Le 21 septembre dernier, nous avons eu le privilège de pouvoir assister à un événement exceptionnel organisé par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe qui réunissait deux pointures des paysages politiques suisse et français. Madame la Présidente Micheline Calmy-Rey et Monsieur le Président François Hollande ont ensemble discuté d’une neutralité active au niveau européen, sujet principal du livre « Pour une neutralité active : De la Suisse à l’Europe », dernier ouvrage de l’ancienne Ministre des affaires étrangères, dont la préface est signée de la main de François Hollande.
La présence de nombreux invités de marque parmi le public, ainsi que les discours successifs de Messieurs Frédéric Herman, Recteur de l’Université de Lausanne, Jacques de Watteville, Vice-président de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe et ancien Secrétaire d’État de la Confédération, et Jean-Philippe Leresche, Président du Comité d’édition de la collection Savoir suisse et Professeur à l’Université de Lausanne, ont souligné le caractère exceptionnel de cette rencontre autour de la neutralité.
La neutralité active, qu’est-ce que c’est ?
Dans un monde de plus en plus complexe économiquement, politiquement et socialement, la neutralité fait débat. Le concept de neutralité est ambigu et les règles de droit international public qui le régissent sont peu nombreuses. En 2005, comme l’écrit Micheline Calmy-Rey, le DFAE (Département Fédéral des Affaires Étrangères) a défini la neutralité tel que « le principe de politique étrangère selon lequel un État s’engage à ne pas participer militairement à un conflit interétatique déterminé (neutralité temporaire) ou à l’ensemble des conflits à venir (neutralité permanente) en contrepartie du respect de son intégrité territoriale par les belligérants. » Cette définition s’applique principalement lors de conflits armés entre différents États. Et comme l’a déclaré l’ancienne Présidente, « en temps de paix, un État neutre a le droit de se positionner sur différents sujets au niveau mondial ».
Au fil des époques, le droit de la neutralité a évolué et chacun·e en a développé son interprétation. Au-delà des frontières helvétiques, la neutralité, si chère à la Suisse, est souvent perçue comme un signe de passivité et de lâcheté. Cependant, aujourd’hui, nous ne parlons plus de neutralité, mais plutôt d’une neutralité active et multifactorielle, c’est-à-dire qu’elle s’engage à faire face aux grands défis du monde tels que le terrorisme, les changements climatiques, les migrations ou même les crises sanitaires. Alors, l’Europe ne pourrait-elle pas adopter les principes de la neutralité active ?
Avec son regard français sur le monde, François Hollande doute de cette possibilité. Il considère que, dans un monde idéal post-guerre froide où les règles du droit international prévaudraient, où de véritables démocraties s’installeraient durablement et où il y aurait une convergence entre les systèmes économiques, alors une neutralité active au niveau européen pourrait bien être envisagée. Cependant, avec l’émergence des nouvelles puissances, telles que la Chine, qui poursuivent leurs propres intérêts, avec le terrorisme islamiste qui se fait de plus en plus présent et menaçant, et avec toutes les autres menaces, l’Europe peut-elle vraiment rester neutre ? Tout en sachant que les États-Unis ne veulent plus assurer le rôle de gendarmes du monde, l’Europe ne doit-elle pas rester fidèle à ses alliances tout en organisant une Europe de la défense qui puisse faire prévaloir certains de ses moyens pour intervenir directement ou indirectement dans des conflits lorsque ses intérêts majeurs sont menacés ? Ces questions avancées par l’ancien Président français confrontent les propos énoncés par Micheline Calmy-Rey et remettent en question la place de l’Europe dans l’équilibre mondial.
Une Europe fragilisée
Lors de ce dialogue entre deux chef·fe·s d’État libéré·e·s en partie de leur devoir de réserve, le tabou de la fragilité de l’Union européenne est tombé. L’objectif de cette rencontre étant d’envisager une solution à un problème, encore fallait-il oser nommer ledit problème. Comme l’a suggéré Micheline Calmy-Rey, « il faut se pencher au chevet du multilatéralisme ». Il existe donc bien deux problèmes pour l’UE : sa fragilité interne qui l’empêche de s’imposer comme un acteur majeur, et l’état de santé délicat du multilatéralisme qui tend à renforcer la marginalisation de l’Europe sur la scène internationale.
Sur le plan des divisions internes de l’Union européenne, le même constat demeure depuis quelques années déjà. Certains États-membres, bien qu’ils aient, à un moment de leur histoire, été en accord avec les valeurs de l’UE et son fameux acquis communautaire, ont depuis changé de cap. La montée des populismes et le développement des démocraties dites illibérales a divisé l’Union. Certains États, parmi lesquels François Hollande ne se prive pas de mentionner la Pologne ou la Hongrie, ont aujourd’hui des intérêts divergents. L’ancien Président français estime d’ailleurs que ces États ne sont pas prêts à avoir une politique de défense commune aux États-membres de l’Union et qu’une telle politique pourrait être développée, en un premier temps du moins, entre un nombre limité d’États-membres. S’il est impossible de créer du consensus autour d’une politique de défense forte, l’idée de neutralité active peut alors devenir une solution envisageable.
Le second diagnostic de la soirée a été celui de l’érosion du multilatéralisme. Par sa formule, « au chevet du multilatéralisme », Micheline Calmy-Rey rappelle la métaphore d’Emmanuel Macron en 2019, qui qualifiait alors l’OTAN d’organisation « en état de mort cérébrale ». Si la formule a pour but d’éveiller les consciences, elle pose également les fondations pour l’écriture du livre au cœur du débat. Le monde occidental souhaite construire un futur système multilatéral qui intégrerait les grands acteurs émergents et permettrait ainsi de maintenir un dialogue entre les parties. Or, si l’on peut encore espérer que des régimes autoritaires se plieront aux règles de ce monde multilatéral, le siège de l’Europe dans cet espace de négociations n’est certainement pas garanti. En apparaissant davantage comme l’allié des États-Unis – dont l’Europe dépend pour sa sécurité – que comme un acteur majeur et autonome, l’UE peine à s’imposer sur la scène internationale. Dans ce contexte, la neutralité active serait une toute nouvelle position à faire valoir dans les échanges tendus qui semblent se profiler. Un bon point de plus en faveur des propos de Micheline Calmy-Rey.
Et en Suisse ?
Oser prodiguer des conseils à ses homologues européens peut sembler ironique de la part de la Suisse, dont les relations avec l’Europe sont particulièrement tendues depuis quelques mois. L’abandon unilatéral des négociations autour de l’accord-cadre, suivi de près par la décision d’acheter des avions de combat américains, a envoyé un signal négatif à l’UE, ce que François Hollande n’a pas manqué de souligner à plusieurs reprises, tantôt sur le ton de la plaisanterie, tantôt comme un avertissement. « L’Europe ne vous attendra pas », a-t-il répété, incitant fortement les autorités fédérales à reprendre les négociations au plus vite.
Si l’Europe n’a pas besoin de la Suisse, l’inverse ne semble pas vrai. Située au cœur du continent européen, la Suisse affiche une dépendance économique à l’Europe non-négligeable. En termes de commerce extérieur, 47,6 % des exportations partent à destination de pays européens et 56,3 % des importations de la Suisse proviennent de l’Europe, selon les chiffres de l’Administration Fédérale des Douanes. De plus, le marché du travail suisse est actuellement plutôt dynamique et compétitif mais les projections démographiques font le constat d’une population suisse vieillissante et donc d’un besoin croissant de travailleurs·euses actifs·ves pour les années à venir. L’économie suisse aura besoin de cette main-d’œuvre qui viendra probablement de pays européens.
Au-delà de la dépendance économique à l’Europe, la Suisse compte également sur l’Union voisine pour sa défense militaire. Ne pouvant être membre de l’OTAN du fait de sa neutralité, la Confédération compte sur ses bonnes relations avec les membres de l’organisation transatlantique. Le parapluie nucléaire qui couvre le continent protège également la Suisse, cette dernière étant le passager clandestin de la défense européenne, bien qu’elle possède tout de même son armée, alimentée par le service militaire obligatoire.
Finalement, le dialogue entre les deux ancien·ne·s chef·fe·s d’État ne s’est pas concentré uniquement sur la question de la neutralité. Les enjeux de la défense européenne, du positionnement de l’Europe dans le multilatéralisme mondial et de la place de la Suisse vis-à-vis de cette grande Union ont été les thématiques principales sur lesquelles les invité·e·s ont apporté leur éclairage et, parfois, leur mise en garde. Si l’avenir de la défense européenne et du multilatéralisme ne semble pas tracé d’avance, la question helvétique a reçu une réponse plus claire. Micheline Calmy-Rey a exposé le problème actuel et les deux seules voies que le Conseil fédéral pourrait emprunter. La première option, dont François Hollande était naturellement partisan, consiste à reprendre les négociations autour de l’accord-cadre au plus vite. Mais cela nécessiterait un travail conséquent de création du consensus au sein de la population. L’autre option, en revanche, serait de continuer sur la ligne actuelle qui tend à se distancer de l’Union européenne pour se tourner vers le reste du monde, notamment les États-Unis pour l’achat d’avions de combat. Une question demeure toutefois en suspens car sa réponse se cache sous la coupole du Palais fédéral : le Conseil fédéral croît-il encore en l’Union européenne ou envisage-t-il un monde d’après multilatéral qui n’inclurait pas l’Europe ?
Un petit mot pour les étudiant·e·s ?
Pour conclure cette analyse d’un événement majeur ayant eu lieu sur le campus de l’Université de Lausanne, nous proposons de laisser la parole aux invité·e·s de ce débat. Ayant eu la chance, sur invitation de notre partenaire, la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, d’assister à la conférence de presse accordée par Micheline Calmy-Rey et François Hollande en préambule du débat, nous avons souhaité leur demander de s’adresser aux étudiant·e·s.
Ce jour marquant la rentrée universitaire, nous leur avons demandé quel message il et elle souhaitaient transmettre aux étudiant·e·s de retour sur le campus après une année particulièrement difficile en raison de la crise sanitaire. Nous faisons le vœu que leurs réponses sauront être une source de motivation, dans un monde souvent défini comme proche de l’agonie.
M. Calmy-Rey : « Je vous souhaite beaucoup de plaisir dans vos études. J’espère que le pass sanitaire vous permettra de continuer à faire vos études en présentiel. »
F. Hollande : « Le monde est vulnérable, il est dangereux. Il faut s’engager. En tant qu’étudiant, il faut faire preuve de citoyenneté. Il faut se passionner pour les grandes causes, rattraper le temps perdu et être solidaire. Profitez-en pour souder des liens qui vont durer et pour vous intéresser aux grandes causes ! »
Nous tenons à remercier de tout cœur la Fondation Jean Monnet pour l’Europe qui nous a permis d’adresser des questions d’étudiant·e·s à des personnalités de premier plan, ainsi que pour l’organisation de ce dialogue d’envergure, en partenariat avec la collection Savoir Suisse, et avec le soutien de l’Université de Lausanne, l’ASSOPOL Alumni et le Réseau Alumni SSP.
Si vous êtes intéressé·e·s par le sujet, vous pouvez voir ou revoir le dialogue ici.
Micheline Calmy-Rey, Pour une neutralité active : De la Suisse à l’Europe
Photos : Fondation Jean Monnet pour l’Europe
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