jusqu’au XIXe siècle, la neutralité suisse est principalement pragmatique. À l’exception de quelques guerres comme la bataille de Marignan (1515) ou la guerre contre les Habsbourg (1618-1648), les cantons suisses essaient des rester en dehors de conflits européens, principalement pour préserver leur indépendance face aux grandes puissances environnantes. Toutefois, la situation helvétique se clarifie avec le Congrès de Vienne.

« Les Puissances signataires de la déclaration de Vienne du 20 mars [1815] font, par le présent acte, une reconnaissance formelle et authentique de la neutralité perpétuelle de la Suisse, et elles lui garantissent l’intégrité et l’inviolabilité de son territoire dans ses nouvelles limites, telles qu’elles sont fixées, tant par l’acte du Congrès de Vienne que par le traité de Paris de ce jour… »

Par ce court extrait provenant du Traité de Paris de 1815, nous sommes témoins de l’origine de la neutralité helvétique. Les grandes puissances européennes reconnaissent la Suisse comme un pays perpétuellement neutre et garantissent l’intégrité et l’inviolabilité de son territoire. Attirées par ce nouveau statut, de nombreuses organisations internationales s’y installent telles que le Bureau de l’Union postale universelle ou la Croix-Rouge.

Les 2 guerres mondiales

Malheureusement, la paix en Europe n’est que de courte durée et en 1914 éclate la Première Guerre mondiale. La Confédération, enclavée par les deux opposants, reste neutre tout en favorisant le commerce et en offrant refuge à divers opposants au conflit. La neutralité helvétique prend un nouveau tournant, elle n’est plus seulement un mythe national, mais désormais elle est considérée comme une valeur fondamentale de la politique suisse. Au lendemain de la guerre, la Suisse œuvre pour la diplomatie et l’aide humanitaire, notamment en accueillant la Société des Nations à Genève.

Quelques années plus tard, en 1939, l’Europe fait face à une nouvelle Guerre mondiale. Le Conseil fédéral réaffirme de nouveau son statut neutre, cependant l’intégrité de ce dernier se voit fortement remise en question par des soupçons de collaboration avec les Nazis. Tout d’abord, la Confédération maintient des relations commerciales avec les deux camps. Toutefois, des critiques apparaissent rapidement en raison d’une favorisation envers l’Allemagne nazie. Par exemple, 84% des armes et des munitions sont exportées en Allemagne contre 8% pour les pays Alliés.

De plus, la Suisse va fournir plus de 1,2 milliard de francs, seule monnaie stable durant la guerre, en échange de l’or nazi. Conformément aux dispositions de la Ve Convention de La Haye, un État neutre a le droit d’effectuer des transactions économiques avec les belligérants, même pour des armes et munitions, mais il doit les traiter de manière égale. Or, ses obligations n’ont pas été strictement respectées et cela a suscité de nombreuses critiques et menaces de la part des Alliés.

Les critiques se sont aussi étendues à la politique suisse en matière de réfugiés. Bien que de nombreux Juifs se sont réfugiés en Suisse, d’autres ont été refoulés aux frontières et interdit d’entrer sur le territoire à la suite d’une politique d’immigration très stricte, probablement sous la pression du Troisième Reich. Une grande partie des fonds juifs déposés dans les banques suisses a été gardée et bloquée, rendant compliquée la restitution de l’argent à leurs descendants. On estime que plus de 270 millions de dollars ont été retenus par les banques du pays.

Carte postale caricaturant les difficultés du maintien de la neutralité suisse, vers 1915 (Bibliothèque de Genève)

« La Suisse, île de paix, et ses activités de bienfaisance ». Carte postale datant de la Première Guerre mondiale

L’après-guerre

Alors que la plupart des pays européens ont été détruits par la guerre et les révolutions, la Suisse se retrouve en 1945 intacte et plus prospère que ses pays voisins. La neutralité l’a épargné.

Durant les années qui ont suivi la guerre, la Suisse reste à l’écart de nombreuses organisations qui se forment autour d’elle telles que l’Union européenne ou l’OTAN, créée en 1949. Son statut neutre ne lui permet pas de rejoindre un bloc durant la Guerre froide. Cela ne l’empêche toutefois pas de coopérer avec les institutions économiques européennes et de participer à la formation d’une zone européenne de libre-échange. Parallèlement, la Suisse profite de sa position unique sur la scène internationale afin d’intensifier son engagement humanitaire et son rôle de médiateur, en accueillant de nombreuses négociations diplomatiques à Genève. C’est ainsi qu’elle adopte désormais une neutralité active, favorisant le dialogue et la coopération tout en restant en dehors des alliances militaires.

Pourtant, la Suisse ne rejoint l’ONU qu’en 2002. Cette adhésion tardive s’explique par la crainte que l’adhésion à l’organisation internationale nuise à son statut de pays neutre. En effet, le pays a longtemps estimé qu’adhérer à l’ONU serait contraire au principe de neutralité tant qu’une reconnaissance de son statut particulier ne soit pas explicitée.

L’histoire a enseigné à la Suisse, à non seulement rester à l’écart des conflits étrangers, mais aussi à jouer un rôle particulier sur la scène internationale, en incarnant une présence engagée et solidaire. Elle montre également que la politique de neutralité, tout en étant un principe fondamental, offre une certaine marge de manœuvre à la Confédération, lui permettant de s’adapter de manière appropriée aux diverses situations en Europe : à chaque nouvelle crise, une nouvelle réponse. Mais qu’en est-il aujourd’hui face aux conflits récents, comme ceux en Ukraine ou à Gaza ?

NEUTRALITÉ AU XXIe SIÈCLES : PRINCIPE IMMUABLE OU NÉCESSITÉ DE CHANGEMENTS ?

Le 24 février 2022, la guerre est de retour en Europe suite à l’offensive des Russes sur le territoire ukrainien. Face à cette violation du droit international, le monde occidental réagit promptement et sanctionne la Russie. Peu de temps après, la pression internationale se fait ressentir sur la Suisse afin qu’elle réagisse au conflit. Cette dernière décide, après quelques jours d’hésitation, à condamner l’invasion et à reprendre intégralement les sanctions économiques de l’Union européenne contre la Russie.

Les implications de la Suisse sont, par certains, vivement critiquées et sont considérées comme une atteinte à sa traditionnelle neutralité, tandis que d’autres saluent une prise de position morale face à une violation flagrante des droits de l’Homme.

La neutralité helvétique devient une « victime collatérale » du conflit ukrainien, elle est grandement mise à l’épreuve et fragilisée. C’est dans ce contexte de crises géopolitiques de plus en plus complexes, que la neutralité suisse – longtemps considérée comme un modèle de stabilité – se retrouve remise en question. La Suisse peut-elle continuer à jouer le rôle de médiateur impartial tout en restant fidèle à ses principes historiques, ou doit-elle redéfinir sa neutralité pour répondre aux enjeux actuels ? En vue du vote pour l’initiative « Sauvegarder la neutralité suisse », il est temps pour chaque citoyen suisse de réfléchir à la signification d’être neutre dans un monde international complexe, interconnecté et en constance évolution. Cette réflexion, en plus d’avoir des implications diplomatiques, devient une question de choix moral et politique.

TEXTE DE L’INITATIVE

Pour les plus motivés, voici le texte de l’initiative qui a été transmis au Parlement fédéral :

Art. 54a Neutralité suisse

1) La Suisse est neutre. Sa neutralité est perpétuelle et armée.

2) La Suisse n’adhère à aucune alliance militaire ou défensive. Est réservée la coopération avec une telle alliance en cas d’attaque militaire directe contre la Suisse ou en cas d’actes préparatoires à une telle attaque.

3) La Suisse ne participe pas aux conflits militaires entre États tiers et elle ne prend pas non plus de mesures coercitives non militaires contre un État belligérant. Sont réservées ses obligations envers l’Organisation des Nations unies (ONU) et les mesures visant à éviter le contournement des mesures coercitives non militaires prises par d’autres États.

4) La Suisse fait usage de sa neutralité perpétuelle pour prévenir et résoudre les conflits, et elle met à disposition ses services en qualité de médiatrice.

Noémie Caballero

 

Sources :

Texte de l’initative

Origines de la « neutralité helvétique »:

Cairn: La Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale

RTS initative « Sauvegarder la neutralité suisse »

RTS 130’000 signature sur l’iniative

Admin.ch, message du CF

Unige : la suisse et l’Europe après 1945

Neutralité de la Suisse selon une brochure du Parlement

Initiative sur la neutralité chancellerie fédérale

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