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La mémoire des anciens : portraits succincts de personnalités helvétiques

La Suisse est un petit pays entouré de géants. À cet égard, elle peut avoir tendance à se retrouver éclipsée par ses illustres voisins. Malheureusement, sur le plan intellectuel et historique, cette situation a tendance à faire croire que la Suisse ne renferme aucune richesse. Comme si son histoire était dénuée de tout intérêt et qu’elle n’avait mis au monde aucun personnage qui mériterait que l’on s’en souvienne.

Il est vrai qu’elle arrive tout de même à se démarquer sur le plan politique du fait de son organisation peu commune ; c’est l’un des rares pays se rapprochant le plus de ce que l’on pourrait appeler une démocratie directe. N’oublions pas que ceci est inscrit dans l’ADN de la Suisse : le Pacte fédéral de 1291 entre les cantons d’Uri, Unterwald et Schwytz. Il s’agit d’une alliance de petits peuples libres s’alliant militairement pour faire face aux menaçants empires voisins, tout en conservant chacun sa souveraineté l’un vis-à-vis de l’autre.

Une autre manifestation encore visible aujourd’hui de cette origine de la Suisse se manifeste justement par son armée. Effectivement, l’armée est centralisée et toute recrue romande, alémanique ou suisse-italienne se retrouve à la même enseigne. C’est la seule institution qui permet une telle collaboration entre les individus, peu importe leur langue et canton d’origine. L’armée constitue historiquement le ciment de la nation helvétique.

La Suisse, donc, se démarque par son mode de fonctionnement ; de cela tout le monde en conviendra. Cependant, le but de ce modeste article sera de rappeler que ce pays a également connu de grands personnages dans le champ du savoir ou dans les arts. Vous y trouverez dix noms, certains célèbres et d’autre beaucoup moins.

Cette courte liste n’est évidemment pas exhaustive et ne se base que sur mes trop imparfaites connaissances accumulées au fil de mes pérégrinations intellectuelles. Celles-ci me permirent de comprendre que le génie est rare mais, quand il existe, il trouve toujours un moyen de s’exprimer malgré des circonstances pouvant parfois paraître défavorables.

Les personnalités présentées sont classées de manière chronologique et croissante, selon l’année de naissance.

Urs Graf, un artiste sur les champs de bataille

Urs Graf (1485-1528) est né à Soleure. Il apprend et pratique le métier d’orfèvre, mais il s’illustre rapidement dans le domaine artistique du dessin, et notamment la gravure. Il perfectionnera son art jusqu’à mettre au point des techniques de gravure novatrices en son temps. Il fut également mercenaire et il participa à plusieurs batailles durant sa vie, que ce soit en France ou en Italie. Les mercenaires lansquenets suisses s’inscrivaient dans la tradition militaire helvétique et étaient reconnus pour leur bravoure et leur habileté au combat. De par son double profil de travailleur artisan dans la vie civile mais aussi de soldat, Urs Graf illustre bien ce que fut l’homme helvétique de son temps. De plus, par son art, il nous a laissé des œuvres nous permettant aujourd’hui encore de contempler un bout de ce que fut le dur quotidien d’un lansquenet.

Paracelse, médecin et mystique solitaire

Paracelse (1493-1541) est né à Einsiedeln, dans le canton de Schwytz. Il consacrera sa vie à l’étude et la pratique de la médecine. Une vie durant laquelle il voyage beaucoup tel un vagabond. Il se fie à l’expérience du bon peuple : il observe et se nourrit des connaissances du paysan, du forestier ou encore du rebouteux et il écoute les histoires que lui racontent les vieilles dames. Paracelse nous dit que les nombreuses questions que se pose le cœur humain ne peuvent trouver de réponse que dans la nature. Les mêmes lois divines qui ordonnent le cours des étoiles et qui font pousser les plantes régissent également les hommes et celui qui en dévie, périt. Paracelse fut un sage dont les pensées peuvent toujours irriguer nos esprits. Au-delà du Paracelse philosophe, il enseigna et pratiqua la médecine sur laquelle il exerça une influence durable. Ce fut véritablement un chercheur et un scientifique en quête de vérités.

Leonhard Euler, le père des mathématiques modernes

Leonhard Euler (1707-1783) est né à Bâle. Son père était lui-même ami avec la famille Bernoulli qui nous a légué de nombreux mathématiciens et physiciens de grand talent. Euler bénéficiera donc d’une formation en mathématique de qualité dès son plus jeune âge. C’est Daniel Bernoulli qui fera remarquer l’incroyable précocité du jeune Euler en mathématique. Il ne se trompait pas. Euler fut sans conteste l’un des plus géniaux mathématiciens de l’histoire. Il s’illustrera également en physique. Euler se situe dans la continuité de Descartes et Newton, dont il étudiera le travail tout en les critiquant et en les dépassant. Nous lui devons beaucoup dans la modernisation et la formalisation des notations mathématiques et la liste des équations et formules portant son nom serait bien trop longue à énumérer. Les avancées techniques et technologiques de l’humanité qui émergèrent les siècles suivants lui doivent beaucoup.

Caroline Boissier-Butini, l’essor de la musique en Suisse

Caroline Boissier-Butini (1786-1836) est née à Genève. Elle commence à apprendre la musique en grande partie de manière autodidacte dans un premier temps, avant de commencer à prendre des cours à Genève. Elle se produira même en public à plusieurs reprises, ce qui était peu commun pour une femme, et elle en recevra quelques éloges du monde musical, bien qu’elle ne fut pas friande des représentations publiques au début de sa vie de musicienne. Il en ressort de ses journaux intimes un souci appuyé de la recherche d’une exemplarité de vertu et d’une droiture morale. Dans cette optique, elle se tiendra, de manière générale, éloignée du monde du spectacle et de ses vices. Par la suite, elle révisera quelque peu ses jugements et, malgré ses positions initiales, Boissier-Butini continuera à se forger une réputation au sein des sphères musicales et ce, jusqu’à Paris, où elle y rencontrera de nombreux musiciens talentueux qui sauront reconnaitre la valeur de Caroline Boissier-Butini et avec qui elle tissera des liens professionnels Elle nous a laissé plusieurs compositions dont le piano concerto N°6 intitulé « La Suisse », qui est inspiré du chant alpin traditionnel « le Ranz des vaches », le chant des bergers fribourgeois qui émouvra le cœur de celui qui l’écoute. Elle publiera plus d’une vingtaine d’œuvres au cours de sa vie.

Adolphe Pictet, ce qui se cache derrière les mots

Adolphe Pictet (1799-1875) est un philologue et linguiste né à Genève. Au-delà de son domaine de prédilection, la linguistique, Pictet est un érudit à l’intelligence particulièrement éclectique. Il faut dire qu’il se formera à l’une des meilleures écoles de pensée de son temps : la philosophie allemande. Il suivra les cours d’Hegel à l’université de Berlin, rencontrera Goethe ou encore Franz Liszt et tiendra une correspondance fournie avec bon nombre de savants de son temps. Il écrit plusieurs livres importants dans le champ des recherches indo-européennes. Pictet développe l’idée de paléontologie linguistique qui fera date et qui contribuera grandement à faire avancer la recherche sur la question indo-européenne. De son vivant, l’érudition de Pictet lui vaudra la reconnaissance académique d’une grande partie de l’Europe occidentale et ses recherches en tant que linguiste ne laisseront pas ses successeurs indifférents.

Jakob Burckhardt, un penseur pour l’Europe

Jakob Burckhardt (1818-1897) est un historien suisse né à Bâle. Il enseigna l’histoire et l’histoire de l’art au sein de l’université de cette même ville. Burckhardt est reconnu comme un historien de la culture et de la civilisation européenne de premier plan au XIXème siècle. Il fut un esthète qui rejeta toute philosophie de l’histoire. Selon lui, c’est la capacité créatrice de l’esprit humain qui est au centre de l’histoire et celle-ci s’exprime avant tout par la culture, c’est-à-dire l’art, la technique et la science. Il était un pessimiste qui voyait clair. Il s’inquiétait pour l’avenir de l’Europe, sa survie et sa diversité. Du haut de son observatoire bâlois, il pressentit la menace que faisait peser la modernité sur l’Occident : l’uniformisation par la technique, l’endoctrinement des masses par les médias, ainsi que la prédominance de grands États belliqueux (Angleterre, France, Allemagne) qui risquaient de mettre l’Europe à feu et à sang et d’accélérer sa chute. Pour Burckhardt, la solution face au déclin se trouve dans la régénération de la culture. Jakob Burckhardt fut un penseur génial de l’essor et du déclin des civilisations dont il serait malheureux d’oublier les paroles.

Albert Anker, la Suisse en peinture

Albert Anker (1831-1910) est né dans le village d’Anet, où il vécut la plus grande partie de sa vie, dans le canton de Berne. Il passe également beaucoup de temps à Paris puisque c’est là qu’il va se voir enseigner la peinture par Charles Gleyre, un peintre suisse réputé en son temps et établi dans la capitale française. On peut deviner qu’il ne s’attachera pas beaucoup aux mondanités parisiennes malgré les multiples médailles qu’il décrochera pour certains de ses tableaux. Effectivement, son œuvre consiste essentiellement à représenter la vie et les paysages de sa région natale. Anker nous ouvre une fenêtre sur ce qui constituait le quotidien d’un petit village helvétique, en l’occurrence le sien, Anet. Chaque Suisse pourra y reconnaître des éléments qui rappelleront ce à quoi ressemblait la vie de ses propres aïeux : l’école du village, les vêtements portés au quotidien, l’intérieur d’une modeste demeure paysanne. Sur beaucoup de ses toiles, Anker s’évertua à représenter les enfants de son village, magnifiquement immortalisés sous le pinceau de l’artiste. Encore aujourd’hui, nous pouvons poser un regard sur ses toiles au fil d’expositions rendant hommage à son œuvre.

Carl Gustav Jung, médecin des rêves

Carl Gustav Jung (1875-1961) est un psychiatre né dans la commune de Kesswil, située dans le canton de Thurgovie. Rapidement, Jung se passionne à la fois pour la médecine et la théologie et c’est dans le domaine de la psychologie qu’il fera la synthèse de ses centres d’intérêts et qu’il révèlera tout son génie. A une époque où Freud constitue le centre névralgique de la psychanalyse, Jung arrive à se démarquer et à contredire les théories matérialistes et libidinales du freudisme dominant. Cela dit, il fut en quelque sorte moins bon publicitaire et communicant que Freud et c’est donc ce dernier qui resta davantage dans la postérité. Jung propose à l’âme humaine de retrouver sa noblesse, de toucher ce qu’il y a de plus profond en nous par la transcendance. Il nous dit que c’est par les rêves que nous nous connectons à notre inconscient et nos rêves sont justement parsemés de symboles (des archétypes) qui constituent des schémas inspirés des mythes ancestraux transmis de génération en génération. Ces archétypes doivent être déchiffrés à la lumière des mythes. Jung nous invite à plonger en nous-mêmes et nous élever en même temps.

Charles Ferdinand Ramuz, la langue des anciens

Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) est né à Lausanne. C’est probablement l’écrivain romand le plus connu. Ramuz provient d’une famille de la bourgeoisie lausannoise, citadine et relativement aisée. Dans sa jeunesse, il s’embarquera à Paris en vue de faire carrière en tant qu’écrivain. C’est là qu’il prendra conscience de la direction que devra prendre toute son œuvre ultérieure. En France, il est confronté à une langue qui n’est pas la sienne. Le français parisien n’est pas le français vaudois, qui n’est pas le français valaisan. Dans ses livres, il s’efforcera de retranscrire ce qui faisait la particularité des parlers régionaux. Ramuz s’insurgeait face à l’uniformisation de la langue. À cet égard, il entretiendra des relations quelque peu conflictuelles avec ses origines bourgeoises, accusant ses parents d’avoir trahi les origines paysannes de ses aïeux en adhérent à une bourgeoisie prompte à vouloir imiter le grand voisin français et à railler les petites gens des campagnes et leur langage considéré comme arriéré. Ramuz nous rapporte la mentalité des gens du passé. Une culture où l’on ne perd pas son temps en billevesée, où la parole est rare mais toujours franche et la plus exacte possible.

Denis de Rougemont, leçon d’amour

Denis de Rougemont (1906-1985) est un philosophe originaire de Neuchâtel, né à Couvet. C’est avant tout pour ses écrits qu’il restera dans la postérité. Un livre en particulier fera beaucoup parler de lui dès sa première édition en 1939 et ce, jusqu’à nos jours. Il s’agit de « L’Amour et l’Occident ». De Rougemont y développe une analyse de la notion d’amour et de sa perception au sein de la civilisation occidentale. L’auteur nous dit que deux perceptions se font face : l’Eros et l’Agapé. Pour faire simple, l’Eros est une sorte de pulsion amoureuse, c’est la passion et le désir de fusion qui étreint deux individus et qui les fait tomber amoureux tel l’amour déraisonnable et incontrôlé qui frappe Tristan et Yseult après avoir bu le filtre d’amour. L’Eros est enivrant et agréable. Le problème est qu’il est instable et tyrannique. Aucun amour durable ne peut tenir uniquement par l’Eros. Il faut que celui-ci soit contrebalancé par l’Agapé, qui est l’amour de raison, l’amour chrétien qui lie deux êtres se sentant responsables l’un de l’autre, dans le respect de l’individualité de chacun. C’est un amour qui commande des devoirs, des droits et des obligations, à commencer par le devoir de fidélité. L’Agapé est un amour laborieux, forgé dans le désir mutuel d’accomplir des buts en commun. Denis de Rougemont nous offre une analyse profonde et intemporelle.

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Sadjan Oehler
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